femme à son bureau devant son ordinateur
Illustrations : Cathryn Virginia
Santé

Pourquoi les grosses entreprises encouragent la congélation d'ovocytes

Certains voient dans cette prestation un moyen pour les femmes d'avoir une carrière et une famille. D'autres y voient une solution partielle à un problème qui est loin d’être résolu.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Par une nuit de mars exceptionnellement chaude et claire, plus de 140 femmes se retrouvent sur Zoom. Elles ne sont pas là pour faire un apéro virtuel ou suivre un cours de fitness, mais pour aborder un sujet de santé. Intitulée « Virtual Fertility 101 », la réunion est la version en ligne d'un séminaire sur la fécondité organisé par Kindbody, une startup qui pratique la congélation d'ovocytes et la fécondation in vitro (FIV). Pendant une heure, sa fondatrice, la gynécologue-obstétricienne Fahimeh Sasan, explique aux femmes ce que la procédure implique sur le plan physique, logistique et financier.

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« Nous savons que de nombreux employeurs commencent à inclure la congélation d’ovocytes dans les avantages des salariés, conclut-elle. Si ce n’est pas encore le cas dans votre entreprise, sachez que notre équipe peut vous aider dans ces démarches. » Il y a encore dix ans, cela n’aurait pas été envisageable, encore moins en cas de pandémie mondiale à l'approche d'une récession économique. Ce n'est qu'à partir de 2014 que les entreprises ont commencé à offrir cet avantage à leurs employés, à commencer par Facebook et Apple. Sheryl Sandberg, directrice des opérations de Facebook, a mis le sujet sur la table en recommandant à son entreprise de couvrir les frais de la procédure pour ses employés, parmi lesquels des femmes jeunes, fertiles et en bonne santé qui voulaient congeler leurs ovocytes pour retarder la naissance de leurs enfants.

Soudain, chez Facebook, le principal facteur interdisant aux femmes de congeler leurs ovocytes, à savoir le coût exorbitant, n'était plus un obstacle. Au cours des années suivantes, d’autres entreprises, comme Google, ont suivi le mouvement. En 2017, la congélation d’ovocytes était considérée comme le super nouvel avantage de la Silicon Valley. Mais tout comme cette nouvelle politique avait ses défenseurs, elle avait aussi ses détracteurs, qui regrettaient qu'elle encourage les femmes, en particulier celles en bonne santé, à retarder leur grossesse en faveur d’un travail qui les occupait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

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« Peu à peu, nos décisions personnelles et nos choix de vie sont involontairement façonnés par des systèmes paternalistes censés exister à notre profit » – Bo Ren, ancienne cheffe de produit chez Facebook

En 2018, dans un essai paru dans Girlboss, Bo Ren, ancienne chef de produit chez Facebook, a expliqué que cette combinaison de paternalisme d'entreprise et de pression sociétale implicite était la raison pour laquelle elle avait choisi de ne pas congeler ses ovocytes à 28 ans alors qu'elle travaillait pour la société. « Le marché de l'emploi dans le domaine de la technologie est devenu très concurrentiel et les entreprises se sont mises à accumuler les "extras" pour attirer les meilleurs talents, écrit-elle. L'inconvénient de tous ces avantages brillants ? Il est énorme. Peu à peu, nos décisions personnelles et nos choix de vie sont involontairement façonnés par des systèmes paternalistes censés exister à notre profit. »

Cet avantage soulève également des questions plus profondes sur l'inégalité des classes face aux traitements de préservation de la fertilité. Le coût de la congélation d’ovocytes et de la FIV est extrêmement élevé, ce qui, selon une étude récente, rend ces procédures « peu pratiques, voire impossibles, pour de nombreux couples, en particulier les familles à faibles revenus ». De plus, l’étude a révélé que l’obstacle financier « était une préoccupation davantage exprimée par les femmes issues des minorités ». Étant donné que l'avantage touche les employés d'entreprises dirigées majoritairement par des cadres qui ont tendance à être très instruits, à avoir des revenus plus élevés et à être majoritairement blancs, cette politique contribuerait à alléger le fardeau financier de ceux qui sont déjà privilégiés.

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Pourtant, les bénéfices de la congélation d'ovocytes ont généré assez de buzz pour attirer l'attention de Wall Street, et une nouvelle vague de startups axées sur la préservation de la fertilité a vu le jour, dont Future Family (2016), Extend Fertility (2016) et She's Well (2018). Il existe également des sociétés d’allocations de fécondité, comme Carrot Fertility (2016), Progyny (2016) et Stork Club, qui fonctionnent davantage comme des compagnies d'assurance traditionnelles en ce sens qu'elles mettent leurs employés en contact avec des médecins. Et bien sûr, il y a Kindbody (2018), qui est un hybride : elle offre des avantages aux employeurs, mais c’est aussi une clinique, avec une gamme complète de techniques permettant de préserver la fertilité.

Cette explosion d'entreprises d'aide à la fertilité signifie autre chose : de plus en plus d'employeurs commencent à couvrir la congélation d’ovocytes. Lors de cette première vague, il y a cinq ans, il s'agissait principalement d'entreprises financières et technologiques de la Silicon Valley. Aujourd'hui, les startups, les entreprises médiatiques et les universités de tout le pays le proposent également. VICE et Uber l'offrent par le biais de Progyny. Carrot Fertility compte près de 100 employeurs partenaires, dont Slack, Foursquare et Stitch Fix. Kindbody, qui connaît la plus forte croissance, est actuellement partenaire de 19 entreprises américaines, dont la plateforme de télémédecine GoodRx et les sociétés de médias BuzzFeed, Complex et The Skimm.

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An egg trapped in an hourglass

Début mars, j'ai contacté Gina Bartasi, fondatrice et PDG de Kindbody. Elle m’a donné rendez-vous à la principale clinique de l'entreprise à New York, qui a ouvert ses portes à Manhattan en septembre 2019. Kindbody n'est pas le premier rodéo de fertilité de Bartasi, pour ainsi dire. Diplômée de l'UNC-Chapel Hill et de la Harvard Business School, elle a commencé sa carrière dans l'édition, en fondant un magazine d'affaires basé à Atlanta avant de lancer, en 2008, FertilityAuthority.com, une ressource en ligne et un réseau social pour ceux qui luttent contre les problèmes de fertilité. En 2015, elle a mené une fusion entre sa société et l’entreprise de biotechnologie Auxogyn pour lancer Progyny, qui est devenue l'année dernière la première start-up de préservation de la fertilité à entrer en bourse.

Kindbody propose notamment aux employeurs un cycle unique de congélation d’ovocytes pour 5 300 dollars. Ailleurs, ce coût peut varier de 6 000 à 20 000 dollars. Il s'agit d'un tarif forfaitaire qui comprend les rendez-vous et les prises de sang nécessaires, la procédure de prélèvement et le stockage pendant la première année ; ensuite, chaque année de stockage supplémentaire est de 500 dollars.

« La congélation d’ovocytes donne aux femmes une réelle capacité d'action plutôt que l'illusion de celle-ci »

Toutefois, cette somme ne comprend pas un élément essentiel de l'équation : les médicaments pour la fertilité. Les employeurs ont donc deux options : couvrir les frais de ces médicaments par l’intermédiaire de leur couverture maladie, ou laisser Kinbody s’en occuper directement. (Selon Kindbody, ce dernier choix permet aux employeurs d'économiser en moyenne 20 % du coût des médicaments.)

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Par la suite, l'employeur peut choisir de subventionner un pourcentage de ce montant total pour ses employés. Par exemple, VICE offre des prestations de préservation de la fertilité par le biais de Progyny. Puisque Progyny dispose de son propre réseau de cliniques, ainsi que de sa propre pharmacie, tous les coûts sont considérés comme étant en réseau. Selon un représentant du département des ressources humaines de VICE, si une employée veut congeler ses ovocytes, le maximum qu'elle doit s’attendre à payer est le montant maximal qu'elle doit débourser qui, cette année, va de 2 000 à 3 000 dollars. Reena Scoblionko, vice-présidente du personnel de GoodRx, explique que la société offre un montant de 1 000 dollars par employé (à vie) à utiliser pour toute procédure de préservation de la fertilité proposée par Kindbody.

Bien que l'âge moyen des patientes qui congèlent leurs ovocytes à Kindbody soit de 33 ans – ce qui correspond à peu près à l'âge où la fertilité des femmes commence à décliner progressivement – Bartasi a vu des femmes d'une vingtaine d'années s'intéresser au traitement. Cette idée de la congélation d’ovocytes comme moyen proactif de prendre le contrôle sur sa fertilité est au cœur du message de Kindbody sur l'autonomisation des femmes. Ce message rejoint l'argument que Sandberg a contribué à façonner, sur Facebook et ailleurs, il y a cinq ans : la congélation d’ovocytes donne aux femmes une réelle capacité d'action plutôt que l'illusion de celle-ci.

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hands pointing at a wristwatch

Mais pour certains, cet accent mis sur le féminisme contribue à occulter une autre force en jeu : le capitalisme. Selon Vardit Ravitsky, professeure de bioéthique à l'Université de Montréal, dont les recherches portent sur l'éthique de la reproduction, ce phénomène est particulièrement vrai dans le cas de la congélation d’ovocytes, car les cliniques de fertilité ne peuvent pas encore y parvenir, du moins pas tout de suite. En effet, les taux de réussite de la congélation d’ovocytes sont encore relativement peu connus et la procédure ne garantit en aucun cas une grossesse. Selon Yale Medicine, le succès dépend de l'âge de la femme au moment où elle a congelé ses ovocytes. De plus, il n'y a pas assez de données sur le nombre de femmes qui ont effectivement décongelé leurs ovocytes et tenté une grossesse.

« Lorsque vous faites une FIV, vous vous souciez vraiment de votre taux de réussite en termes de grossesses et de naissances réussies, dit Ravitsky. Avec la congélation d’ovocytes, l'enjeu est de savoir combien d'ovules sont assez bons pour être congelés, mais vous ne voyez pas le résultat final. C'est une excellente machine à gagner de l'argent. Et pour l'industrie de la préservation de la fertilité, combiner ses intérêts avec ceux des employeurs pour offrir des bonnes affaires ou des forfaits est une situation gagnant-gagnant pour tout le monde, sauf pour les femmes.

La raison en est, selon Ravitsky, que le profit, d'un point de vue politique, encourage les femmes à retarder le moment d'avoir des enfants, ce qui, en retour, diminue leur capacité d'action. « Le problème est que cela renvoie le message selon lequel avoir un bébé dans la vingtaine est trop jeune, dit-elle. C'est presque traité comme une grossesse d'adolescente, vous voyez ? La plupart des femmes aimeraient avoir un enfant dans la trentaine, mais soit elles sont encore en train de construire leur statut professionnel, mais à cet âge-la, soit elles sont encore en train de construire leur carrière professionnelle, soit elle n’ont pas encore rencontré la bonne personne avec qui fonder une famille. C’est un message très problématique. » Car les chances de se reproduire à ce stade sont nettement plus faibles, avec ou sans congélation d’ovocytes.

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Joya Misra, professeure de sociologie à l'université du Massachusetts Amherst et vice-présidente de l'Association américaine de sociologie, estime que l'avantage de la congélation d’ovocytes devrait aller de pair avec d'autres avantages qui « normalisent » la parentalité. « Je me sentirais beaucoup mieux si on me proposait un ensemble d'autres politiques qui permettent un congé parental payé et une aide à la garde des enfants », dit-elle.

Emma a 37 ans et travaille chez VICE (son prénom a été modifié pour des raisons de confidentialité). Depuis l'année dernière, elle a effectué un cycle de congélation d'embryons avec le sperme de son mari, ainsi que deux cycles de congélation d'ovocytes, par l’intermédiaire de la société. Bien qu'elle ne soit pas encore sûre de vouloir avoir des enfants, elle a fait des recherches sur la congélation d’ovocytes dès qu'elle a su que cela faisait partie de ses prestations. « J’avais entendu parler de la procédure, dit-elle, mais je ne l’avais jamais envisagée avant de savoir que VICE me la proposait. Je n'y avais même pas pensé parce que c'était très cher et que le processus me semblait très invasif, difficile et compliqué. » Grâce au portail en ligne de Progyny, Emma a contacté un médecin spécialiste de la fertilité de l'université de Columbia. Après une consultation avec lui, elle a décidé que la procédure était en fait la bonne décision pour elle. « Nous avons discuté et il m’a tout expliqué, dit-elle. Je suis sortie de cette consultation pleine de confiance. »

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Nyasha Foy travaille au département juridique de Complex Media et a également eu une expérience positive. Elle a effectué deux cycles de congélation d’ovocytes chez Kindbody, mais ses sentiments sont plus mitigés quant à la politique elle-même. Bien qu’elle ait subi la procédure à 34 ans, elle y songeait déjà depuis l’âge de 20 ans. « Je suis une femme noire, hétérosexuelle, cis, dit-elle. J'aimerais me marier un jour. Je ne suis pas encore prête, et vous savez, les statistiques sont ce qu'elles sont, donc je ne sais pas comment tout cela va se passer pour moi. »

baby carriage in an ice cube

À l’époque, Foy a consulté son médecin traitant, qui l'a encouragée à attendre d’avoir la trentaine. Elle n'y pensait plus, jusqu’au jour où Kindbody a organisé une réunion « Fertility 101 » sur son lieu de travail. De là, elle a pris rendez-vous pour une évaluation de la fertilité chez Kindbody, sachant que ses règles allaient bientôt commencer et que c'était donc le moment idéal dans le mois pour entamer la procédure. Kindbody a commencé par la mettre en garde : il existe des effets secondaires, des risques et aucune grossesse n’est garantie. Le plus dur pour elle, physiquement, a été de gérer sa peur des aiguilles. Au bout de deux cycles, elle a eu 14 ovocytes congelés viables et une expérience positive.

Mais elle émet tout de même des réserves : « Il y a une partie de moi qui apprécie que des sociétés comme Facebook ou Google offrent cet avantage, mais il y a une certaine superficialité, pour moi, qui émane de tout cela. Le but, au final, est juste d’encourager les gens à travailler plus et plus longtemps. »

Ravitsky, la professeure de bioéthique de l'Université de Montréal, rappelle qu’avant de congeler ses ovocytes, il faut peser les autres options et réfléchir aux résultats et aux risques potentiels. Elle souligne également l'importance pour les médecins spécialistes de la fertilité de donner aux patientes le temps de traiter ces informations. « Ils doivent vous conseiller, vous soutenir, vous donner le temps de digérer et de revenir pour poser des questions. Votre consentement doit être éclairé, dit-elle. Mais je doute vraiment que ce soit toujours le cas. »

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