Gens intelligents faisant les idiots _HF copy
Illustration : Hunter French
Life

Les gens intelligents qui font les cons empiètent sur le terrain des idiots

Certaines personnes pensent qu’aujourd’hui, c’est cool d’être stupide. Je dirais que ça l’a toujours été.
Hannah Smothers
Brooklyn, US

J’ai fait beaucoup de choses stupides dans ma vie, mais la plus stupide de toutes demeure quand je me suis faite passer pour plus intelligente que je ne l’étais, lorsque j’ai déménagé à New York. Il y a environ cinq ans, je suis arrivée du Texas pour effectuer un stage dans les médias et j’ai été directement propulsée dans l’enclave de jeunes écrivains et éditeurs de la ville que j’admirais de loin. Ma nouvelle vie a été un véritable choc culturel. Cet été-là, j’ai entendu pour la première fois parler des universités d’arts libéraux et j’ai siroté des bières avec des diplômés des universités « d’élite ». J’avais été dans une bonne école publique au Texas, une école qui ne m’avait même pas admise au début et où j’avais obtenu des notes tout juste médiocres. Comparée à mes camarades, je me sentais vraiment idiote, comme c’est généralement le cas quand on manque de confiance en soi, tout se passait dans ma tête et cela semble ridicule aujourd’hui.

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Mon complexe d’infériorité était exacerbé par le fait que je les avais idéalisés. Ils travaillaient pour des journaux renommés et j’avais lu certaines de leurs publications dans mes cours à l’université. Je voulais tellement faire partie du groupe mais j’étais terrifiée à l’idée que j’allais dire quelque chose d’incorrect qui dénoncerait la supercherie. Pour m’intégrer, je recourrais aux mêmes tactiques que j’avais utilisées au lycée quand je voulais vraiment me rapprocher des personnes populaires : je regardais, j’écoutais et j’acquiesçais beaucoup. J’étais toujours d’accord avec les avis exprimés dans des essais que je n’avais jamais lus. Je retenais quelques expressions savantes que je glissais au goutte-à-goutte au cours de conversations telle une pseudo-intellectuelle. Parfois je merdais, comme lorsque j’ai cru que ça faisait bon genre d’aimer Examens d’empathie de Leslie Jamison (ce n’était pas le cas). En regardant mon compte Instagram de cette période, je me reconnais à peine dans cette version bizarre de moi-même qui pouvait assister à des soirées littéraires et annoter de la légende « mise en scène » (je ne sais pas ce que ça veut dire). Cela me rappelle quand je lisais les journaux à l’âge de 14 ans et prétendais aimer la vodka aromatisée, tout en prenant différents rôles de lycéennes qui ne m’allaient pas.

« Je comprends pourquoi vous voulez adopter une posture d’ignorance. L’« inconscient parfait » est ambitieux. Les athlètes stupides représentés dans les films et dans la vraie vie sont toujours ceux qui semblent s‘amuser le plus »

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Je ne me faisais pas de vrais amis. J’ai découvert que la plupart des gens peuvent se rendre compte qu’on se fout de leur gueule, et là, j’étais vraiment pitoyable. Du coup, après y avoir passé trop de temps, j’ai renoncé. Comme je l’avais fait en tant qu’ado malheureuse, j’ai secrètement accepté le fait que ces gens n’étaient pas mes amis et je me suis détendue en profitant de ma semi-stupidité. Ça faisait du bien, je me sentais moi-même. Dans les années qui ont suivi, j’étais plus à l’aise avec ma relative imbécillité essayant parfois même d’en jouer : regarde comme tu peux être bête et pourtant réussir !

Donc imaginez mon immense sentiment de trahison l’année dernière, quand j’ai vu ces mêmes personnes, pour qui j’avais feint d’être une intellectuelle, agir comme des idiots finis sur Internet. La stupidité est en vogue. Tout au long de l’année 2019, les tweets au sujet de « mon cerveau de lézard » ont proliféré sur mon fil d’actualité. Je ne pouvais pas aller sur Internet sans voir l’un des esprits les plus brillants de ma génération se faire passer pour un « bébé ». Regarder des gens que j’avais toujours considérés comme des intellectuels faire des plaisanteries d’adolescents ne deviendra jamais « normal » pour moi. Ça fait plutôt : « Comment allez-vous, les enfants ? ». A partir du moment où j’avais vécu assez longtemps à New York pour enfin sentir que je pouvais suivre le courant intellectuel, on a complètement changé de direction. Si j’avais su qu’être stupide serait cool en 2020, j’aurais peut-être attendu quelques années pour déménager en ville.

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Mais pourquoi ce changement soudain de valeurs culturelles ? J’ai plusieurs théories. Peut-être que la calamité du monde qui nous entoure a pourri nos cerveaux. Peut-être qu’avec l’âge, nous sommes simplement nostalgique de la stupidité de la jeunesse. A moins que ce ne soit juste le cycle de la vie. Au lycée, les athlètes au cerveau de moineau étaient les plus populaires. Puis à l’université, l’intelligence est devenue le maître mot. Et maintenant, nous voici plusieurs années plus tard, à l’âge adulte et nous sommes tous revenus au stade de la stupidité en tant que forme de pouvoir. C’est vrai que ça peut être puissant de ne pas savoir ce qu’il se passe. Je comprends pourquoi vous voulez adopter une posture d’ignorance.
L’« inconscient parfait » est ambitieux. Les athlètes stupides représentés dans les films et dans la vraie vie sont toujours ceux qui semblent s‘amuser le plus. Les seules personnes qui peuvent s’en tirer sont les plus privilégiées et les plus stupides. Ces deux catégories sont tranquilles chacune à leur manière.

Dans le film Booksmart, deux premiers de classe qui n’ont jamais fait de conneries veulent faire l’expérience d’une nuit de stupidité pure. J’ai vu exactement la même chose dans mon lycée. Quand les étudiants les plus brillants ont reçu leur admission à l’université, ils ont commencé à aller aux soirées arrosées où des idiots viennent se bourrer la gueule depuis des années. Ils étaient tous trop ivres et ne sont jamais revenus, ayant terminé le parcours d’anthropologie culturelle. Ils ont décidé que leur propre route était la meilleure à suivre.

Au-delà du côté « alléchant » de jouer un personnage, les gens intelligents ont grandement tendance à retirer le côté amusant des choses les plus délicieusement stupides. Christopher Hooks, un journaliste du Texas, a bien résumé ce problème dans un tweet en octobre dernier, alors que ce phénomène commençait vraiment à prendre de l’ampleur : « A un moment donné, le principe selon lequel l’art "mineur" et l’art "majeur" pouvaient tous deux avoir une grande valeur est devenu largement accepté. Ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Nous avons dépassé ce stade et de nombreuses personnes insistent sur le fait que l’art "stupide" qu’ils aiment appartient à l’art "majeur" ». Pensez à la masse de travaux théoriques sur Le Célibataire, Love Island et le groupe de musique 100 gecs, qui parviennent à donner du sens à de pures idioties (raison pour laquelle ils sont bons). On passe ses journées devant Love Island parce que c’est un sédatif visuel et on aime le groupe des 100 gecs parce que leur musique est chaotique. En tant que bons colonialistes, les gens intelligents observent les techniques des gens stupides avant de se les approprier. Ils agissent comme s’ils avaient découvert « LE » truc, en essayant d’y donner du sens. C’est à la fois ennuyeux et inutile. Il n’y a aucune signification à trouver dans la stupidité et c’est bien ce qui nous plaît.

C’est comme cette citation d’Allen Ginsberg (que j’ai dû chercher sur Google car qui peut citer ça de mémoire?) : « J’ai vu les meilleurs esprits de ma génération détruits en agissant de manière stupide, pour le plaisir. » J’aurais seulement voulu que cela soit la tendance quand je suis arrivée ici pour la première fois. Cela m’aurait beaucoup épargné.

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