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La marche funèbre du fentanyl pourrait bientôt traverser le Québec

La crise de santé publique causée par le fentanyl n'a pas encore atteint le Québec, et VICE a tenté de comprendre pourquoi.
Photo tirée du documentaire Dopesick.

Cette poudre de fentanyl peut servir à contrefaire des comprimés ou à couper d'autres drogues à faible coût, comme l'héroïne. Une tendance qu'on a « un petit peu » observée à Montréal, confirme l'enquêteur de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), Jacques Théberge. Mais dans l'ouest du pays, une crise fait rage : toutes sortes de drogues sont coupées avec du fentanyl, souvent à l'insu des consommateurs, qui sans le savoir consomment des substances trop fortes, ce qui entraîne des surdoses.

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En Colombie-Britannique, où l'état d'urgence a été déclaré en avril, on compte au moins 488 morts par surdose depuis le début de l'année. Une analyse préliminaire du Bureau du coroner de la province révèle que 60 % des décès survenus entre janvier et juillet sont liés au fentanyl. La situation est également critique en Ontario et en Alberta.

Au Québec, est-ce aussi grave?

De 2010 à 2014, 191 autopsies de surdoses ont révélé la présence de fentanyl, selon le Bureau du coroner du Québec. De ce nombre, 46 décès étaient directement causés par cette drogue puissante, ce qui représente une dizaine de décès pas année. À la lumière de ces données, on peut conclure que la situation québécoise n'a pas l'ampleur de la vague de surdoses qui submerge les autres provinces.

Selon David Champagne-Turcotte, responsable des communications à l'AQPSUD, les drogues montréalaises ne sont pas coupées avec du fentanyl, comme elles le sont ailleurs. « Les gens qui vont consommer du fentanyl savent que c'est ça qu'ils vont chercher, donc ils sont plus prudents. Mais il faut faire attention, parce qu'il y [a des comprimés] qui sont contrefaits. »

Ces comprimés contrefaits, qui proviennent de laboratoires clandestins, sont extrêmement dangereux. « N'importe qui peut s'improviser chimiste, commander des ingrédients, commander une presse, puis fabriquer lui-même ses propres comprimés dans son sous-sol. Personne ne vérifie la quantité de fentanyl qu'il y a à l'intérieur », prévient Geneviève Fortin, organisatrice communautaire à Cactus Montréal. La dose létale de fentanyl se situe autour de deux milligrammes, d'après la GRC.

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Pour Geneviève Fortin, ce qui semble le plus courant au Québec, ce sont les comprimés clandestins vendus en les faisant passer pour un autre opiacé. « On a observé que beaucoup de gens pensaient se procurer de l'OxyContin, mais qui en fait était du fentanyl », explique-t-elle.

Une consommation d'opioïdes en augmentation

« On sait que les gens consomment du fentanyl [au Québec], mais on n'a pas de données sur la consommation ou sur ce qu'on retrouve dans la rue », lance Geneviève Fortin. Du bout des lèvres, le caporal Théberge me confirme que la GRC enquête au Québec sur des dossiers qui touchent au fentanyl, mais ne peut dire combien ni donner plus de précisions sur leur ampleur.

Ce qu'on sait de source sûre sur la consommation, c'est qu'il y a deux ans, l'Institut national de santé publique du Québec rapportait une hausse des surdoses par opioïdes au Québec, incluant les intoxications non intentionnelles. De manière générale, la vente et la consommation d'opioïdes médicamenteux sont en augmentation chez les Québécois.

Le Collège des médecins s'en inquiète : il n'a pas de contrôle sur la prescription d'opioïdes et ignore qui en prescrit. L'organisation craint que la situation dégénère comme en Colombie-Britannique. « Nous savons qu'il y a de nos médecins qui ont prescrit jusqu'à 3000 comprimés [d'opioïdes] par mois. À notre connaissance, il n'y a pas d'indication pour prescrire 3000 comprimés à un patient par mois. On sait qu'il y a certains patients qui ont accès à plusieurs centaines, sinon des milliers de comprimés par mois », a affirmé le secrétaire du Collège des médecins, Yves Robert, en entrevue à Radio-Canada.

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L'œuf (de fentanyl) ou la poule (de fentanyl)?

En demandant à divers intervenants du milieu pourquoi on retrouve moins de fentanyl au Québec que dans le reste du Canada, il est curieux de constater à quel point les avis divergent. Attachez votre tuque avec de la broche, on va passer au travers de bon nombre d'entre eux.

Pour certains, comme Carole Morissette, médecin-conseil à la Direction de la santé publique de Montréal, c'est d'abord une question d'offre. « Les consommateurs prennent ce qui est sur le marché, et ce qui est disponible sur le marché en ce moment, heureusement, ce n'est pas de la drogue qui contient des quantités élevées de fentanyl, contrairement à ce qui se passe dans l'Ouest canadien. »

Pour d'autres, c'est aussi une question de demande, car pour l'instant, les opiacés, ce n'est pas ce qui est le plus consommé dans la métropole. « Ça demeure marginal. On est encore beaucoup dans la consommation de cocaïne et de crack. Les gens qui consomment de l'héroïne ou des opiacés sont moins nombreux, mais de plus en plus ils vont se tourner vers le fentanyl ou l'OxyContin, parce que c'est moins cher que l'héroïne », pense Geneviève Fortin.

Différents cartels, différents marchés

« L'affaire, avec les substances, c'est qu'il n'y a pas un endroit où elles sont distribuées de la même façon », lance Julie Soleil, directrice du Groupe de recherche et d'intervention psychosociale (GRIP) de Montréal. Selon elle, ce qui pourrait expliquer la plus grande présence de fentanyl dans l'Ouest, ce sont les différences de cartels, qui se traduisent par une mise en marché différente des drogues.

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« Ici, notre crime organisé se fait du côté des Italiens et des motards, mais ce n'est pas pareil dans toutes les provinces. Dans l'Ouest, on retrouve des cartels différents, notamment les cartels asiatiques, qui ont beaucoup de contacts avec la Chine, d'où provient le fentanyl », explique Julie Soleil. Une hypothèse qu'appuie Jean-François Mary. « C'est sûr que l'échelle de disponibilité de fentanyl, comparée à la Colombie-Britannique, est vraiment différente. Ils ont une proximité des réseaux de trafic chinois qui sont implantés depuis longtemps, ce qui n'est pas le cas ici », expose-t-il.

Si la GRC a déjà confirmé que le fentanyl provient de Chine, l'enquêteur Jacques Théberge n'a pas voulu confirmer la théorie des cartels. « C'est quelque chose dont je ne peux pas discuter ouvertement », a-t-il laissé tomber.

Gens du pays, c'est à votre tour

Une autre hypothèse expliquant la faible présence de fentanyl au Québec, c'est qu'on serait simplement en retard sur les autres provinces.

« Tout ce qui sort dans l'Ouest s'en vient ici, mais c'est graduel, explique Geneviève Fortin. Il y a 10, 15 ans, on a vu l'arrivée du crystal meth à Vancouver. Présentement, à Montréal, le crystal meth est en train de s'implanter dans les rues. On s'attend à se retrouver dans une dizaine d'années à peu près au niveau actuel de consommation de crystal meth de Vancouver. »

L'inspecteur de la GRC Jacques Théberge n'est pas du même avis. « Le crystal meth, pendant des années on disait : "Ça s'en vient à Montréal", mais ce n'est jamais arrivé », assure-t-il. Il juge qu'il est pourtant possible de « comparer ce qui va arriver avec le fentanyl avec ce qui est arrivé avec le crack », qui est beaucoup consommé à Montréal. Il précise qu'une éventuelle implantation du fentanyl au Québec demeure incertaine.

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Pour Geneviève Fortin, il ne fait aucun doute que le fentanyl s'en vient; ce n'est qu'une question de temps. « C'est sûr que ça peut arriver très vite, comme ça peut prendre cinq ans, dix ans. On ne sait pas. »

Le Québec se prépare au fléau

Quelle que soit la raison pour laquelle le Québec n'est pas en crise présentement, il demeure essentiel de se prémunir contre une telle éventualité. « Il ne faut pas oublier que Montréal est une plaque tournante pour le trafic de stupéfiants, donc il faut s'attendre aussi à voir du fentanyl », prévient Jacques Théberge.

La Direction de la santé publique de Montréal a mis plusieurs mesures en place pour prévenir et gérer d'éventuelles crises à la suite d'une vague de 79 surdoses survenue dans la métropole en 2014, qui a entraîné la mort de 28 personnes. Le puissant opioïde avait été détecté dans l'analyse d'une des premières surdoses, mais « l'enquête a permis de conclure que le fentanyl n'était pas en cause pour l'ensemble des cas », précise Carole Morissette, qui a participé à la rédaction du rapport d'enquête.

Fentanyl ou pas, la Direction de la santé publique de Montréal procède depuis à la mise en place d'un groupe de surveillance, responsable de repérer rapidement les situations problématiques et de transmettre de l'information en temps réel. La Direction a aussi travaillé sur des outils de sensibilisation permettant de prévenir ou de reconnaître les surdoses et de relayer des messages de prévention. Elle a également fait pression pour la mise en place d'un programme d'accès à la naloxone, un antidote injectable qui permet de bloquer temporairement les surdoses.

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« En 2014, il n'y avait qu'une dizaine de techniciens ambulanciers qui avaient accès à la naloxone dans les services préhospitaliers à Montréal. Depuis, la presque totalité des techniciens ambulanciers d'Urgence-santé sont formés pour l'utiliser, s'enthousiasme Carole Morissette. Notre objectif, c'est de faire en sorte que toute personne susceptible de faire une surdose puisse avoir accès à cette trousse qui sauve des vies. »

La médecin-conseil ajoute que, depuis juin 2015, 350 personnes ont été formées pour administrer la naloxone et que 23 trousses de prévention ont été utilisées avec succès.

Encore du chemin à faire

Il manque encore certaines ressources pour être bien préparé à la venue – imminente ou pas – du fentanyl. Geneviève Fortin plaide pour la légalisation du service de testing, ce qui est permis dans plusieurs pays d'Europe. Cela permettrait de détecter la présence de fentanyl ajouté dans les drogues à l'insu des consommateurs. Elle déplore en outre que la naloxone ne soit « pas encore assez disponible à un grand nombre de personnes », même si de nombreux intervenants et usagers ont déjà leur trousse.

De son côté, David Champagne-Turcotte critique le retard du Québec sur la question des centres d'injection supervisée, un service attendu depuis 20 ans maintenant. « Ça fait des années que c'est supposé être au printemps qui s'en vient… Là, ils sont en train de passer des entrevues pour des infirmières. On espère que ça va être là au printemps », soupire-t-il.

Selon lui, ces centres sont essentiels à la prévention des surdoses. Il cite au passage le centre Insite, à Vancouver, qui a sauvé la vie d'une trentaine de personnes lors d'une importante vague de surdose concentrée en 24 h, à la fin du mois d'août.

Selon la directrice du GRIP, la manière la plus efficace de se prémunir contre une épidémie de surdoses de fentanyl serait la plus simple, mais aussi la plus audacieuse. « La meilleure solution, ce serait de légaliser toutes les drogues, martèle Julie Soleil. La prohibition amène ce type de problèmes. »

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