Un appel longue distance 
avec Kim Gordon

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Culture

Un appel longue distance 
avec Kim Gordon

La co-fondatrice de Sonic Youth m'a parlé de ses projets, de sa fille, et de la légende qu'elle a bâtie.

Cet article est extrait du « Numéro Musique »

On a tendance à oublier que les légendes aussi sont humaines. Elles aussi se réveillent avec une haleine pestilentielle, les yeux cernés, brisent leur écran d'iPhone et oublient d'acheter de la crème fraîche. Le truc c'est que pour nous, elles ne le sont pas. Les légendes ne transpirent jamais. Les légendes ne vont jamais aux chiottes.

Toutefois, lorsque j'ai appelé Kim Gordon, guitariste, chanteuse et cofondatrice de Sonic Youth – le groupe de noise rock le plus iconique et influent de ces trente dernières années –, elle aussi semblait confrontée à un problème plus prosaïque. Son téléphone ne fonctionnait plus.

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Driiing. Driiiiing. Le bourdonnement du téléphone de l'attachée de presse me résonnait dans l'oreille ; ça a tout de même réussi à calmer l'appréhension qui me nouait l'estomac. Car les journalistes ont en horreur les interviews par téléphone ; c'est comme se rendre à un blind date. J'ai donc pris une grande inspiration, ai souri de toutes mes dents et me suis apprêtée à entamer une conversation avec l'une des femmes les plus cool de la planète. Puis la ligne a de nouveau été coupée. Son attachée de presse m'a rappelée. « Euh, son téléphone ne marche plus, m'a-t-elle dit. La maintenance de l'hôtel arrive sous peu. Peut-être que ça prendra vingt minutes ? »

Quelque part, ça m'a rassurée de voir qu'une légende comme Kim Gordon n'échappait pas aux galères quotidiennes. Nous avons finalement convenu d'un entretien téléphonique car Kim, âgée de 63 ans, se trouvait alors en Australie pour une série de concerts.

Kim et Thurston Moore ont fondé Sonic Youth en 1981, et ont sorti leur premier album Confusion is Sex deux ans plus tard en compagnie des autres membres du groupe. Avant sa dissolution en 2011, Sonic Youth comptabilisait 16 albums et demeurait le héraut de la plupart des groupes de rock alternatif.

Cependant, Kim a toujours bâti sa carrière de façon autonome. Elle a écrit pour la revue Artform, a plusieurs fois endossé le rôle de curatrice d'expositions, a exposé ses propres travaux, a entamé sa carrière de productrice avec Courtney Love – la critique avait d'ailleurs encensé le premier album de son groupe, Hole, Pretty on the Inside –, a lancé sa marque de fringues et a fait plusieurs apparitions cinématographiques. « En vérité, toutes ces choses n'ont pas eu tant d'impact », m'a-t-elle dit, humble. L'an dernier, elle a résumé tout ça dans son livre A Girl in the Band. Depuis la dissolution de Sonic Youth et la fin de son mariage avec Thurston, Kim a monté un autre groupe avec Bill Nace, Body/Head, et a récemment sorti un titre en solo, « Murdered Out ».

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Portraits : Renata Raksha

Et malgré tout ça, elle semble s'en foutre. Car elle aussi transpire et va aux chiottes. Elle n'aime pas se démarquer et se contente d'un léger haussement d'épaules lorsque l'on évoque son statut de légende.

« Je n'aime pas penser que je suis "influente" ou une "icône" », m'a-t-elle dit. Puis elle précise sa pensée : « Je crois que je me sens beaucoup plus à l'aise quand je travaille. Je pense alors aux idées que j'ai en tête. C'est dans ces moments que je me sens le mieux. Ou alors, quand je suis dans un groupe », affirme-t-elle, hilare. « Mais en vrai, je ne peux même pas vous expliquer pourquoi. En fait, je pourrais à peine en dire plus que ce que mon astrologue dit de moi ! »

Kim est née à Rochester dans l'État de New York. Elle n'avait que cinq ans lorsque son père a accepté un poste à UCLA et a embarqué toute la famille dans le break familial pour déménager à Los Angeles. Sa famille faisait partie de la classe moyenne américaine, loin du show-business et tous logeaient dans un lotissement très banal, à l'écart des vallées peuplées de célébrités. Comme n'importe quelle gamine du Kansas, Kim fantasmait les vies mouvementées de musiciens genre Buffalo Springfield ou Neil Young. Son père a été le premier sociologue à évoquer et nommer les principaux archétypes que l'on retrouve dans un lycée américain : les sportifs, les freaks, les bourges et les nerds membres des clubs de théâtre. Quant à sa mère, elle était couturière et maîtresse de maison, quoique pas aussi froide que la plupart des femmes américaines de la Grande Dépression. L'influence de ses parents et les moqueries impitoyables de son frère l'ont poussée à contenir sa nature rebelle. Adolescente, elle écoutait du jazz et Joni Mitchell, fumait quelques joints et faisait de la peinture. Ses seuls flirts, c'étaient les emmerdes.

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« Je m'amuse plus aujourd'hui. J'ai l'impression que tout ce que j'ai fait avant me permet d'être là où j'en suis maintenant. »—Kim Gordon

« Parfois, je me dis que nous savons en amont la personne que nous allons devenir ; il y a des signes partout, il suffit d'être attentif », écrit-elle dans son livre. Et pour elle, c'était tracé. Kim a toujours su qu'elle deviendrait artiste. Diplômée du lycée à l'âge de 17 ans, elle a ensuite quitté l'université de Santa Monica pour la Toronto's York University. Au cours d'un projet universitaire, elle a monté un groupe avec des amis. Puis s'est rendu compte qu'elle aimait bien être sur scène. Plus tard, elle est revenue à Los Angeles, a intégré la Otis Art Institute, a finalement emménagé à New York où elle a rencontré Moore, monté Sonic Youth, et elle est devenue une légende.

Néanmoins, Los Angeles continuait de l'appeler. Elle a donc décidé de retrouver ses racines. « Je crois que j'ai toujours conservé une part de Los Angeles en moi et surtout, de son esthétique, m'a-t-elle dit. Ce que j'aime le plus, c'est conduire dans la ville et observer le contraste entre les maisons – parfois, toutes sont différentes. D'un autre côté, il y a un truc troublant dans l'essence même de la ville. Il n'y a pas la même énergie qu'à New York. T'as toujours l'impression de faire quelque chose à New York, même quand tu ne fais rien. À Los Angeles, tu dois créer ta propre énergie. »

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Kim n'a jamais eu besoin de stimuli extérieurs pour être créative. De même, elle ne puise jamais son inspiration dans les trucs convenus. « Non pas que je sois fermée au conformisme, mais je suis plus à l'aise pour m'exprimer sur des sujets moins mainstream », me confie-t-elle, comme si ses fans en doutaient. « J'ai des goûts peu conventionnels, c'est comme ça. Il n'y a que ça qui m'attire. »

Son nouveau single « Murdered Out » montre de nouvelles influences, celle d'un funk poisseux, inspiré dit-elle, par les low-riders de L.A. Elle a cette fois-ci trouvé une forme d'intérêt dans la culture mécanique de Los Angeles, façonnant avec elle une ode aux vitres teintées et au noir mat, « l'expression ultime pour purger son âme ».

Elle rit lorsque je lui demande où elle est allée chercher de telles idées. « Quand je suis en tournée, je me promène. Je suis entourée de musique. Les taxis, les magasins, les restaurants – on ne prête aucune attention à ces musiques qui nous entourent. En un sens, il ne s'agit que de bruit, dit-elle. C'est comme quand on repart de zéro avec la noise. J'ai la même impression, celle d'être allongé dans un bain de sons, tous différents. »

Il serait intéressant de voir comment Los Angeles, ses horizons bleutés et ses bas-fonds obscurs, pourront inspirer les travaux de Kim dans le futur. Car « Murdered Out » est la preuve que Kim ne cesse d'expérimenter.

« J'aime le fait que l'ambition ne soit pas omniprésente ici. On peut complètement se perdre, rester dans l'anonymat. Peut-être y a-t-il plus d'excentricité ou un truc comme ça, songe-t-elle. Je crois que je m'amuse davantage aujourd'hui. Je ne m'en soucie plus vraiment. J'ai l'impression que tout ce que j'ai fait avant me permet d'être là où j'en suis aujourd'hui. En gros : je suis plutôt satisfaite. » Coco, la fille de Kim, est elle aussi artiste peintre. Elle vient tout juste d'être diplômée de l'école d'art de Chicago.

Kim souhaite désormais se consacrer pleinement à l'art visuel. Cependant, elle sait que c'est difficile. Car bien sûr, la plupart des gens ne la connaissent que via sa musique ou ses performances, mais pas encore pour ses autres créations. Et il y a une raison à ça. « Il serait débile de dire "je ne suis pas musicienne". De fait, j'ai passé trente années de ma vie dans un groupe. Néanmoins, je dois reconnaître que je ne me suis jamais sentie comme telle », peut-on lire dans son autobiographie. Car c'est peut-être ce qu'elle est après tout – une musicienne. La fille du groupe.

« J'ai passé une bonne partie de ma vie à éviter d'être cataloguée, m'a-t-elle finalement avoué. Sans doute parce que je ne cherche pas à savoir un truc : qui je suis. »