Santé

Mon psy s’est suicidé

Il y a environ un an que Mark est décédé. Au cours de cette année, mon point de vue sur l’empathie a changé radicalement.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Mon psy s’est suicidé
Photo Ljupco / Getty 

Un samedi matin, mon mari Eddie et moi étions allongés dans notre lit, pas encore tout à fait réveillés, lorsque son téléphone a sonné.

– « Je suis un ami de Mark », a dit l'interlocuteur. Mark était un thérapeute qu'Eddie et moi consultions depuis une décennie, en couple et individuellement. « On m'a demandé de prévenir ses patients. Je suis navré de vous l’apprendre, mais Mark est décédé hier. »

– « Oh mon Dieu, que s'est-il passé ? » a demandé Eddie.

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– « Il était très déprimé. »

Eddie a alors fait une pause : « Attendez, il s'est suicidé ? » Nous étions abasourdis. Eddie voulait en parler, mais moi j’en étais incapable. J’étais parcouru d'émotions contradictoires. Tristesse, choc, panique, horreur. Je ressentais aussi de la colère. Je me sentais si proche de lui, j'avais tellement confiance en lui, alors que je ne le connaissais pas du tout. J’avais l’impression d’avoir été trahi. Il me donnait des conseils sur la façon de mener ma vie, alors qu’il était capable de gérer ses propres problèmes. Si mon thérapeute ne pouvait pas supporter la vie, comment le pouvais-je ?

Ce n'était pas une question désinvolte. Dans la vingtaine, découragé par une rupture, je me suis mis un revolver dans la bouche, bien décidé à appuyer sur la détente. Je l'ai reposé après avoir pensé aux personnes que j’allais blesser, à savoir ma famille et mes amis. J'ai juré de demander de l'aide et j’ai commencé une psychanalyse. C'est à ce moment-là que j'ai compris que j'allais probablement passer ma vie à combattre la dépression.

Lorsque j'ai rencontré Mark quelques années plus tard, j'avais déjà vu quelques thérapeutes. Certains étaient géniaux, mais Mark était exceptionnel, prêt à repousser les limites de la relation thérapeute-client traditionnelle. Il s'est ouvert à ses patients en partageant quelques détails de sa vie personnelle, comme le ferait un ami. Il était notre guide, et en même temps, il était l'un des nôtres.

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D’après ce qu’il m’avait dit, Mark avait vécu un divorce douloureux. Quand Eddie est parti pour un séjour de trois mois en Arizona, je me suis senti abandonné. Mark m’a alors avoué que vivre avec son ex-femme et sa fille lui manquait. Voilà un homme qui tente de surmonter une crise majeure de sa vie, avons-nous pensé. Eddie et moi étions là pour lui. Je suis sûr que ses autres patients aussi. Et puis, tout à coup, il a renoncé à la vie.

« Les thérapeutes, un groupe d'individus à risque »

Peut-être qu'Eddie et moi n'aurions pas dû être aussi choqués par le suicide de Mark. Il s'avère que les médecins ont le taux de suicide le plus élevé de toutes les professions. Le nombre de personnes qui se suicident (28 à 40 pour 100 000 habitants) représente plus du double de celui de la population générale (12,3 pour 100 000). Et parmi toutes les spécialités médicales, la psychiatrie occupe une place de choix. Une étude de l'American Psychological Association (APA) a montré que près d'un psychologue sur cinq (18 %) a déclaré avoir des pensées suicidaires lorsqu'il était confronté à une difficulté personnelle ou professionnelle.

La perte d'un thérapeute, quelles que soient les circonstances, mais surtout en cas de suicide, peut être particulièrement grave. « Perdre un thérapeute pour cause de suicide n'est malheureusement pas si rare », explique Charles Nemeroff, professeur et directeur du département de psychiatrie de la faculté de médecine de la Dell Medical School, au Texas. « Les données indiquent clairement qu'il s'agit d'un groupe d'individus à risque », dit-il. Et même s'ils parviennent très bien à traiter les problèmes mentaux des autres, ils ont du mal à demander de l'aide lorsqu'ils en ont besoin. Beaucoup ne le font pas. « Les docteurs sont de terribles patients. »

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De plus, le stress fait partie intégrante du travail. « Vous voyez des patients de huit heures du matin à cinq heures de l'après-midi. C'est une pratique solitaire. Les patients vont et viennent, 45 ou 50 minutes, cinq jours par semaine, dit Nemeroff. Ils déversent devant vous ce qu’ils ont sur le cœur. »

Beaucoup de patients réagissent bien à la thérapie, ce qui peut être gratifiant pour les thérapeutes qui les traitent, mais ce n’est pas toujours le cas. « De la même façon que les médecins oncologues doivent faire face à la perte de patients, les psychothérapeutes, les psychiatres, les psychologues, les travailleurs sociaux – tous les professionnels de la santé mentale – ont des patients qui ne vont pas bien et qui, parfois, se suicident. C'est dur à gérer. »

Quand c'est le thérapeute qui se suicide, il est naturel pour ses patients de ressentir de la colère et de la trahison. « La relation patient-psychothérapeute est très intime et spéciale. Il devient un microcosme de toutes ses relations. Perdre un thérapeute par suicide équivaut à perdre un membre de sa famille ou un ami proche. C'est quelqu'un qui connaît vos pensées intérieures les plus intimes », poursuit Nemeroff.

Cela fait un an et un mois que Mark s'est suicidé. Depuis, ma perspective a radicalement changé. La colère et le sentiment de trahison ont disparu. Maintenant, Mark me manque, et je l'admire beaucoup.

Grâce à lui, je suis devenu une personne plus compatissante. Je me rends compte maintenant qu'en s'occupant de ses propres problèmes – et de très graves problèmes – Mark a trouvé en lui le courage de tout donner à ses patients.

J'ai commencé à voir une nouvelle thérapeute, Amy, qui pense aussi que le fait de partager des détails sur sa vie peut aider le patient à se sentir plus en sécurité et en confiance. Au début, j’ai eu beaucoup de mal à m'ouvrir après ce qui est arrivé à mon dernier thérapeute. Mais parler de ce qui se passe dans ma tête est vital – Mark me l'a montré. Et je sais qu'il aurait voulu que je continue, même après une telle perte.

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