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Au Maroc, le sifflet est une nouvelle arme contre le harcèlement

Dans une société émaillée par les violences physiques et sexuelles à l’égard des femmes, le mouvement #Masatktach – « Je ne me tais pas » – est à la tête du féminisme 3.0, qui prône des méthodes nouvelles pour changer les consciences.
La harcèlement de rue au Maroc
Photos: Walid Bendra

Août 2018. En pleine saison estivale, une affaire très gore secoue l’opinion publique. Khadija, 17 ans, issue d’une famille modeste du centre du Maroc, est kidnappée, violée et tatouée contre son gré. Sur son corps, des marques de brûlures de cigarette et des tatouages grossiers, parmi lesquels figure une croix gammée. Les agresseurs semblent prendre un plaisir sadique à considérer le corps de l’adolescente comme la toile de leurs fantasmes morbides.

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Rapidement, la machine médiatique s’emballe et les auteurs des faits sont cueillis un à un. À l’instruction du dossier, l’affaire prend une autre tournure, puisque l’expertise scientifique des séquelles va dévoiler des preuves qui fragilisent sérieusement la version des faits soutenue par Khadija. Une certaine Linda Paradis, spécialisée en détatouage, déclare alors que les tatouages de la victime sont plus anciens que ce qu’elle prétend. « Les tatouages datent d’au moins trois mois. Ces tatouages ne peuvent pas avoir huit semaines. Et la jeune fille a beaucoup de cicatrices anciennes. Je doute de la version de Khadija ».

À la suite de ce coup de théâtre alimenté par les versions contradictoires des parents de la victime, Khadija passe du statut de victime à celui de fugueuse qui a l’habitude de quitter le foyer familial pendant des semaines pour passer du bon temps avec les garçons.

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Laila Slassi.

Estomaquées par ce revirement, un groupe de femmes comptant des avocates, des femmes d’affaires, ou encore des artistes, décident de prendre à bras-le-corps l’affaire de Khadija. « Dès que cette affaire a éclaté, Maria Karim et moi-même avons décidé d’aller rendre visite à Khadija dans son village. Il y a eu une levée de boucliers contre elle, et les médias se sont déchainés, remettant en cause sa version des faits », raconte Laila Slassi, avocate d'affaires et féministe New Age, qui est aussi l’une des fondatrices du collectif #Masaktach qui compte aussi bien des femmes que des hommes.

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Laila Slassi nous accueille dans son bureau situé dans un quartier huppé du centre-ville de Casablanca. C’est ici qu’a germé l’idée de monter une action de sensibilisation et que les réunions s’organisent. Malgré son sourire, la jeune femme ne cache pas son amertume quant au traitement réservé à cette affaire qui, selon elle, a semé le doute dans l’opinion publique au sujet de la véracité de la version de Khadija. En bonne juriste, même si elle reconnait que l’affaire n’a pas encore révélé tous ses secrets, elle est scandalisée par cette énième affaire de séquestration et de viol. « À partir de ce moment, nous avons décidé de lancer un mouvement de mobilisation pour créer le buzz et alerter l’opinion publique sur la condition de la femme dans ce pays. Nous avons identifié douze personnes sur la base de leurs activités sur Twitter, exerçant différents métiers et habitant dans plusieurs régions du Maroc et à l’étranger, afin de penser à une action forte pour marquer les esprits », explique-t-elle.

Au fond, l’affaire Khadija n’a été qu'un déclencheur pour ces cybermilitants excédés par la prévalence de la violence à l’égard des femmes. Pour exemple, elle cite l’affaire de Saâd Lamjarred, star de la chanson au Maroc. Violeur multirécidiviste et sous le coup de deux instructions en France où il attend d’être jugé, la star en liberté conditionnelle jouit pourtant d’un crédit et d’une notoriété au point que plusieurs groupies sont dans le déni et bercent dans la conspiration pour blanchir l’artiste.

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L’enquête nationale sur la population et la santé de la famille dévoilée lors de la 3e rencontre nationale des assistants sociaux du secteur de la santé tenue en novembre 2018, rend publics des chiffres qui donnent froid dans le dos. Il ressort de cette cartographie que 95,8% des violences contre les femmes au Maroc sont psychiques y compris verbales. Et c’est la violence physique qui arrive en deuxième position avec un taux de 20,2%, puis la violence sexuelle avec 4,2%.

L’enquête démontre, on ne peut plus clairement, que le vivier de ces violences se situe principalement en milieu urbain. Et la palme revient à la région Casablanca-Settat avec 22,5% des cas, suivie de la région Rabat-Salé-Kénitra avec 17,1% des cas.

Entre jeu de séduction et harcèlement, le comportement de la gent masculine est teinté de flou. Dans une société où les scandales à caractère sexuel jouissent d’une grande audience, nourrie sans doute par le porno sur Internet accessible à tout le monde, les hommes semblent souffrir d’une distorsion de la réalité au point de mélanger le monde pornographique et celui du réel.

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Résultat : une dévalorisation du corps de la femme dont découle une agressivité sans limite dans la rue. Si le phénomène n’est pas nouveau, il requiert néanmoins un nouveau traitement en totale rupture avec le féminisme démago de papa et maman. « Les premières générations de féministes au Maroc ont milité pendant des décennies pour arracher aux autorités publiques ce qui aujourd’hui apparaît comme des acquis. Notre génération agit davantage sur l’action de sensibilisation en utilisant des outils simples, voire anodins, mais avec un effet très percutant pour marquer les esprits ». Parmi les outils évoqués par Laila, il y en a un qui est rudimentaire : le sifflet, comme pour cesser de se taire au sujet du harcèlement de rue, répréhensible d’une peine d’emprisonnement d’un à six mois ou d’une amende de 2 000 à 10 000 dirhams. Il s’agit de descendre dans la rue, aller à la rencontre des femmes, les sensibiliser et leur offrir un sifflet qu’elles peuvent utiliser chaque fois qu'un homme se montre agressif.

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« La nouvelle génération contre les "old school" »

Pour promouvoir cette nouvelle forme de militantisme, ces féministes 3.0 s’activent sur Twitter et Facebook, organisent des campagnes de sensibilisation dans les écoles et associent des figures connues de la scène artistique à leur action.

Dès le lancement du hashtag #Masaktach – « Je ne me tais pas » en français –, ce mode d’action draine le succès, mais aussi le ricanement sur les réseaux sociaux. En effet, certains ont qualifié l’action du sifflet d'œuvre de petites bourgeoises totalement déconnectées de la société, se souciant davantage de l’employée du tertiaire que de l’ouvrière des quartiers périphériques des grandes villes. « C’est un argument purement démagogique. Nous assumons le fait de bénéficier d’une bonne éducation et d’être issues d’un milieu supposé bourgeois, mais cela ne nous empêche pas de penser et de porter à bras-le-corps la situation de la femme marocaine, argumente Laila Slassi. La violence faite aux femmes n’épargne aucune classe sociale et ce n’est pas parce qu’une femme habite dans un quartier huppé qu’elle est à l’abri de ces violences. » L'avocate poursuit : « Nous n’avons pas la prétention d’aller faire des actions dans tous les milieux sociaux et toutes les villes du Maroc, mais on fait ce qu’on sait faire pour le moment, et quand notre action fera des émules, d’autres prendront le relais. »

Dès son lancement, l’action de #Masaktach alimente le débat au point d’irriter les féministes « old school » qui attaquent le collectif, considérant qu’il ne s’agit pas d’un combat d’avant-garde. En clair, le pays a avant tout besoin de l’amélioration de son économie, de combattre la corruption, repenser l’éducation nationale et la généraliser, sortir les citoyens de la précarité de la pauvreté. « Chacun a le droit de considérer que tel ou tel combat est prioritaire pour le pays, mais ce n’est pas une raison pour nous empêcher d’agir en vue d’améliorer la condition de la femme au Maroc. », insiste Laila.

Sifflet Marrakech

Masaktach, bien que rejeté par une partie de l’opinion publique, a bénéficié d’une large couverture par les chaînes de télévision marocaines. Des retombées médiatiques qui plaisent au collectif, mais qui restent méfiants quant à une éventuelle récupération politique de leur mouvement.

Après ce grand coup d’éclat, le collectif envisage de poursuivre son combat en misant sur des actions spectaculaires et en adoptant des victimes des violences faites aux femmes. Si les acquis juridiques sont palpables, la société n’a pas encore digéré les transformations voulues par le législateur qui a musclé le dispositif juridique pour protéger les femmes. La preuve que le principal théâtre du combat se situe dans la rue.

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