Life

Adieu les influenceurs, et merci pour tout

Il y a dix ans, une application inconnue de partage de photos appelée Instagram était lancée – et avec elle naissait une toute nouvelle forme de célébrité sur Internet.
Lauren O'Neill
London, GB
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
influencers instagram
Illustration : Marta Parszeniew

Le 6 octobre 2010, presque un an après le début d'une nouvelle décennie, tout a changé. Ce matin-là, une nouvelle application de partage de photos a été lancée sur l'App Store d'Apple : Instagram.

Conçue par Kevin Systrom et Mike Krieger, l'application devait être un outil de géolocalisation, comme Foursquare, mais ses créateurs se sont rendus compte qu'il y avait un créneau inoccupé sur le marché pour un réseau social basé sur l'image et destiné aux smartphones, plutôt qu’aux ordinateurs traditionnels. Ils avaient vu juste. Un million d'utilisateurs se sont inscrits sur Instagram en moins de trois mois, un déploiement Android a eu lieu en 2012, et l'application a été vendue à Facebook pour un milliard de dollars. On connaît la suite. En juin 2018, Instagram a atteint un milliard d'utilisateurs actifs par mois.

Publicité

Peut-être plus que tout autre site ou application de réseau social, Instagram a cristallisé la capacité des utilisateurs à se construire et à se réaliser entièrement. Sur une application basée sur des instantanés, vous pouvez projeter l’image que vous voulez. Pour la plupart des gens, cela revient à afficher une « sélection de moments forts » : des photos de vacances ou des selfies sexy aux poses stratégiques. Pour d'autres, cependant, une opportunité financière se présente. En 2016, un terme a été inventé pour ceux qui utilisent leurs abonnés pour vendre des choses : « influenceur ».

Au début des réseaux sociaux, vous aviez des « amis » en ligne. Sur MySpace, votre nombre d'amis était un marqueur de votre popularité sur le site. MySpace était étroitement lié à l'essor de l'emo mainstream, et ses membres les plus demandés étaient les reines de la scène, à l’instar d’Audrey Kitching. Ces princesses couleur bonbon avaient souvent un nombre d'amis de l'ordre de six chiffres. Pour vous donner un peu de contexte, mon total personnel était d'environ 400.

Facebook, qui a été lancé en 2004, peu de temps après Myspace, a également offert aux utilisateurs la possibilité de se connecter en ajoutant d'autres personnes comme « amis », mais à mesure que les réseaux sociaux ont évolué, leur langage a également évolué. La plateforme de blogs visuels Tumblr a été lancée en 2007. Avec Twitter, qui est apparu en 2006, elle a été l'un des premiers sites à transformer des « amis » en « followers ». À l'aube d'une nouvelle décennie, les réseaux sociaux se sont rapprochés du langage du fandom.

Publicité

Au moment où Instagram est arrivé en 2010, le modèle du follower était bien en place et est utilisé aujourd’hui par la plupart des sites et applications. Cependant, en mettant l'accent sur les images, Instagram a donné aux utilisateurs populaires – y compris les blogueurs mode, dont beaucoup ont commencé à la fin des années 2000 sur des sites comme Wordpress – l'espace nécessaire pour transformer leurs fidèles adeptes en clients captifs en s'associant avec des marques et en les « influençant » pour qu'ils achètent des choses. Des stars de la téléréalité comme Kim Kardashian s'en sont servi comme point de départ pour un tout nouveau type de célébrité, mais même à un niveau plus modeste, l'influence est devenue si répandue que l'influenceuse Instagram est, de nos jours, un véritable stéréotype.

C'est généralement une femme riche, blanche et mince, avec une page pleine de photos d'elle-même posant sur des plages ensoleillées, dans des hôtels exclusifs, devant de jolis bâtiments. Sa maison est luxueusement meublée, et on la voit dans des tenues de détente confortables, ainsi que dans des « outfits of the day » très stylisés. Elle est généralement très apprêtée, elle porte les dernières tendances, et beaucoup de ses posts sont des publicités sponsorisées par des marques. Comme l'influenceuse est la directrice créative derrière les images qu'elle partage, elle communique le message de la marque à ses followers dans son propre langage. Pour les marques, qui ne pourraient pas acheter ce genre de confiance aux consommateurs, les relations des influenceuses avec leurs followers sont du pain bénit.

Publicité

Natascha Radclyffe-Thomas, maître de conférences en marketing et commerce durable à la British School of Fashion, explique comment l'influenceur est devenu aussi puissant dans les années 2010. « L'avènement des réseaux sociaux a démocratisé la mode de plusieurs façons, notamment en facilitant l'accès à la création de contenu et en donnant à n’importe qui la possibilité d’être critique de mode. Les premières blogueuses mode ont fourni cette voix extérieure mais experte, me dit-elle. Au fur et à mesure que leurs followers se sont développés, leur potentiel d'influence a augmenté, et comme la mode est un support visuel, les gens en sont venus à s'identifier au look et au style des blogueuses mode, ce qui leur a donné plus d'influence auprès des marques de mode qui venaient collaborer avec elles ».

Le style de blogueuse auquel le Dr Radclyffe-Thomas fait référence est celui qui prévalait vers 2015, lorsque l'influence a commencé à être réellement nommée comme telle – vestes en cuir simplement drapées sur les épaules (on ne sait toujours pas pourquoi), maquillage impeccable et baskets ou bottes étincelantes, toujours photographiées du dessous. En 2019, cependant, l'éventail s'est tellement élargi que si ce « look » prévaut toujours pour certaines, le terme « influenceuse » lui-même est plus nébuleux. De nos jours, il y a des influenceuses make-up, sport, cuisine et même nettoyage. Dans le domaine de la mode, il existe d'innombrables créneaux d'influence : la fast fashion, la durabilité, les vêtements de créateurs.

Publicité

Flora Beverley est une influenceuse fitness derrière le compte Instagram @foodfitnessflora. Elle était sur Tumblr lorsqu'elle était adolescente, mais c'est sur Instagram qu'elle a vraiment construit sa clientèle. Pendant sa dernière année à l'université, les choses ont passé à la vitesse supérieure : « J'avais l'impression de ne pas pouvoir suivre le rythme des mails et des collaborations potentielles avec les marques, me dit-elle. Depuis, je considère cette activité plus comme une entreprise, mais bien sûr, je le fais toujours principalement pour le plaisir. J'ai trouvé un emploi à plein temps directement à la sortie de l'université (dans la communication scientifique), mais après quatorze mois, j'ai décidé de me concentrer sur le blogging, du moins tant que ça existe encore. »

Le scepticisme de Beverley au sujet de la durée de vie d'Instagram témoigne du sentiment général des influenceuses, qui ont conscience qu'elles devront peut-être changer de plateforme si elles veulent rester dans le coup, étant donné qu’en cette fin de décennie, les choses sont encore en train de changer dans cette toute nouvelle industrie.

Freddie Pearson est mannequin et influenceur sur Instagram. Il considère la dernière décennie, qui a donné naissance à l'influenceur, comme une période d’expérimentation. « Nous sommes actuellement au milieu d'une phase de test, et tous les influenceurs sont des rats de laboratoire dans le cadre d'une expérience de marketing mondiale menée par de grandes entreprises, dit-il. Aussi orwellien que cela puisse paraître, c'est malheureusement une réalité, et nous vivons actuellement le pic du marketing des réseaux sociaux. »

Publicité

En plus d'en avoir assez de l'étiquette « influenceur » (Pearson et Beverley ont tous deux exprimé leur mépris pour ce mot), il semble que certains d’entre eux soient mal à l'aise avec la commercialisation totale de quelque chose qui, dans le passé, consistait à établir des liens avec d'autres personnes. Pearson espère qu’« à l'avenir, les gens se rendront compte que nous avons une plateforme éducative ainsi qu'une occasion d'accroître la valeur monétaire. Je veux essayer d'être une force motrice pour les jeunes, et inspirer les gens à voir l'autre moitié de l'histoire qui est montrée sur les réseaux sociaux. »

La prolifération de l'influenceur est souvent citée comme l'un des effets négatifs des réseaux sociaux, surtout en ce qui concerne l'estime de soi des utilisateurs (le style de vie de l'influenceur, avec tous ses voyages commandités par la marque et ses gratuités, n'est pas vraiment accessible). La prochaine décennie montrera si cela peut être corrigé d'une quelconque manière, ou si, comme beaucoup d'autres produits et outils du capitalisme tardif (y compris l'anthropomorphisation des marques elles-mêmes), l'influence deviendra simplement une nouvelle fusion du soi avec les ventes et les produits.

Il est à espérer que, grâce au nouvel accent de l'industrie sur l'« authenticité », des objectifs nobles comme celui de Pearson seront atteints. Radclyffe-Thomas suggère que nous pourrions même « voir un rejet du marketing d'influence à part entière pour certaines marques, surtout lorsqu'elles cherchent à adopter des modèles d'affaires plus durables ou fondés sur des valeurs. Le modèle de l’influenceur pourrait donc changer, comme nous l'avons déjà vu – des personnages publics comme David Attenborough et Greta Thunberg sont devenus des influenceurs mode quelque peu improbables ».

L'influence a toujours existé, mais la façon dont elle s'exerce a changé à jamais, grâce aux réseaux sociaux. Et alors que nous entrons dans une nouvelle décennie avec un Internet en constante évolution, qui peut dire à quoi elle ressemblera dans les dix prochaines années ?

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.