J Dilla a changé la scène du beatmaking québécois

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Culture

J Dilla a changé la scène du beatmaking québécois

L’héritage du légendaire DJ-producteur américain J Dilla est connu dans la culture au sens large, mais quelle relation les piliers de la scène québécoise entretiennent-ils vraiment avec celui-ci?

Pour les connaisseurs de la culture hip-hop, le nom J Dilla fait résonner une corde sensible. Considéré comme un maillon fort de la chaîne du beatmaking américain, celui qui s’est d’abord fait connaître sous le nom de Jay Dee s’est démarqué par son oreille musicale hors pair, son drum sequencing atypique, sa vision musicale éclatée et sa capacité d’évolution personnelle à travers ses différentes phases créatrices. Sur une période d’à peine dix ans, le DJ-producteur de Detroit est passé de jeune beatmaker prometteur de la formation Slum Village faisant dans le néo-soul inspiré de Pete Rock, à une référence notoire qui repousse souvent les limites préconçues du hip-hop. Peu reconnu de son vivant, il s’est taillé une réputation enviable parmi les heads à travers une multitude de collaborations mémorables et un parcours solo détonnant.

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Depuis son tragique décès dû aux complications de la maladie du lupus en 2006, son héritage à la scène a été mis en lumière à de nombreuses reprises, mais dans quelle mesure et avec quelle ampleur est-ce que le MPC3000 de J Dilla a fait écho dans le cœur de Montréal? On a discuté avec quatre artisans de la production québécoise et organisateurs du MTL loves Dilla, qui soulignent sa mémoire depuis maintenant 12 ans : Toast Dawg (Atach Tatuq, Brown), Manzo (Sunday scratch sessions) ainsi que Sev Dee et Mark the Magnanimous (K6A, Artbeat Montréal).

Étant de nature plutôt humble et effacée, J Dilla ne se mettait jamais de l’avant lorsqu’il a fait paraître ses premiers beats commerciaux au milieu des années 1990. À l’époque, alors qu’internet n’était encore qu’à ses débuts et pas nécessairement dans tous les foyers, les amateurs qui tombaient sur ses productions devaient faire leurs propres recherches pour trouver qui était le beatmaker de leurs chansons préférées.

VICE: Quand et comment avez-vous découvert Jay Dee?

Manzo : Au départ, je pense qu’on l’a tous découvert sans le savoir…

Toast Dawg : Quand Beats, Rhymes and Life d’A Tribe Called Quest est sorti en 1996, j’ai vu que le son avait vraiment changé de Midnight Marauders, l’album précédent. C’était plus clean. Je checkais dans les crédits de la pochette et il y avait le nom de Jay Dee. Il est arrivé avec le son jazzy et vaporeux de Tribe, mais c’était encore meilleur. Il a ensuite fait deux beats sur Enigma de Keith Murray. Il a aussi fait le track Dynamite! sur le quatrième album de The Roots. Je commençais à mixer, pis je trouvais que ces morceaux-là fittaient tous ensemble. Après, je me suis rendu compte que c’était aussi lui qui était derrière Runnin’ de Pharcyde. À partir de là, ça a déboulé : j’allais dans les shops spécialisées pour chercher ses records.

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Sev Dee : L’album Stakes is High de De La Soul fait partie des dix premiers records que j’ai achetés. Mon boy avait acheté The Coming, le premier album de Busta Rhymes et à l’époque, c’était le plus gros shit de tous les temps! Le single Woo-Hah!!Got You All in Check est sorti et ça comprenait deux remix faits par Jay Dee. On capotait sur la bass sur ces tracks-là! La connexion s’est faite au premier album solo de Q Tip en 1999, sur lequel le nom de Dilla était inscrit à la production. Le monde haïssait cet album-là parce que c’était trop club mais nous on capotait! Tout était bon et super clean. La véritable confirmation, c’était à l’album solo Welcome 2 Detroit en 2001

Le DJ Mark the Magnanimous | Crédit photo / Véronique Duplain

Au tournant du millénaire, vous aviez fini par identifier la finesse et la signature de Jay Dee à travers ses créations sur divers projets. Vous aviez étudié sa technique et vos oreilles étaient fixées sur sa démarche. Est-ce qu’on retrouve une touche Dilla dans ce que vous faites?

Toast Dawg : Dépendamment des phases de ma création, j’m’en suis certainement inspiré. Je pense qu’il a utilisé pas mal toutes les techniques pour faire des beats et j’ai toujours été très fan de toutes ses démarches. Je pense à 1-2 sur Deluxxx [deuxième album d’Atach Tatuq]. J’étais allé voir ce qu’il avait utilisé. Plus récemment, sur mes projets solo Brazivilain volume I et II tu peux aussi retrouver la touche Dilla, surtout sur le morceau Finale (Fim) que j’ai fait avec son frère Illa J.

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Manzo : Personnellement, je pense pas avoir fait un gig de DJ depuis les 15 ou 20 dernières années sans jouer une de ses tracks et ce, peu importe le contexte. J’aime voir les gens réagir sans qu’ils sachent que c’est du Dilla.

Sev Dee : S’il y avait une trajectoire à ma carrière musicale, Dilla a certainement fait un kink. Lorsque je n’avais aucun standard sur lequel me baser, ce mince-là faisait exactement ce que je trouvais dope, c’est-à-dire sortir des standards de sampling et aller un peu au-delà de la démarche établie. Pour la première fois, j’avais quelqu’un qui représentait l’idéal de ce que j’avais en tête. Quand je mentionne Welcome 2 Detroit, c’est que ça fait partie de ces albums qui te font retourner en studio quand t’es en train de produire. Évidemment, je n’essaye pas de reproduire ce qu’il a fait, mais je cherche comment je peux faire quelque chose qui va être aussi dope. Il a personnellement laissé une trace dans ma démarche.

Le DJ Toast Dawg - Crédit photo / Véronique Duplain

Sev Dee et Mark, vous avez fondé Artbeat Montréal en 2011, une plateforme de promotion des beatmakers québécois, à travers ce désir de création, notamment nourri par l’éthique de Dilla, et dans l’optique d’offrir une vitrine à une scène locale en pleine effervescence. Quel rôle a pu jouer Jay Dee dans ce genre d’espace de création et de diffusion?

Sev Dee : Ce que Dilla a directement créé, c’est le L.A. beat scene de la fin des années 2000 qui a inspiré la génération suivante de DJ-beatmakers. Moi, j’étais pas inspiré par Flying Lotus et tout ça. Pour nous, à travers Artbeat, ce que Dilla représentait clairement c’était : fais TON truc. Dans un environnement qui est peut-être pas propice, où les gens sont peut-être pas super ouverts à ton shit, fait TON thang. Avec Artbeat, on a offert une plateforme crédible pour donner aux plus jeunes l’opportunité de performer et de montrer aux autres ce qu’ils font. On leur disait “allez-y et profitez-en!” Vous pouvez écouter de la musique de n’importe où et créer à partir de ce que vous voulez; sortez du carcan un peu! Ça, c’était le message pour les artistes. Mais au crowd, on leur disait ça, c’est VOTRE scène. Les gens jouent leur propre musique! Aujourd’hui, Kaytranada transpire Jay Dee all day! Quand t’entends les vieux beat tapes de Kaytradamus, t’entends le son J Dilla à fond. Même chose pour High Klassified à ses débuts. Il y a quelque chose qui est sorti de ça…

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Manzo : Sans Dilla, est-ce qu’il y aurait eu la scène piu-piu? Je pense pas.

Mark : Il y avait un intérêt pour les beats instrumentaux qui était présent [au Québec]. Dilla a joué un grand rôle là-dedans. Que ce soit KNLO avec ses Craqnuques, Vlooper avec ses beat tapes ou n’importe qui d’autre, il y avait un certain let loose à faire des beats hors du commun. Je pense que l’influence que Jay Dee a eue sur les artistes d’ici s’est transmise entre eux.

Vous n’avez pas tardé à célébrer J Dilla en organisant un événement commémoratif dans les semaines qui ont suivi son décès en 2006. Cette première édition de Montréal Loves Dilla a rassemblé les connaisseurs et les curieux au point de répéter l’expérience année après année. Comment expliquez-vous le succès de votre événement?

Sev Dee : Dans le monde, il y a très peu de soirées qui lui sont été intégralement dédiées. Il y a un Dilla week-end qui se déroule à Miami. Détroit et L.A. ont un événement aussi. Il y en a partout, mais il y en a aucun autre qui se déroule chaque année depuis 2006. Montréal est une des rares. Quand on a accueilli sa mère Ma Dukes, son frère Illa J, Frank Nitt [du duo Frank-N-Dank] et tout ça à la dixième édition, ils ont reconnu que notre événement était particulier. On n’est pas la plus grosse métropole, mais s’il y a plus de gens qui se déplacent ici qu’à Detroit, it’s special

Mark : Je pense que beaucoup de gens tiennent Dilla dans une certaine estime. Y a ben du monde qui savent que Dilla, c’est quelque chose d’important en général pour les gens qui aiment le hip-hop. Y en a qui se pointent à l’événement parce que c’est un genre de tribute et ils sont curieux de découvrir (ou redécouvrir) son œuvre. Y en d’autres qui le connaissent super bien. Pour la majorité des heads, ça se résume souvent ainsi : « Everyday is Dilla day. »

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La 12 e édition de Montréal Loves Dilla se déroule le samedi 10 février dès 21 heures au Artgang Plaza, situé au 6524, rue Saint-Hubert. Pour célébrer les beats de Jay Dee jusqu’au petit matin, c’est aux côtés de Toast Dawg, Manzo, Sev Dee et Mark the Magnanimous (ainsi que plusieurs autres DJ de renom!) que ça se passe.

Pour le reste, la musique et l’âme de J Dilla restent intactes à travers ses productions qui continuent d’être découvertes et redécouvertes chaque jour un peu partout dans le monde.