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Comment les téléphones portables ont changé la façon de dealer

« Avant tu entrais, tu demandais des nuggets et des frites, tu rajoutais un billet de 50 et ils te mettaient du crack ou de l’héro dans la boîte avec le poulet. »
Téléphone portable pour dealer
Illustration de Dan Evans

Pendant la Coupe du Monde, un de mes amis a reçu un SMS :

« OFFRE SPÉCIALE DISPO DE NOUVEAU POUR AUJOURD’HUI SEULEMENT AVEC LE FOOT ! ** 2 POUR 50€ ** PROFITEZ-EN !! C’EST DE LA BOMBE !! ÇA VA RETOURNER TON PUTAIN DE CERVEAU !! LA COUPE À LA MAISON !! ALLEZ LA FRANCE !! » disait le message venant de manière évidente d’un vendeur de coke très patriote.

Je me suis dit « Wow. C’est quelque chose la technologie de nos jours. »

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En 2018, la technologie devient inextricablement liée à la vente de drogues : les smartphones et les réseaux sociaux rendent les dealers disponibles à toute heure pour les consommateurs, pendant que le dark web facilite la vente clandestine d’à peu près tout, des hormones en passant par l’héroïne. Pourtant, c’était très différent de dealer de la drogue jusqu’à il y a une vingtaine d’années, lorsque la prolifération soudaine des téléphones portables a signé l’arrêt de mort d’un marché et la naissance d’un autre.

Les gens demandent souvent à Jason* comment se vendaient les drogues avant que les portables ne deviennent omniprésents. « Eh bien, je leur dis que c’était beaucoup plus facile, » me dit-il. Jason est un ancien consommateur de drogue qui a travaillé pour la hotline d’une association anti-addiction pendant neuf ans, il conseillait et informait les gens. « C’était une chose très différente, et je pense que c’était aussi bien plus sûr. »

Aujourd’hui, lorsque Jason marche dans la rue près des centres de désintoxication, il est souvent accosté par des dealers qui lui donnent leurs numéros de téléphone. « Ils disent, ‘Tu m’appelles hein ? Je suis dispo H24.’ C’était pas comme ça avant, » explique-t-il. « Ces mecs sont ce qu’on appelle des ‘entrepreneurs urbains’. »

Ces dealers d’assez petite importance sont arrivés dans le marché de la drogue à la fin des années 1990, au moment où les portables et la consommation de crack se sont répandus à travers toute l'Europe. « Généralement ces gars-là ne durent pas longtemps. Ils sont tous surveillés, écoutés et référencés, » dit Jason, « et ils font tous la même erreur : ils continuent jusqu’à ce qu’ils se fassent arrêter. Aujourd’hui les gens qui se font attraper ne font que dealer de petites quantités et essayent de faire le plus d’argent possible. »

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Dans le marché de la drogue d’il y a deux décennies, le majorité des dealers de bas-étage étaient eux-mêmes des consommateurs, et n’essayaient pas nécessairement d’engendrer des bénéfices. « C’était perçu comme faire partie de la communauté, » dit Jason. « Les gens prenaient le deal par étapes – ils ne poussaient pas le truc ; ils gardaient souvent leurs propres habitudes. »

Tandis que les drogues sont plus accessibles aux consommateurs d’aujourd’hui, ils ont également plus de chances d’être arnaqués ou malmenés par un dealer avec lequel ils n’entretiennent pas une bonne relation. Les relations interpersonnelles encouragées par un dealer qui consommait créaient un sens de la solidarité parmi des utilisateurs hardcore, ce qui facilitait ensuite l’information entre pairs en ce qui concernait la réduction des risques et qui, selon Jason, résultait en une expérience plus prudente.

Photo: Lev Dolgachov / Alamy Stock Photo

En dehors des dealers qui consommaient, la drogue était principalement distribuée via deux canaux. Le premier, que Jason appelle le ‘front’ – des zones qui accueillaient des vendeurs de rue, généralement situées dans les quartiers chauds de la ville. Le second était les ‘bars de proue’ – des bars connus pour être l’endroit où les dealers se rassemblaient : « Chaque grande ville avait un bar de proue, voire un autre qui faisait concurrence. Le truc collatéral c’est que ces endroits sentaient toujours le patchouli. »

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À l’intérieur des bars de proue, les vendeurs ‘officiels’ qui permettaient de vendre de la drogue sur place se matérialisaient à certaines heures. « Ils connaissaient évidemment les propriétaires et les employés du bar, » dit Jason. « On pouvait même parfois remarquer une file d’attente qui se formait auprès de cette personne. Même à Londres, certaines personnes étaient admises dans des boîtes parce qu’elles étaient connues pour amener avec elles des stimulants. Dans les années 1990, quand la scène rave et les bars ouverts toute la nuit ont commencé à prendre leur essor, les gens ne restaient pas éveillés en tournant à l’alcool ! On fermait un peu les yeux. »

Ailleurs, une expédition au ‘front’ de la ville résultait probablement en une visite d’un coin de rue, d’une cabine téléphonique ou d’un commerce de couverture. Un restaurant infâme de poulet à Hackney (quartier de Londres n.d.l.r) mettait de l’héroïne dans ses boîtes de nuggets : « Tu entrais, tu demandais des nuggets et des frites, tu rajoutais un billet de 50 euros, et ils te mettaient du crack ou de l’héro dans la boîte avec le poulet, » dit Jason. « Et t’avais aussi un primeur avec les fruits les plus dégueulasses que t’avais jamais vus ; c’était juste une couverture pour vendre du crack. Sérieux, les fruits étaient pourris. »

Le front était souvent un environnement tendu, et les dealers qui y bossaient étaient super vigilants. « Certains bars avaient des pièces à l’arrière où tu pouvais te procurer des ecstasy, » me dit l’ancien consommateur de drogue Peter*. « Une fois je me souviens qu’on était allés en arrière-boutique et en gros c’était contrôlé par un gang de dealers, ils sont devenus paranos et nous on fait prendre l’ecsta tout de suite. »

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Les festivals d’aujourd’hui sont un microcosme de comment c’était d’acheter de la drogue avant l’avènement des portables : les gens cherchaient le bon endroit, faisaient de l’eye-contact, jaugeaient les autres et essayaient de trouver qui vendait. Une étude récente a suggéré que la gueule de bois fait partie intégrante de l’expérience que c’est de boire toute la nuit ; Andre*, qui a commencé à prendre du speed et de l’ecstasy au cours de son adolescence dans les années 1990, pense que c’était valable aussi pour quand on allait dans un bar de proue ou au front.

« C’était un peu comme quand t’étais gamin, que t’entendais une chanson une fois à la radio, et que tu devais attendre de l’acheter à la Fnac, » dit-il au téléphone. « Ensuite dès que tu l’avais tu courais chez toi et tu l’écoutais en boucle. D’une certaine façon, tu l’appréciais bien plus. Même pour se procurer un bloc de haschich, on attendait pendant des heures à des coins de rue. »

C’est sans surprise que la technologie a fait que les expériences et les interactions auparavant associées à l’usage de drogue se sont amenuisées. L’atomisation néolibérale, c’est-à-dire le processus économique dans lequel les consommateurs individuels remplacent les communautés, a affecté chaque coin de la société – même ceux désertés par les addicts. Comme les portables ont rendu les gens qui travaillent joignables à toute heure – les liant à leur travail de manière permanente – dealer de la drogue se fait également 24h sur 24.

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John*, un autre gars qui travaillait sur le front et dont la propre histoire en tant que consommateur l’a mené à une carrière dans le domaine, a directement observé comment les portables ont changé la relation entre les dealers eux-mêmes. « Ils sont en mesure de communiquer plus facilement les uns avec les autres, et potentiellement de masquer ce qu’ils font vraiment, » dit-il. « Il est très difficile de hacker ou d’obtenir des informations sur les téléphones prépayés, qui ont très peu de mémoire. »

« Si jamais vous voyez quelqu’un avec deux téléphones – un cher et un pas cher – c’est probablement un dealer, » ajoute-t-il. « Souvent c’est le niveau supérieur. »

Il se demande si les jeunes arrivent à comprendre la difficulté associée à l’acquisition de drogue avant les portables ; la notion d’incertitude et le temps d’attente que cela impliquait. « Si t’appelais quelqu’un et qu’il ne voulait pas te servir, t’étais plutôt bloqué, » explique-t-il. « Et quand on achetait de la drogue, on tendait à acheter de plus grandes quantités, parce qu’il était probable de mettre longtemps à trouver un autre dealer. »

Je lui parle des SMS que mon ami reçoit inopinément, et lui demande quelle place ils occupent. John explique qu’au bas de l’échelle des dealers, l’usage d’un langage codé a pratiquement disparu. « Les gens sont tellement cons, » dit-il. « Les SMS qui détaillent toutes les drogues qu’ils vendent, j’en ai vu plein ! Quand la police s’empare d’un téléphone – ce qui est littéralement la première chose qu’ils font – ils ont toutes les preuves nécessaires à leur incrimination. Franchement, c’est de ta faute si tu te fais choper. »

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Fiona Measham, professeur en criminologie pour l’école des sciences sociales appliquées de l’université de Durham, suggère que les consommateurs de drogue ne codent pas leurs messages parce qu’ils ont moins peur de se faire attraper qu’avant.

« L’usage de drogue est tellement répandu et normalisé maintenant que la police n’a plus vraiment intérêt à poursuivre et arrêter les consommateurs, » dit-elle, lorsque je lui parle de ce phénomène. « Je viens de Manchester, et si vous allez y faire les courses un samedi, vous ne faites que sentir du cannabis. Beaucoup de gens font leurs courses et se promènent en fumant un joint – je pense que le manque de codage pour les consommateurs fait partie d’un phénomène plus large de normalisation. »

Pendant une brève période dans les années 2000, traquer les portables était devenu utile pour la police, mais les choses ont rapidement évolué quand les dealers de haut niveau s’en sont rendus compte. Très vite, la police a commencé à se reposer sur d’autres méthodes de surveillance.

« J’étais impliqué dans un cas où je me souviens que le gars était dérouté que la police l’arrête parce qu’il y a tellement de gens qui jettent leur téléphone. Mais la police avait pris sa voiture, et la voiture que le dealer principal utilisait était quasiment son bureau mobile, » dit Measham, ajoutant que l’homme pensait que c’était un de ses sous-fifres qui avait informé la police de ses activités. « Il n’y avait pas de mouchard ; c’était juste que la police savait tout parce qu’ils avaient mis sa voiture sur écoute. »

Alors que notre économie devient de plus en plus dépendante de la technologie, dealer de la drogue va vraisemblablement continuer hors des marchés ouverts que l’on voit aujourd’hui en majorité dans les festivals : « C’est la clé, » dit Measham. « Maintenant, il s’agit d’un système d’offre et de demande via différents canaux de communication, quels qu’ils soient. »

* Les noms ont été modifiés pour préserver l’anonymat.

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