Lien entre automutilation et pratique BDSM
Photo de gauche via - Photo de droite : Antoine Grenez
Société

Souffrance et plaisir : quel est le lien entre automutilation et BDSM ?

« La dépendance à la douleur et à l'humiliation peut rapidement devenir dangereuse, parce qu’on peut s'y perdre. »
Tilke Wouters
Ghent, BE

Si vous avez besoin de parler à quelqu’un, appelez le Centre de Prévention du Suicide au 0800 32 123.

Depuis que je suis jeune, j’ai des tendances à l’automutilation, et dans le BDSM, je suis plutôt du genre maso. Parfois, mes partenaires me demandent s'il existe un lien entre les deux. Dans le film « La Secrétaire » sorti en 2002, cela semble en effet le cas : une secrétaire (jouée par Maggie Gyllenhaal) parvient à échapper à l'automutilation en devenant soumise dans une relation sadomasochiste avec son patron Edward. Cette relation lui permet de découvrir que le spectre de la douleur, qu'elle avait déjà exploré avec l'automutilation, peut également être ressenti de manière plus « saine ».

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Mais qu'en est-il dans la vraie vie ? Ayant de l’expérience dans le domaine et de par mon statut professionnel de travailleuse sociale, j’ai décidé d’en parler avec d'autres initiées, Sofie (24 ans), Anna* (24 ans) et Yoni (18 ans), ainsi que la psychologue et sexologue Jantien Seeuws (32 ans).

Pourquoi s’automutiler ?

L'automutilation n’implique pas toujours la même chose d'une personne à l'autre. Anna* me confie que l'automutilation est pour elle un genre de quick fix qui stoppe les bips qu’elle a dans sa tête. « La forme d’automutilation que j’avais le plus souvent c’était de me couper. C'est un processus genre : "Est-ce que je vais vraiment le faire ou pas ? Et tu le fais. Tu vois ce que tu t’es fait. Au mieux, tu t’en sors et tu te soignes. C'est pour ça que ton angoisse disparaît : parce que tu te concentres sur le processus de te couper. Après l’avoir fait, je me sens toujours off. »

« L'automutilation est un mécanisme d'adaptation auquel on a souvent recours lorsqu'on ressent un sentiment d'impuissance. Ce processus fait office de distraction ou d'anesthésiant. » — Jantien

Au début de son adolescence, Yoni s'est beaucoup automutilée ; ça lui donnait un sentiment d'euphorie et lui permettait de s’évader de la situation difficile dans laquelle elle se trouvait. « Ça fait maintenant deux ans que je n'ai pas eu recours à l'automutilation pure et dure, mais ça m'arrive d’avoir besoin de sentir une certaine douleur. En général, j'en ai envie quand je suis dans l'espace public et que j’ai des angoisses à cause de ça. Je n'ai pas encore trouvé de solution saine, alors pour le moment je me soulage en me griffant la peau. »

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Jantien a une approche professionnelle de l'automutilation : « L'automutilation est un mécanisme d'adaptation auquel on a souvent recours lorsqu'on ressent un sentiment d'impuissance. Ce processus fait office de distraction ou d'anesthésiant. On essaie de maîtriser la douleur mentale par des stimuli de douleur physique afin de rendre la douleur intérieure plus supportable et de retrouver le sentiment de contrôle sur soi-même ou sur sa vie. Certain·es l'utilisent comme une auto-punition, d'autres pour compenser le vide et sentir vivant·e. Elle peut aussi être un signal d'alarme pour l'entourage auquel la souffrance psychologique n'a pas su être verbalisée. C’est l’aboutissement d’un processus qui naît d'un sentiment négatif. »

Bondage, discipline, sado-masochisme

La transition de l’automutilation vers le BDSM et plus spécifiquement le masochisme est perçue par beaucoup comme un passage d’une pratique malsaine à une autre plus saine. Selon Sofie, si quelque chose vous rend plus malheureux·se à long terme, que cela devient quelque chose de névrosé ou que vous vous faites plus de mal que vous ne le souhaitez, on peut parler d'automutilation. Alors qu’avec le masochisme, vous aurez normalement l'impression de vous sentir mieux. Ou en tout cas, pas moins bien. Vous devez consciemment faire un choix sur l'ampleur du préjudice que vous allez vous infliger. « On m'a déjà demandé si mon penchant masochiste provenait d'une aversion inhérente envers moi-même. Je réponds que ça me rend heureuse et souligne que la réflexion et les choix conscients font pour moi partie intégrante du jeu. », explique Sofie.

Pour Yoni, la frontière entre automutilation et masochisme est fine, car elle fait usage des deux dans un but similaire. Le masochisme, c’est sa manière saine de satisfaire ce besoin de douleur. Les rechutes dans l’automutilation, elle connaît : « Il y a des moments où je rechute parce que le stress déclenchait chez moi de telles dissociations (la dissociation est une séparation fonctionnelle temporaire ou durable entre des éléments psychiques ou mentaux. Il s’agit d’une sorte d’absence qui permet de supporter un traumatisme psychique ndlr.) que la coupure semblait être ma seule issue. Pour moi, la différence entre masochisme et automutilation, c’est l'intention initiale et la façon dont je recherche la douleur. Quand je m’automutilais, je me foutais de ma santé et de ma sécurité. C'était une impulsion et je ne pensais pas aux dommages que ça pourrait causer à mon corps. Le masochisme, je le fais par amour pour moi et pour mon corps. Ça fait partie de mon processus de guérison. C'est un mécanisme d'adaptation sain quand je suis soumise à un stress trop important ou quand j'ai besoin d'un confort supplémentaire. La douleur que je m'inflige est liée à l'amour que je me porte et à mon processus de guérison. »

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« Idéalement, le masochisme commence par un effet positif et donne également un bon sentiment par la suite. Les stimuli de la douleur en eux-mêmes donnent aussi du désir ; c'est excitant. Voilà la plus grande différence avec l'automutilation. » — Jantien

Pour Anna*, le BDSM a été l'un des premiers pas pour se réconcilier avec la soumission et le fait qu’elle puisse être une personne avec d’autres facettes : « J'ai le droit d'être la Anna* de 13 ans, celle qui a été violée, tout comme je peux être la personne qui aspire encore à être soumise dans certaines situations, et celle qui ne laissera plus jamais personne la contrôler dans la vraie vie. » Elle utilise le masochisme pour explorer son côté vulnérable : « Je me construis une image de moi-même qui montre que je suis une personne forte, que je sais ce que je veux et que je peux y arriver. C'est comme ça que j'ai rompu avec l'idée que les hommes me dicteraient toujours ce que je dois faire. »

Là où l'automutilation consiste à chercher à contrôler les choses, chez la plupart des gens, le masochisme consiste à renoncer à ce contrôle, explique Jantien : « Vous n’avez besoin de réfléchir ou de décider à aucun moment ; juste besoin de ressentir. Idéalement, le masochisme commence par un effet positif et donne également un bon sentiment par la suite. Les stimuli de la douleur en eux-mêmes donnent aussi du désir ; c'est excitant. Voilà la plus grande différence avec l'automutilation. »

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Connaître ses limites

Jantien évoque une étude ( BDSM in Vlaanderen, meer dan vijftig tinten , où elle cite “ Rethinking kink: sadomasochism as serious leisure ” de Newmahr, S. ndlr) qui montre que les sadomasochistes ressentent un niveau moyen de douleur comme agréable, et bien que les limites soient repoussées, cela ne doit pas spécialement être poussé à l’extrême. Ainsi, une personne qui fait du SM depuis longtemps ne prend pas nécessairement part à un jeu plus extrême. Elle reste souvent dans une certaine mesure et repousse ses limites de manière horizontale, en expérimentant différentes sensations, et non de manière verticale, soit plus intensément ou plus dans l’extrême pour pouvoir être satisfaite.

Lorsqu'il s'agit d'un·e partenaire BDSM régulier·e avec la confiance, la responsabilité, la préparation, la sécurité, le consentement et le suivi nécessaire, le jeu peut aller très loin tout en restant agréable. Dans un jeu avec un·e sadique avec qui vous ne vous sentez pas en sécurité, un stimulus de douleur beaucoup plus faible peut déjà sérieusement franchir les limites et laisser des traces psychologiques. L'intensité de l’acte ne dit donc rien sur son caractère (mal)sain.

Cette frontière entre le sain et le malsain peut être très mince. Anna* pense que le débat à ce sujet devrait être inclus dans les discussions sur la sécurité dans le BDSM : « Pour l’instant, ces discussions se limitent souvent à la question d’indiquer quand quelqu'un vous fait trop mal. Pour moi, la sécurité consiste aussi à demander si l'autre personne a assez mangé et assez dormi avant la session. C’est important de savoir ce que l’autre ressent et d'évaluer ensuite si le BDSM est une bonne idée. Une forme ou une intensité différente peut être convenue. Ce genre de conversation manque souvent, alors qu’elle déclenche un processus d'autoréflexion nécessaire pour sentir si quelque chose est encore sain et créer un automatisme favorable à la sécurité. »

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Dans un jeu avec un·e sadique avec qui vous ne vous sentez pas en sécurité, un stimulus de douleur beaucoup plus faible peut déjà sérieusement franchir les limites et laisser des traces psychologiques.

Anna* conseille également d’être patient·e quand il est question de franchir la ligne entre automutilation et masochisme afin de choisir la pratique BDSM qui présente le moins de ressemblances avec votre automutilation habituelle. Jantien encourage également l'auto-réflexion et d’avoir conscience de ce qui vous pousse à pratiquer le masochisme.

Sofie a connu cette frontière entre les deux à un certain moment, lorsqu'elle est sortie avec une maîtresse avec laquelle elle avait une relation de soumission et pour laquelle elle achetait des cadeaux. « Il ne s'agissait pas de beaucoup d'argent, mais comme j’étais encore étudiante, j'étais souvent fauchée. J'ai trouvé ça amusant et excitant, même si ça a fait mal financièrement. Elle aimait aussi ce type de pouvoir particulier. J'étais accro à la façon dont je pouvais échapper à la réalité quand j'étais chez elle. À un moment donné, j'ai décidé de mettre fin à cette relation parce que je sentais que ça commençait à avoir un impact sur ma situation financière et la possibilité d’envisager d’autres relations. Si j'avais continué ce masochisme émotionnel et financier, ça serait devenu malsain. La dépendance à la douleur et à l'humiliation peut rapidement devenir dangereuse, parce qu’on peut s'y perdre. »

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Anna* a également connu des moments où le masochisme a franchi la limite entre le sain et le malsain : « J’ai fréquenté un homme très soumis, ce qui était nouveau pour moi. Il était infirmier comme moi, et je lui avais dit que je m’automutilais les pieds. Il était fétichiste des pieds et le fait que je les avais si mal traités, il le ressentait comme une humiliation pour lui, une soumission. Il s'est masturbé et a joui sur mes pieds. Puis il en a pris soin. D’un coup, le fait que je me mutilais m’a fait ressentir un pouvoir, et me permettait d’humilier quelqu’un d’autre. Donc j'avais encore moins l'impression qu’il fallait que j’arrête l’automutilation, vu que ça faisait partie du jeu. À ce moment-là, je n’étais plus capable de distinguer le sain du malsain. »

Le BDSM comme thérapie ?

Toutes ces initiées ont souligné le potentiel curatif de BDSM. Le fait de rendre Sofie vulnérable peut l'aider à surmonter ses incertitudes. Elle trouve aussi une certaine explication dans ses études : « J'étudie la psychologie expérimentale, donc notamment les circuits cérébraux. Dans cette perspective, on peut expliquer que l'on peut reprogrammer le cerveau et changer les expériences négatives pour les lier à des expériences positives. L'érotisme est une force puissante et une forme de récompense. Vous pouvez donc l'utiliser pour changer les sensations de sens. »

Jantien affirme que même si le BDSM peut être un moyen de surmonter un certain traumatisme ou de mettre les mauvais sentiments en veille, après une session, ces choses seront toujours présentes et, souvent, vous vous sentirez encore mal. Selon elle, guérir un traumatisme de cette manière peut être dangereux : « Souvent, vous pratiquez avec quelqu'un qui ne sait pas comment réagir dans telle ou telle situation. C'est un risque, et le ou la partenaire ne doit pas en porter la responsabilité. »

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Cependant, il y a des gens qui utilisent le BDSM pour essayer de surmonter un traumatisme antérieur dans un environnement safe. La communication avant, pendant et après une session semble alors encore plus importante que d'habitude. De quoi s'agit-il ? Qui était impliqué ? Quelles sont les actions qui se sont produites et qui pourraient être des éléments déclencheurs pendant le jeu ? Comment le ou la sadique peut-iel vérifier si le jeu ne bascule pas du SM à l'automutilation ? Peut-il arrêter le jeu en cas de doute ? Franchir la frontière est toujours un risque, même dans le cadre de relations sexuelles conventionnelles. Il est alors important de discuter après coup et de s'assurer que cela ne se reproduise pas. Demandez toujours à l’autre ce dont iel a besoin à ce moment-là. Je ne conseille pas aux gens de choisir prématurément le BDSM comme moyen de surmonter un traumatisme, parce que ça peut être imprévisible et faire parfois plus de mal que de bien.

Un milieu stigmatisé

Même si les médias parlent pas mal kinks, le BDSM reste encore très stigmatisé. Yoni ne parle que très peu de son masochisme : « J’ai remarqué qu’il y avait encore une grosse stigmatisation et t’es immédiatement vue comme une dérangée. Je garde ça pour moi par crainte que les autres ne me comprennent pas et pensent que j'ai rechuté dans l’automutilation. »

En 2018, Jantien a mené une enquête auprès des soignant·es sur leurs connaissances en matière de BDSM et leur désir de travailler avec le groupe-cible. Là aussi, il y a beaucoup de préjugés. Cependant, si les gens sont correctement informés, ils ont une attitude plus positive envers les personnes concernées et se sentent plus à l'aise pour travailler avec.

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« On entend souvent que le BDSM ne concerne que les gens qui ont subi un traumatisme dans leur enfance ou que c’est dû à des traits de personnalité moins stables que "la normale". »

« Le cliché qui entoure l'automutilation est toujours le même, comme quoi on le pratiquerait pour attirer l'attention ou que ça n'arrive qu'aux personnes qui ne sont pas capables de supporter certaines choses, ce qui n'est bien sûr pas le cas. On entend souvent que le BDSM ne concerne que les gens qui ont subi un traumatisme dans leur enfance ou que c’est dû à des traits de personnalité moins stables que "la normale". Bien que ces idées fausses aient toutes été réfutées par une recherche en 2020, elles perdurent encore et procurent un sentiment de honte. C'est l'une des émotions les plus dangereuses de la sexualité, celle qui la transforme en quelque chose de négatif, entraîne des problèmes sexuels ou peut transformer le sexe en une forme de stratégie inadaptée. C'est en partie cette stigmatisation qui rend si difficile le débat sur la corrélation entre automutilation et masochisme. »

Pour conclure, Yoni conseille de toujours s’informer et de continuer à réfléchir. « Il est important de faire des recherches sur ce que vous voulez faire. Notez vos intentions, engagez la conversation avec vous-même et découvrez quelles sont vos limites. »

* Prénom d’emprunt

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