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Dans la peau d'un chef à la reconquête de son étoile

Hervé Lussault l'a gardée pendant 18 ans. En 2015, le Guide Michelin a décidé de lui retirer. Depuis, il veut (vraiment) la récupérer.
Alexis Ferenczi
propos rapportés par Alexis Ferenczi
Paris, FR

Cet article a initialement été publié par Munchies.

Hervé Lussault est le chef du restaurant « Charles Barrier », avenue de la Tranchée à Tours. Né au Laos, Hervé est arrivé en France adolescent. Formé au lycée hôtelier, il est ensuite passé dans les prestigieuses cuisines du Fouquet’s, du Château d’Artigny et du Lucas Carton avant de revenir à Tours. Quand son restaurant perd l'étoile, en 2015, il se lance dans un nouveau combat, pour tenter de la récupérer.

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En 2015, j’ai perdu mon étoile. Je l’avais pourtant gardée pendant 18 ans. J’ai écrit au bureau du directeur du Guide Michelin qui n’a pas voulu me recevoir. Finalement, un inspecteur m’a expliqué que je ne devais pas faire « la cuisine de mes seconds » mais celle que je « ressentais ».

Le chef Hervé Lussault dans les cuisines du Charles Barrier, à Tours.

Ma famille a quitté le Laos en 1978. Mon père, qui était commerçant, a décidé de fuir le régime communiste. Il avait quelques camions qui transportaient des gens et des marchandises et, pour améliorer l’ordinaire, il faisait aussi un peu de contrebande à côté – opium, lingot d’or.

On est tous partis pour la Thaïlande et on est resté dans un camp de réfugiés pendant un an et demi. Mon père a monté un petit restaurant – un peu pour cacher la richesse qu’il avait – où l’on vendait des nouilles et des soupes. C’est moi qui allais faire les courses au marché et j’achetais souvent n’importe quoi. Je revendais aussi la nourriture que la Croix-Rouge nous distribuait et que je ne trouvais pas très bonne. Il y avait six ou sept pays dans le monde qui étaient prêts à nous accueillir – dont la France.

Le Laos est une ancienne colonie française, ce qui n’a pas empêché les Laotiens d’avoir depuis toujours un petit faible pour la France, le pays du fromage, du roquefort et de la vache qui rit. Au bout des démarches, on nous a mis dans un Boeing 747 direction Charles de Gaule. J’avais dix ou onze ans. Je me rappelle que tous les réfugiés étaient dans la queue de l’avion. Au moment du repas, on était perdu. L’odeur, le sel, le sucre, tout était différent. C’était la première fois qu’on mangeait français et je ne savais même pas comment faire.

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Je me souviens aussi très bien de notre arrivée en décembre 1980. Il y avait de la neige et on n’avait que des chaussures en tissu. On nous a mis dans un foyer en attendant que les cartes de séjour soient délivrées. On nous a donné des vêtements. On s’est installé à Amboise, en Touraine. C’était un choc thermique et culturel.

Ma grande sœur a été obligée de travailler immédiatement pour venir en aide à la famille. Moi, j’ai eu la chance de pouvoir suivre des études avec mon frère. Qui dit école, dit aussi cantine. J’ai découvert la vinaigrette. Au début, je n’arrivais pas à la manger. Au Laos, le vinaigre, c’est le citron. Petit à petit, on y prend goût. J’ai commencé à aimer le pain, le beurre, la confiture, le chocolat chaud que je buvais à la collation avec mon équipe de soccer.

Même si j’étais bon dans les matières techniques, j’ai arrêté les études pour faire un DEP en cuisine. Pourquoi ? Parce que j’aimais ça et que, derrière, j’avais l’idée de faire du commerce. À Tours, la famille Magord qui nous parrainait connaissait quelqu’un qui travaillait au Fouquet’s, la brasserie sur les Champs-Élysées. « Est-ce que tu veux y faire un stage ? » Je réponds oui. Je suis pris. J’y reste deux mois pendant l’été. Et là c’est le déclic. Voilà. C’est ça que j’ai envie de faire. Ce métier-là. Ça m’a plu tout de suite. Je me sentais bien avec mes mains.

Après le DEP, j’ai fait un parcours classique. Je suis allé travailler au Château d’Artigny à Montbazon, auprès de Francis Maignaut pendant trois mois, puis à Paris, au Lucas Carton (3 étoiles), aux côtés d’Alain Senderens pendant presque six ans. Au fil de ses expériences, j’ai vraiment appris la cuisine française : les techniques de cuisson – poisson à la vapeur, braisé ou poché.

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M. Magord, mon parrain, voyait que je progressais et, en 1996, il me propose de revenir à Tours et de reprendre le restaurant « Charles Barrier ». À l’époque, j’ai 25 ans et je cherche déjà à me mettre à mon propre compte. C’est le bon moment. Même si je n’étais pas « prêt » culinairement – je ne savais pas faire toutes les pâtes, le pain ou la charcuterie – j’avais l’envie.

Quand je suis arrivé à Tours, il y avait M. Charles Barrier au-dessus de moi. L’idée n’était pas de le remplacer mais d’apprendre avec lui. C’est un métier où il faut savoir rester humble et je voulais qu’il m’accompagne. C’était une cuisine très classique pour quelqu’un comme moi plutôt « cuisine nouvelle » mais ça me convenait parfaitement. J’ai longtemps gardé ses plats à la carte.

Après le départ de M. Barrier, les deux étoiles ont été retirées – elles ne m’appartenaient pas. Il a d'abord fallu endiguer une chute drastique du chiffre d’affaires. Pour exister, j’ai tout de suite imaginé l’ouverture d’un bistrot, avec une carte très simple, à côté du restaurant – un peu à la manière de ceux de Guy Savoy.

En 1998, on inaugure le Bistrot de la Tranchée. À l’époque, j’étais jeune, inconscient et motivé. Au gastro’, je travaillais le lapin à la moutarde en déclinaison, au bistrot, on faisait un carré de porc sublime. Les deux se complétaient, les affaires marchent. Cette année là, on récupère une étoile au Michelin. Je la garde 18 ans.

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Perdre une étoile, c'est aussi perdre une petite partie de la clientèle touristique. Aujourd’hui, ça revient. Quand le Guide Michelin a rendu sa décision, 99 % de mes clients fidèles n’étaient pas d’accord avec ce verdict. Et croyez-moi, ces gens-là ont l’habitude d’aller dans des belles tables. Je n'ai pas fait de dépression. Au contraire, perdre l'étoile m'a donné la pêche. C’est une locomotive. Mais il ne faut jamais perdre de vue que, le plus important, ce sont les clients. Ce sont eux qui viennent manger chez vous et qui vous font vivre, vous et les 30 salariés de votre entreprise. Ce n’est pas le Guide Michelin qui remplit la caisse.

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Quand l'étoile est arrivée, j’étais heureux mais ça s'est arrêté là. Quand elle est partie je me suis dit « Dis donc, c’est dur de la gagner en fait ». Comme si je me rendais compte 18 ans après à quel point c’était difficile. À l'époque, je faisais de la cuisine avec une forme d'insouciance. Maintenant, j’ai 47 ans, ce n’est plus la même chose.

Même si je veux la reconquérir, je ne me lève pas tous les matins en me disant que je dois absolument la gagner. On verra. Si je ne vaux pas une étoile, je ne vaux pas une étoile, tant pis. Je ne vais pas en mourir.