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Terroir

Avec les trompe-la-mort landais

Tous les ans, durant l'été, des sportifs intrépides tentent d’arracher des bouts de tissu fixés aux cornes et aux fronts de taureaux lors de courses de cocardes.
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Accoudé à la barrière qui sépare la piste du callejon, le couloir qui sert de refuge aux raseteurs, Paul observe ses camarades s'échiner à soustraire à la vache les trois attributs qui ornent son front et ses cornes. Ce samedi après-midi d'août, les arènes rectangulaires de Rion-des-Landes, commune encerclée par les pins et située à quarante kilomètres de la préfecture des Landes, Mont-de-Marsan, accueillent pour ses fêtes annuelles le traditionnel concours de cocardes. Quelques minutes auparavant, vêtu de blanc et chaussé de crampons de foot, Paul vient de lever le bras au ciel en guise de triomphe. Entre ses doigts, le caillou entouré de tissu qu'il vient d'arracher à la bête lui offre une place en finale et les félicitations du speaker, dont la chemise à fleurs et les lunettes noires détonnent avec le décor traditionnel des arènes landaises.

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À 20 ans, le cadet des compétiteurs pratique depuis deux ans cette discipline essentiellement estivale, et cumule plus de trente participations. C'est à seize ans, dans un toro-piscine – du nom de ces jeux taurins destinés aux touristes, qui s'inscrivent dans l'esprit d'« Intervilles » – qu'il a décroché sa première cocarde sur un taureau camarguais. Il a ensuite sauté le pas pour se lancer dans les courses de cocardes, réservées aux amateurs aguerris, à l'occasion des fêtes de son petit village, Bégaar.

La course de cocardes oppose plusieurs concurrents devant effectuer un rasé – une course rapide destinée à attirer la vache – pour arracher les attributs situés sur la tête de la bête. À chaque corne est accrochée, à l'aide d'un élastique, un gland, soit un caillou entouré d'un morceau de tissu ; au front, la cocarde, bout de tissu rouge attaché par de la ficelle, est l'attribut le plus important et le plus difficile à obtenir. Chaque attribut décroché rapporte une certaine somme d'argent : de 15 à 30 euros pour les glands, et de 50 à 200 euros pour la cocarde. Le prize-money atteint même 400 euros à Dax, lors de la finale durant les fêtes du mois d'août, et 1 000 euros pour la grande finale de la saison, organisée dans la même ville début septembre.

Des sommes sans commune mesure avec les milliers d'euros brassés chaque été par les raseteurs exerçant leurs talents en Camargue, berceau de ce sport un peu barré. Dans le Sud-est, la fédération qui régit la pratique comptait en 2015 2 781 licenciés – pour 725 courses la même année. Les taureaux s'y affrontent cornes nues, et certains athlètes sont professionnels. Les longs cheveux de Christian Chomel et les innombrables titres de Sabri Allouani hantent le panthéon d'un sport consacré. Là-bas, la cocarde s'obtient à l'aide d'un peigne en fer, le crochet, qui permet de retirer l'attribut.

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Dans les Landes, c'est sur les cornes des vaches – protégées par du chatterton – que les raseteurs doivent arracher à mains nues la cocarde. Les vaches, appelées coursières, sont élevées en priorité pour le jeu taurin emblématique du département, la course landaise, durant laquelle les écarteurs et les sauteurs doivent réaliser des figures artistiques codifiées face à la bête, guidée par une corde. Des animaux moins imposants que les taureaux camarguais, mais dont la vigueur cause parfois de belles frayeurs aux acteurs et au public des courses de cocardes.

« Si tu fais ça pour le pognon et que t'acceptes pas les coups, tu fais pas long feu » – Julien, raseteur depuis 22 ans

Les risques du métier, Julien en sait quelque chose. À bientôt trente-sept ans, ce raseteur expérimenté cumule les traces de blessures : une vis au poignet pour un scaphoïde fracturé, un nez cassé devenu insensible, un doigt biscornu et une déchirure du ligament croisé. « Tu te remets pas des coups aussi bien que quand t'as vingt ans », admet-il. Mais après vingt-deux saisons consécutives dans les arènes, la passion reste intacte. « Si tu fais ça pour le pognon et que tu n'acceptes pas les coups, tu fais pas long feu », poursuit-il.

Comme Paul, c'est en assistant aux courses de plage qu'il prend goût à l'affrontement. À 14 ans, il se frotte à de jeunes veaux lors des matinales des fêtes des Dax, l'une des plus vieilles compétitions, toujours en activité. « L'adrénaline m'a tout de suite accroché. » À l'époque, le faible nombre de courses impose aux raseteurs d'aligner les kilomètres : « J'avais quinze ans, je partais faire les vaches réservées aux majeurs, sur la côte, à Mimizan. Je partais en scooter et je passais mon été là-bas. » À dix-sept ans, il se qualifie pour la finale du concours de Dax, où il se démarque en arrachant le second gland. En ce temps-là, les concurrents plus âgés, dont beaucoup jouent aussi au rugby dans des clubs locaux, ne font pas de cadeaux aux plus jeunes. Il se souvient : « C'était des mecs qui faisaient toutes les cocardes du coin, c'était limite des mafias à l'époque. » « Ils tournaient à trois ou quatre sur la cocarde et tu pouvais pas passer. Ils se gardaient la vache entre eux, c'était de la folie, et après ils se partageaient tout. Pour passer, il fallait se faire une place, c'était chaud », poursuit-il.

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À 19 ans, fan de la discipline, il parcourt chaque week-end, pendant un an, les quelque 440 kilomètres qui séparent Tarbes, où il étudie, de Nîmes, pour aller s'entraîner à l'école des raseteurs de la préfecture du Gard. « J'ai tout appris là-bas », résume-t-il. Deux entraînements par week-end et une compétition, des sauts de barrières à répétition pour apprendre à échapper à l'animal, et une attention particulière au comportement des bêtes. « Pour apprendre à savoir comment réagir quand tu seras entre les cornes, quelle que soit l'attitude du taureau », explique-t-il.

Il projette alors de partir étudier à Montpellier pour se rapprocher des compétitions de course camarguaise. La vie en décide autrement et le laisse parfois nostalgique : « Pas de regret, mais… des mecs avec qui je m'entraînais sont encore en piste aujourd'hui et finissent leur carrière, comme ça, pour s'amuser. » La passion ne le quitte pourtant pas : dans les Landes, il s'aligne sur les concours, dont le nombre commence à augmenter, et s'impose une sérieuse préparation physique : « Je me calquais sur le rugby à 7, je faisais beaucoup de courses, notamment des sprints avec de la récup. » Aujourd'hui, c'est le crossfit qui lui permet d'avoir la condition nécessaire pour raseter devant les coursières landaises, qui peuvent faire mal même avec les cornes protégées : « La boule, c'est juste pour ne pas que ça rentre. Mais le coup est là, il fait mal, parfois c'est même pas la pointe, c'est le sabot. Quand elle te marche dessus, t'as 300 kilos qui s'appuient dessus. » De son passage en Camargue, il conserve l'attention portée à l'animal : « C'est primordial d'observer le comportement. Entre un taureau camarguais et un taureau espagnol, le rasé n'est pas le même. »

Un loisir dangereux dont sa compagne, rencontrée lors d'un toro-piscine, connaît les risques. « Elle savait avec qui elle signait, et elle ne m'a jamais freiné », affirme-t-il avant de nuancer ses propos : « J'ai jamais pris non plus de risques démesurés. J'aime ça, j'aime faire vriller le bétail, mais je suis quand même assez conscient. » L'an dernier, alors qu'elle assiste à un spectacle taurin et le croit à la maison, il la prévient au moment d'entrer en piste. L'adrénaline monte en flèche.

Depuis, Julien s'est mis un peu en retrait. Mais les week-ends, il s'occupe des trois taureaux camarguais qu'il élève « pour le plaisir, juste pour moi », dans sa ganaderia [lieu où sont élevés les taureaux de corridas, ndlr] d'un petit village des Landes. Il y construit même des arènes : « Le jour où elles seront terminées, on va se faire un malin plaisir de lâcher les bêtes dedans. Je peux te dire le plaisir qu'on va se faire. »

À Rion-des-Landes, la finale peut débuter. Les six raseteurs qualifiés pour la dernière manche observent la vache. Dénouement rapide : le jeune Arnaud, vêtu d'un pantalon tout neuf – la vache précédente a déchiré le sien en le soulevant au-dessus de la barrière – décroche le précieux bout de tissu, dans les arènes de son village, et ne contient pas sa joie. Les 24 participants se saluent sous les applaudissements du public. Dans la discrétion, les raseteurs reçoivent leurs primes, et s'en vont boire un coup. Le week-end prochain, ils s'aligneront de nouveau sur l'une des 23 courses de cocardes annoncées au calendrier estival.