Société

Ce que pensent des manifestants irakiens de la mort de Soleimani

Depuis le début du mois d'octobre, des dizaines de milliers de manifestants dénoncent la corruption en Irak et l'implication de l'Iran dans la politique locale. Que pensent-ils des tensions récentes ?
Soleimani
PHOTO : GETTY IMAGES

Lorsque le général iranien Qassem Soleimani a été tué par l'armée américaine lors d'un raid aérien le vendredi 3 janvier, tout le monde a annoncé le début d’une Troisième Guerre mondiale. L'attaque, qui a eu lieu à l'aéroport international de Bagdad en Irak, a également tué Abu Mahdi al-Muhandis – le commandant adjoint des milices soutenues par l'Iran, connues sous le nom de Forces de mobilisation populaire (FMP) – ainsi que huit autres personnes.

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Soleimani était le commandant de la Force Al-Qods, une unité d’élite du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI). Il était largement considéré comme la deuxième personne la plus puissante du pays, derrière le guide suprême, l'ayatollah Khamenei.

Les rumeurs d’une Troisième Guerre mondiale reposaient sur les attentes très réelles d’une violente riposte de l'Iran aux tueries. Depuis, les choses se sont accélérées. Dimanche 5 janvier, le Parlement irakien a voté l'expulsion des troupes américaines parce qu'il considérait les attaques comme une violation de la souveraineté du pays. Mercredi 8 janvier, le CGRI a tiré 22 missiles contre deux bases américaines en Irak. « La féroce revanche des Gardiens de la Révolution a commencé », ont fait savoir ces derniers dans un communiqué sur l'application de messagerie Telegram, tandis que Khamenei a averti mercredi que les frappes n'étaient pas une « réponse suffisante » à la mort de Soleimani.

Avant les attaques de missiles de l'Iran, les États-Unis avaient déjà annoncé qu'ils envoyaient 3 500 soldats supplémentaires au Moyen-Orient et exigé que tous les citoyens américains quittent immédiatement l'Irak. Après les frappes, le président Trump a tweeté « Tout va bien ! » avant de réitérer que les États-Unis possèdent la plus forte armée du monde. Trump a également prononcé un discours télévisé devant la nation, suggérant que les tensions pourraient s'apaiser pour le moment.

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Alors que les puissances en place prennent des décisions quant à l’avenir des relations entre les États-Unis et l'Iran, la situation sur le terrain en Irak reste compliquée. Depuis début octobre, le pays est balayé par une vague de protestations impliquant des dizaines de milliers de manifestants. Au début, le mouvement s'opposait à la corruption institutionnelle et à l'ingérence iranienne dans la politique locale, mais l'assassinat de Soleimani a marqué un tournant. De nombreux Irakiens craignent d'être entraînés dans une guerre par procuration entre les États-Unis et l'Iran, tandis que d'autres voient dans la mort de Soleimani un développement positif.

Je suis allé aux manifestations le lendemain de la tuerie, et de nouveau le mercredi, pour demander aux Irakiens leur avis sur l'avenir du mouvement.

Selon Montazer Mahdi, un Irakien de 35 ans qui manifeste à Bagdad depuis octobre, la mort de Soleimani n'aura pas d'impact sur les manifestations : « L'assassinat de Soleimani, qui avait qualifié les manifestants de ‘saboteurs’, n'affectera pas l'avenir du mouvement populaire. Au contraire, nous continuerons à manifester et à réclamer nos droits. »

Mais Ahmed al-Khatib, un activiste de 26 ans originaire de Nasiriya, au sud de l’Irak, n’est pas d’accord. « L'assassinat de Soleimani a entraîné une scission dans les rangs des manifestants », dit-il, ajoutant qu'en plus des calculs géopolitiques, de nombreux chiites irakiens respectaient le général pour son aide dans la lutte contre l'organisation État islamique. Al-Khatib estime que les divisions ont affaibli le mouvement : « L'élan a été freiné, du moins pour le moment. »

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« La présence de Soleimani en Irak était aussi légale que la présence d'experts étrangers des États-Unis ou d'autres pays » – Aly Abdel Salam, 28 ans

Le lendemain du meurtre, Mohamed Qassem, un Irakien de 24 ans originaire de la ville de Bassora, a déclaré qu'il considérait la mort de Soulemani comme « une victoire », ajoutant que cette nouvelle le rendait aussi heureux que lorsqu'il avait appris l'assassinat d’Abou Bakr al-Baghdadi, le chef autoproclamé du groupe terroriste État islamique né en Irak. « Al-Baghdadi et Soleimani ont tous deux causé la mort de milliers d'Irakiens, dit-il. Tout le monde devrait savoir que l'Irak appartient au peuple irakien, et voilà ce que j’ai à dire aux États-Unis et à l'Iran : quiconque veut déclencher une guerre devra quitter le pays et aller se battre ailleurs. »

L'Iran a beaucoup investi dans le soutien aux missions militaires des groupes paramilitaires chiites au Moyen-Orient, notamment en Syrie, en Irak, au Liban et au Yémen, dans le but de faire pencher les structures de pouvoir locales en sa faveur sans intervention militaire directe. Soleimani était le stratège en chef de ces opérations, et la division militaire qu'il dirigeait, la Force Al-Qods, a joué un rôle très important dans l'exécution de ces plans.

« La présence de Soleimani en Irak était aussi légale que la présence d'experts étrangers des États-Unis ou d'autres pays », dit Aly Abdel Salam, 28 ans. Il considère la frappe comme une violation de la souveraineté de l'Irak et de l'accord de sécurité entre le pays et les États-Unis. « La mort de Soleimani signifie une nouvelle montée des violences et des complications non seulement en Irak, mais dans toute la région. Il est essentiel de se débarrasser des États-Unis car ils n'ont aucun respect pour la souveraineté irakienne. »

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Haider al-Shami, 31 ans, exprime son chagrin pour le chef paramilitaire Abu Mahdi al-Muhandis : « Soleimani l'avait peut-être mérité, bien qu'il n'ait en aucun cas dû être tué sur le sol irakien. Mais j'ai pleuré la mort d'al-Muhandis. Il a joué un rôle important dans la libération de nombreuses régions irakiennes de l'organisation État islamique. Il y a une différence entre les milices qui sont arrivées au pouvoir pour tuer des Irakiens et celles qui se sont sacrifiées et ont combattu pour le pays. »

Plus tard ce jour-là, je discute avec Mousa, un étudiant de 28 ans, qui pense que le meurtre de Soleimani reflète un monde fou qui n'est plus contrôlé par les conventions internationales établies après la Seconde Guerre mondiale. « La manière dont Soleimani a été tué sur le chemin de l'aéroport dans un pays supposé souverain est contraire à l'éthique, illégale et effrayante », dit-il. Il ajoute que Soleimani est peut-être un personnage contesté, mais qu'aucun autre pays n'a eu un impact plus négatif sur l'Irak que les États-Unis. « Entre l'Iran et les États-Unis, je suis, bien sûr, contre les États-Unis, d'abord et avant tout. L'invasion américaine est à l'origine de tout ce mal en Irak, et il est impossible de réparer tout ce qu’elle a détruit avant de quitter le territoire. »

Après la récente attaque iranienne sur les bases américaines en Irak, Ahmed al-Khatib pensait que les choses allaient se calmer. « Je ne m'attends pas à ce que les États-Unis réagissent – personne n’a envie de déclencher une guerre, dit-il. La réponse de l'Iran était calculée et il n'y a eu aucune victime. Et Trump l'a confirmé dans son discours. Nous craignons que nous, les Irakiens, soyons les seuls perdants dans tout ça. »

Ali Karim, un jeune homme de 24 ans originaire du gouvernement de Bassora, craint que ces événements ne conduisent à des sanctions économiques contre l'Irak, comme Trump y a fait allusion après que le Parlement irakien a déclaré que les troupes américaines avaient dépassé la durée de leur séjour. « Si des sanctions économiques sont imposées à l'Irak, cela entraînera un important déficit du budget public. Nous souffrirons d'une situation économique plus grave encore que le blocus que les États-Unis nous avaient imposé dans les années 1990, dit Karim. À l’époque, les secteurs agricole et industriel de l'Irak étaient en bien meilleure forme, alors qu'aujourd'hui, l'Irak est complètement dépendante du pétrole, et c'est un gros problème en soi. »

Selon Karim, le Parlement a eu tort d'expulser les États-Unis, car il s'agit d'une simple réaction à une mort plutôt que d'un geste qui est dans l'intérêt du pays. « Nous ne soutenons ni l'Iran ni les États-Unis, poursuit-il. Nous voulons être amis avec tout le monde. Nous ne voulons pas prendre parti au détriment de la vie et de la souveraineté du peuple irakien. »

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