Blackface le vif l'express et s'ils étaient noirs ?
Société

Cinq questions à propos de la Une catastrophante du Vif L’Express

Le Vif a eu la bonne idée de relâcher un fiasco graphique des sphincters du mauvais goût pour illustrer son dossier traitant du racisme en Belgique. Photoshop skills : 2/10. Mais s’il n’y avait que ça.
Marine Coutereel
Brussels, BE

«Cinq questions à propos de…» est une série dans laquelle nous nous posons cinq questions extrêmement urgentes sur des informations extrêmement importantes. On ne pourrait pas l’expliquer plus clairement.

Contextualisons. L’Amérique (suivie du monde entier) se divise de plus en plus sur la question raciale et les violences policières. Les noms et visages de George Floyd, Jacob Blake ou encore Adama Traoré s’élèvent en icônes d’une contestation essentielle, qui transcende la couleur de peau. Même James Prichard a fait rebaptiser le fameux roman de son arrière-grand-mère Agatha Christie, « Dix petits nègres », jugé blessant et humiliant, en « Ils étaient dix ». Les mentalités évoluent, les résistances s’organisent. Les voix antiracistes s’élèvent face à un racisme systémique qu’il serait indécent de minimiser. En Belgique, on polémique sur des statues qu’on déboulonne tandis qu’on essaye tant bien que mal de se dépatouiller d’une sombre histoire de salut hitlérien. C’est dans ce contexte un chouïa tendu que le Vif L’Express, magazine hebdomadaire belge, a eu la bonne idée de relâcher des sphincters du mauvais goût une effarante couverture pour illustrer son dossier sur les discriminations vécues par les Afro-descendant·es en Belgique. Charles Michel, Kim Clijsters, Jozef De Kesel, Nathalie Maleux, Emmanuel André, Dominique Leroy et Sven Mary apparaissent le visage « noirci » sous le titre grandiloquent : « Et s’ils avaient été Noirs ? ». Niveau timing, iels ne se sont pas loupé·es.

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Face à ce viol oculaire, ce choix éditorial douteux et la tentative d’explication balbutiante de la rédac’ chef devant la polémique, on s’est posé quelques questions. Précisons que ces questionnements ne concernent que l’image, pas le contenu du dossier. Le travail d’enquête à l’intérieur est intéressant et mériterait d’être lu. J’ai payé 6 euros 10 pour le savoir. Je dispose donc maintenant du luxe de pouvoir me torcher le cul avec cette Une immonde.

Pourquoi c’est moche comme ça ?

C’était quoi le moodboard, inspi Angela Anaconda (clin d’œil à la génération Ici Bla-Bla) versus World War Z ? Kim Clijsters et Sven Mary sont épatant·es de réalisme dans ces rôles de zombies sanguinaires. Si l’intention était de choquer avec un blackface, ledit blackface est carrément raté. Hé les gars, iels sont tout simplement gris·es vos Noir·es ! Pourquoi vous ne l’avez pas fait à fond ? Ce qu’on aperçoit derrière ce gris fadasse, c’est un tour de passe-passe faiblard, une peur des représailles, un « on ne se mouille pas trop, mais un peu quand même ». Et insistons bien sur le mot « NOIRS » hein, ok ? Cette Une, elle fout les boules, ambiance apocalypse. « Imaginez un peu s’ils avaient été Noirs, comme ils sembleraient inquiétants et dangereux, nos copains Blancs ! »

Vous voulez faire la même ? Facile, ouvrez Photoshop 1998, sélectionnez les visages avec l’outil baguette magique et baissez la saturation à -56, un peu la luminosité aussi, comme ça, à pouf. Job done. Mais rassurez-vous, vous ne voulez pas faire la même. Pourquoi ? Réponse à la question suivante.

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C’est raciste ou c’est pas raciste ?

« Déguiser » une personne en noir ou grimer son visage, que ce soit virtuellement ou physiquement, c’est tout simplement un blackface, et par là même le fruit d’une culture postcoloniale insidieuse. Bingo, c’est ce que le Vif a délibérément choisi/essayé de faire. Et c’est un gros, gros problème.

Comme l’expliquait Éric Fassin, professeur de sociologie, à Slate, « être noir·e, ce n’est pas un travestissement, ce n’est pas pour rire ; c’est une condition, prise dans une histoire raciale. Se grimer en Noir·e, c’est faire fi de l’expérience brutale qui est la leur, car le maquillage s’enlève. » Le blackface, qu’importe la justification, c’est raciste. En aucun cas, il ne doit être utilisé. Une couleur de peau n’est pas un accoutrement, et de par son principe même, le blackface ne pourra jamais, jamais être un outil pour tenter de « dénoncer le racisme », comme s’en est justifié le magazine. C’est un énorme manque de respect envers tout le débat autour de cette problématique. C’est d’une incohérence totale avec le dossier que cache cette illustration. C’est insultant.

Même Saint-Nicolas et Père Fouettard en ont pris pour leur grade, et Antoine Griezmann a encore des sueurs froides dès qu’il croise un tube de fond de teint. Mais au Vif, « on savait pas ».

À quel moment iels se sont dit que c’était une bonne idée ?

Plusieurs pistes. Peut-être que l’atmosphère tendue du procès de Charlie Hebdo et la republication de leur couverture ont fait monter l’adrénaline et que l’envie de leur piquer la vedette l’a emporté sur la raison. Prise dans le feu de l’action, gagnée par l’esprit de compétition, la rédaction en a oublié tout sens moral et esthétique.

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Deuxième piste : c’était clairement délibéré. Quand Le Vif invoque la carte de la maladresse, c’est une insulte (oui, encore une) à la jugeote des lecteur·ices. Les personnes qui ont le pouvoir de prendre ce genre de décision sont suffisamment malines pour anticiper les conséquences d’un visuel pareil. On est en 2020, quand même. Impossible de dire qu’on n’y avait pas pensé, quand on publie en 2019 une carte blanche intitulée « Plaidoyer pour la fin du blackface en Belgique ». Mais quoi de mieux qu’une bonne grosse polémique au moment du renouvellement des abonnements presse, hein dit ?

Troisième piste : le meeting zoom a lagé en pleine réunion édito, pile après le « C’est OK pour tout le monde ? » lancé à la cantonade par le Cover Manager. Par conséquent, la timide intervention de la stagiaire est restée figée sur l’écran, avant de vaciller dans le gouffre sans fond des moments internet perdus à jamais pour cause de mauvaise connexion. « Alors tiptop les gars, on envoie ça au print asap, beau travail ! ».

Est-ce que Charles Michel n’en a pas marre de se faire photoshopper la tronche ?

Après l’histoire Rabbi Jacob et les délicieux montages du compte Coucou Charles, notre cher Mr. Patate est en passe de devenir l’une des personnalités les plus photoshoppées de la décennie. À son insu ? Visiblement, oui. En plus d’avoir bien mauvaise mine, il semblerait que les zozos en couverture n’ont pas été consulté·es. C’est ce qu’a fait sous-entendre Emmanuel André dans un tweet assez démago, et ce que confie Sven Mary à La Libre. Sven Mary qui se trouve tout de même « tout à fait honoré de se voir en couverture » (sic). Quant à Charles Michel, il ne s’est pas encore prononcé. On aimerait bien avoir une réaction, quand même. C’est valable pour les autres. C’est un sujet important, le droit à l’image, mais c’est encore plus important de dénoncer le racisme sous n’importe quelle forme, que ce soit sous le couvert de l’humour ou de l’« anti-blackface » invoqué par le Vif. Ne rien dire, ne pas réagir, c’est être complice, c’est se déresponsabiliser face aux violences et discriminations racistes qui perdurent. Il est grand temps que nos personnalités se positionnent pour parler d’autre chose que de relance économique et d’Europe plus forte. Et qu’iels arrêtent de se débiner face aux sujets « sensibles ». C’est trop facile.

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Elles sont où les excuses ?

Elles sont officiellement . Et dans cet échange entre Stéphanie Ngalula, militante féministe et antiraciste, et Anne-Sophie Bailly, rédactrice en chef du Vif. Mais attention spoiler, ce sont de fausses excuses. « — Vous regrettez d’avoir sorti cette couverture ? — Je ne saurais pas dire si c’est un vrai regret. Je regrette l’incompréhension de ce qu’on a voulu faire. » La faute sur nous qui n’avons pas compris, donc. Et qu’est-ce qu’iels ont voulu faire ? « Ce que nous avons voulu faire, c’est de l’anti-blackface. Il n’y a pas l’once d’une moquerie de notre part dans cette illustration (…) L’image a pu être ressentie comme blessante par certains, alors que jamais notre intention n’a été de blesser, bien au contraire. Si c’est le cas, nous nous en excusons. » Notez l’usage du « si » (décidément, c’est une maladie au Vif). Il s’agirait donc d’une « maladresse ». Un sexto envoyé à Papa au lieu de Patrick, ça, c’est maladroit. Une maladresse, ça se fait bien souvent dans l’urgence, on a été trop vite, on s’en mord les doigts. Là franchement, ne me dites pas que personne n’a eu le temps de réfléchir sur cette Une avant son envoi à l’impression. Une couverture qui ne fait que confirmer l’invisibilisation et le racisme que le dossier dénonce.

Beaucoup se demandent où était le besoin de modifier la couleur de peau pour illustrer un propos au départ pertinent, mais rien à faire, le magazine continue de se retrancher derrière ses bonnes intentions, la rédac chef de ramer péniblement sur la vague légitime d’indignation d’une voix mal assurée. De l’autre côté, on retiendra la stoïcité, la fermeté et la pédagogie de Stéphanie Ngalula face à ce discours qui se mord la queue. L’absence de réaction, le fait d’épingler ce post sur Twitter, le community manager qui répond indéfectiblement avec le même tweet, faussement compréhensif, sans aucun repentir, en renvoyant systématiquement vers l’article réservé aux abonné·es.

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Non, c’est sûr, iels ne regrettent pas. Pour moi, il s’agit bien d’une pure provocation. Et c’est encore pire de ne pas le reconnaître pleinement, de ne pas admettre que cette erreur magistrale provient en grande partie de ce que le fond de l’article a voulu dénoncer : l’absence de représentativité des Afro-descendant·es au sein des postes importants, et donc au sein de la rédaction du Vif.

Question bonus : Et Annie Cordy dans tout ça ?

Eh bien mémé, elle leur a bien volé le buzz ! Le lendemain de la sortie du magazine, Annie a quitté cette planète, inondant les réseaux sociaux de son visage facétieux. La couverture du Vif en est carrément passée aux oubliettes. Ses tubes les plus onomatopé-èsques ont ressurgi des limbes des compiles Kermesse, principalement Tata YoYo et Cho Ka Ka O, dont le clip à l’ambiance cocotier-négrophobie n’est pas sans rappeler une autre polémique. Coïncidence ? Je ne pense pas.

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