Lunar Convoy C12
Toutes les photos sont de Joanna Marchi
Culture

Le milieu de la nuit belge s’éteint dans l’indifférence générale

« La situation nous pousse à envisager les soirées clandestines, mais avec le recul on s’est dit qu’en organisant ce genre de fête on mettait en danger des personnes et tout notre futur. »
Joanna Marchi
Brussels, BE

Nous sommes le mercredi 18 mars, la Belgique entre officiellement en confinement pour une durée indéterminée suite à la pandémie du Covid-19. Un seul mot d’ordre est donné : on ferme ! Nous voilà en août et les acteur·ices de la nuit sont toujours à l’arrêt. Malgré leur volonté, les choses stagnent au niveau politique. Le gouvernement fait l’autruche. Un silence qui réjouit probablement une certaine partie de la population, mais qui révolte le secteur. Depuis le dernier Conseil National de Sécurité, les cartes ont plus ou moins été posées : les clubs ne rouvriront probablement pas en 2020.

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Si certains établissements restent malgré tout confiants pour l’avenir, d’autres ne savent pas s’ils rallumeront un jour leurs projecteurs. Les alternatives pour limiter la casse et continuer de faire danser durant la saison estivale se sont multipliées, mais pour combien de temps encore ? Quel avenir pour le grand oublié de cette crise sans précédent ? Comment aider le secteur ? On en a discuté avec trois acteurs de la nuit bruxelloise.

Lorenzo Serra, co-fondateur de la Brussels by night federation et du Listen festival

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À gauche : Lorenzo. À droite : le bar du See U.

Depuis le début de cette crise, Lorenzo et son collègue Fryderyk De Peslin Lachert se sont donnés comme mission d’être la voix de toutes les figures de la nuit. Et c’est via la Brussels by night federation qu’ils tentent de répondre aux attentes de chacun·e. En réalité cette Fédération était déjà en cours de création avant que le virus ne débarque. « Même si on n’a pas eu le temps de rencontrer tout le monde pour être reconnus en tant qu’entité, il fallait agir tout de suite. On s’est dit que si on y allait pas maintenant, en période de crise, on perdrait toute légitimité », explique Lorenzo.

Et pour agir, les deux associés ont créé un groupe Facebook privé qui réunit les concerné·es : « L’idée était de demander à tou·tes ces acteur·ices de nous missionner pour aller voir les politiques », explique Lorenzo. Une mission plutôt réussie puisqu’ils sont aujourd’hui légitimes aux yeux d’une centaine de personnes.

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En clair, ce groupe est une sorte de démocratie participative permettant de partager des idées et de brainstormer, pour ensuite soumettre des propositions aux autorités compétentes. « Notre objectif était d’arriver à comprendre ce qu’on devait ou pouvait demander demander aux trois niveaux d’autorité (communal, régional et fédéral) », explique Lorenzo.

Finalement, la façon de gérer la crise par les politiques est perçue de manière identique par toutes les figures de la nuit : iels écoutent, mais ne réagissent pas.

Lorenzo regrette que depuis cinq mois, aucune application n’ait été mise en place par la cellule gouvernementale en charge de lutter contre la Covid-19. Une application qui permettrait à chacun·e de se protéger, mais également de protéger les personnes plus vulnérables. Une application qui permettrait finalement à des dizaines de milliers de personnes issues du monde événementiel et culturel de retourner travailler et aux fêtar·des de retrouver leur deuxième maison.

Lorenzo ne comprend pas pourquoi ce sujet reste tabou : « On est en état d’urgence, un moment unique de l’histoire qui demande des mesures d’urgence pour protéger la vie. Pendant trois mois on n’a pas arrêté de nous parler de la vie et aujourd’hui on est en train de tout rouvrir presque n’importe comment en nous parlant que si on met 200 personnes à l’intérieur ça ira mieux que 400, mais sur quelle base ? »

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« On doit sauver les établissements car s’ils disparaissent, il n’y aura pas de relance. »

Pour Lorenzo, il est temps d’aller au-delà des bonnes intentions, il faut se positionner. « À un moment il va falloir dire qu’une mégapole avec une nuit ambitieuse est une mégapole qui attire les jeunes, la création et les start-up dynamiques. En clair, des industries qui font les villes de demain et non d’hier », insiste Lorenzo.

À titre indicatif, à Bruxelles, on estime que la culture et l’Horeca représentent plus de 30% du tissu économique. Lorenzo explique que plusieurs études ont montré que les villes où le monde de la nuit est ambitieux attirent les jeunes et toutes les entreprises dynamiques. Ce qui de surcroît, fait marcher l’économie, augmente le réseautage culturel et donne l’attractivité touristique. Pour Lorenzo, les choses sont claires, « ne pas reconnaître la nuit à Bruxelles aujourd’hui est une terrible erreur car si la nuit disparaît, les jeunes choisiront une autre ville pour voyager quand la Covid-19 aura disparu ».

La vraie question est : « Les politiques veulent-iels réellement sauver les établissements nocturnes ou pas ? »

Il est important pour le secteur de la nuit de pouvoir se positionner afin d’avoir un semblant de perspective. « On doit sauver les établissements car s’ils disparaissent, il n’y aura pas de relance », explique Lorenzo. Ils demandent donc aujourd’hui des mesures spécifiques de soutien aux établissements sur leurs frais fixes (loyer, crédits hypothécaires, etc). L’urgence n’est donc plus à la réouverture, qui dépend du virus, mais bien au sauvetage du secteur en lui-même. Pour Lorenzo la vraie question est : « Les politiques veulent-iels réellement sauver les établissements nocturnes ou pas ? »

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Tom Brus, co-fondateur du C12

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De gauche à droite : Tom, Mathieu et Kevin

Depuis le week-end du 14 mars, le C12 est fermé. Pour ne pas le rester définitivement, la célèbre galerie reconvertie en club s’est lancée dans un crowdfunding. Et ce n’est pas moins de 50.000 euros qu’ils ont réussi à récolter, le tout en six semaines. « Ça fait chaud au coeur de voir autant de personnes qui se motivent pour aider le C12 à survivre », souligne Tom, fondateur et directeur artistique de l’établissement. Une aide suffisante pour tenir jusqu’en septembre voire octobre, mais pas au-delà. « Si le secteur de la nuit ne repart qu’en 2021, on devra probablement redemander de l’aide », explique Tom.

« Si le secteur de la nuit ne repart qu’en 2021, on devra probablement redemander de l’aide. »

Malheureusement, le dernier Conseil National de Sécurité ne laisse rien présager de bon pour une réouverture à la rentrée. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé : « On a fait des propositions via la Fédération de la nuit comme prendre la température à l’entrée, mettre à disposition du gel hydro-alcoolique, rendre le port du masque obligatoire et réduire la capacité à x pourcents. Mais ça n’a pas été entendu », explique Tom.

Faute d’activités et grâce à une aide de la ville, les gars du C12 ont pu lancer un label digital permettant de faire découvrir toutes les deux semaines différents artistes, pour la plupart belges. C’est une façon pour eux de continuer d’exister et de répondre par un moyen de substitution à leur public. Malgré tous ces beaux projets, ils ne cachent pas leur pessimisme pour la suite : « Tant qu’on n’a pas de date, on n’est pas confiant. La situation est bloquée pour le moment », déplore Tom.

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S’ils ne voient pas encore le bout du tunnel, ils arrivent tout de même à se projeter et tirer des leçons de ce gros bordel. Si le C12 rouvre ses porte en tant que club, ce sera du Made in Belgium. La priorité sera donnée aux artistes locaux·les avec moins de têtes d’affiche. « On se dit que les gens vont dans tous les cas être chauds. Et je pense d’ailleurs que toute la scène internationale va se reconcentrer sur leur scène locale », explique Tom. De plus, une plus grande place devrait également être accordée aux artistes féminines. Quoi qu’il en soit, et comme beaucoup d’autres protagonistes du milieu, ils ont hâte que ça reprenne !

Lunar Convoy, DJ, fondateur du collectif Métropolis et du label Norite

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Lunar Convoy

Si Souleiman, son vrai nom, a profité du confinement pour terminer son dernier EP et se focaliser sur d'autres créations, le fait qu'aucune date, même hypothétique, ne soit dans le viseur des autorités, ne le rassure pas pour l’avenir.  « J'ai l'impression que les autorités ne se rendent pas compte de l'importance du monde de la nuit dans la vie de la ville de Bruxelles, que ce soit d'un point de vue économique ou social », explique-t-il.

« La situation nous a poussé à envisager les soirées clandestines, mais avec le recul on s’est dit qu’en organisant ce genre de fête on pouvait mettre en danger des personnes et tout notre futur. »

Et ce flou a poussé Souleiman et son collectif Métropolis à faire du repérage pour des soirées clandestines dans des lieux reclus de Bruxelles. Mais leur bonne conscience a repris le dessus. « Pour être honnête, la situation nous a poussé à envisager cette piste, mais on veut s’inscrire dans quelque chose de durable, on essaye de faire les choses bien, avec des autorisations. Du coup avec le recul on s’est dit qu’en organisant ce genre de fête on pouvait mettre en danger des personnes et tout notre futur », explique-t-il. Et ce n’est pas le seul à avoir envisagé ou même organisé des soirées clandestines. On comprend que ces organisateur·ices se sentent piégé·es entre l’envie de faire la fête et ne pas mettre la population en danger.

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Comme Lorenzo, Souleiman reste perplexe quant aux actions des autorités : « Pour les politiques c’est un jeu. Iels nous écoutent car on est un secteur soudé dans lequel certains lieux ont pignon sur rue, mais les demandes n’aboutissent jamais. »

« Il ne faut pas nous prendre pour des cons, on sait qu’il y a des contraintes, on n’a pas attendu la Covid-19 pour être responsable des gens. »

Le secteur est prêt à accepter de faire des concessions pour une réouverture, mais pour ça, il faudrait déjà que celles-ci soient sur la table des négociations. Souleiman l’explique plutôt bien : « Ça fait partie du jeu d’avoir des règles spécifiques par rapport au Covid-19 et je pense que les gens sont prêts à les accepter ». Il pousse ses propos plus loin en expliquant que pour lui, et ça n’engage que lui, l’une des raisons de ce blocage est de plaire à un certain électorat conservateur qui aimerait que le monde de la nuit ne soit plus là : « Il ne faut pas nous prendre pour des cons, on sait qu’il y a des contraintes, on n’a pas attendu la Covid-19 pour être responsable des gens ! »

Belle conclusion, en espérant qu’elle soit entendue.

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