C’est un dimanche matin d'avril et notre rickshaw arrive dans le quartier historique de Royal Park à Lahore au Pakistan. Cet endroit était autrefois un hub cinématographique animé avec des bureaux de production, des annonceurs et des distributeurs. Il ne reste qu’une poignée de ces entreprises, nichées dans un dédale de rues où pendent des fils électriques et des affiches de films polychromes. L'artiste Muhammad Ajmal, 55 ans, vêtu d'un Salwar kameez beige, nous conduit à son poste de travail sur le toit d’un immeuble de quatre étages. Il dispose des chaises en plastique dans une pièce où sont entreposés des tubes de peinture, des bouteilles de Coca-Cola et une télévision Sony encombrante. Dans un coin, une toile représente un personnage armé portant un turban et une robe kaki. En arrière-plan, une héroïne de film, drapée d'un foulard rouge bordé d'or, adresse au spectateur un regard séducteur.
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Dans les années 1970 et 1980, Ajmal peignait des affiches de cinéma à la main. Elles étaient généralement plus grandes que nature et éclatantes de couleur. On lui doit les affiches de films pakistanais populaires comme Aslaha et Aanchal, mais aussi celles de superproductions américaines comme Godzilla et Jurassic Park.En Asie du Sud, la promotion du cinéma était autrefois un art en mouvement : les affiches étaient tapissées sur des pousse-pousse motorisés et des chariots tirés par des chevaux. Le paysage visuel du Pakistan était dominé par ces affiches énergiques, effrontées et violentes tirées des derniers films de Lollywood [l'industrie cinématographique pakistanaise, NDLR]. Contrairement aux États-Unis, où les affiches faisaient concurrence aux publicités télévisées, imprimées et radiodiffusées, au Pakistan, les affiches étaient le principal mode de promotion, mais aussi le moins cher. « Elles dominaient la ville, donnant au film l'impact qu'il souhaitait », dit Ali Khan, anthropologue à l'Université des sciences de gestion de Lahore (LUMS).
Dans les années 1970, le Pakistan abritait l'une des industries cinématographiques les plus importantes au monde et produisait en moyenne plus de 100 films par an. À son apogée, des centaines d'artisans, formés par des ustaads (maîtres), s'entassaient dans les ateliers des rues de Lahore pour peindre ces affiches. Avant l'avènement de l'impression numérique dans les années 1990, les héros et les méchants du cinéma pakistanais étaient présentés au public par le biais de ces panneaux ostentatoires.« La peinture à la main est un véritable art, elle demande beaucoup de travail et d'attention aux détails, ce qui fait défaut à l'impression numérique » – Muhammad Ajmal, peintre
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Comme d'autres artistes, Ajmal distinguait les héros des vilains en leur attribuant des couleurs distinctes. Les studios lui envoyaient un livre d'images fixes et lui demandaient de laisser libre cours à son imagination. « Personne ne m'a jamais dit comment faire une affiche, dit-il. La peinture à la main est un véritable art, elle demande beaucoup de travail et d'attention aux détails, ce qui fait défaut à l'impression numérique. L'ordinateur est comme un singe ; vous lui donnez des instructions et des commandes. Il n'a aucune créativité. » Lorsque les cinémas pakistanais étaient en plein essor, les studios lui offraient des billets gratuits pour voir les films qu'il peignait, mais il y allait rarement par manque de temps.Le Pakistan a depuis connu un déclin précipité des affiches peintes à la main : l'impression numérique coûte moins cher et l’industrie cinématographique est en difficulté, ne produisant qu'une quarantaine de films par an. Aujourd’hui, le pays ne compte plus que 120 écrans pour 210 millions d'habitants. Bien que Bollywood génère environ 70 % des recettes des cinémas pakistanais, ses films sont systématiquement interdits dès que les tensions s'exacerbent au sujet de la guerre du Cachemire de 1965. Au début de l'année dernière, après que les accrochages à la frontière entre le Pakistan et l'Inde se sont intensifiés sur le territoire contesté, le Pakistan a de nouveau interdit les films indiens. L’impact sur les cinémas a été désastreux. « Tous les établissements perdent de l'argent parce qu'ils n'ont pas assez de spectateurs », précise Gwendolyn Kirk, spécialiste du cinéma pakistanais.
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Le nombre d’artisans s'est réduit à moins d'une centaine. Et si Ajmal reçoit toujours des commandes pour de vieux films, il peine à en vivre. Aujourd'hui, ces affiches décorent non plus les salles de cinéma, mais les murs des cafés modernes de Lahore ou d'Islamabad, où elles ont trouvé un nouveau public auprès des jeunes.
« La génération précédente trouvait ces affiches grossières et vulgaires », explique Ali Khan. En effet, deux ans après la fondation du pays, en 1947, le ministre des communications, Sardar Nishtar, avait condamné toute association avec le cinéma, jugeant ce dernier « moralement décadent » : « En principe, les musulmans ne devraient pas s’adonner à la production cinématographique. Étant l'œuvre de la convoitise et de l'appât du gain, celle-ci devrait être laissée aux infidèles. »Cette hostilité s'est étendue à la politique d'islamisation du dictateur Zia-ul-Haq. Il a interdit le rock et la danse à la télévision, et exigé des cinéastes qu'ils détiennent un diplôme universitaire officiel et s'inscrivent auprès du ministère de la Culture avant d'entreprendre tout projet. « Sous Zia, il y avait une exigence : les affiches ne devaient pas être vulgaires », se rappelle Ajmal. En 1988, il a conçu l'affiche du film punjabi Hakoomat, qui représentait deux personnages féminins prenant une pose suggestive, une banane à la main. « Le public était indigné. La police a dû intervenir et j'ai dû démonter l’affiche. »
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Mais selon Mohsin, le jugement du public était parfois pire que la censure de Zia. Dans les années 70, il a peint une affiche mettant en scène une fille en sous-vêtements. La réaction de la droite religieuse ne s’est pas fait attendre et il a dû repeindre par-dessus cette image offensante. « Si je ne le faisais pas, ils l'arrachaient et la brûlaient », dit-il. En 1972, à Faisalabad, il a reçu des menaces du groupe islamiste Jamaat-e-Islami pour son affiche du film ourdou Naag Muni : il avait dessiné l'actrice principale avec les bras exposés.Mohsin vend désormais son travail à des collections d'art privées et des restaurants gastronomiques, tandis qu'Ajmal réalise des affiches à la demande pour 50 000 roupies (environ 270 euros). Ces peintures, dépouillées de leur fonction utilitaire, sont aujourd’hui de véritables pièces de collection ayant leur propre valeur esthétique. Les gigantesques panneaux d'affichage de Lahore, quant à eux, ne sont plus que des écrans numériques tape-à-l'œil qui annoncent les dernières tendances mode. Heureusement, la forme d'art indigène que Moshin et Ajmal ont contribué à populariser prospère au bout de leurs pinceaux, loin des salles de cinéma.Sabrina Toppa et Zaighum Abbas sont sur Twitter.VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.