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Culture

Big Freedia, le fantôme

Des artistes populaires comme Drake et Beyoncé empruntent la voix de Big Freedia, mais elle est toujours absente de leurs vidéos.
Drake: Photo par Ethan Miller/BBMA2017/Getty Images, Big Freedia: Photo par Scott Dudelson / Getty Images), Beyoncé: "Formation" Video

Dans la première scène du vidéoclip Nice for What de Drake, on entend la voix de Big Freedia, une artiste queer noire de La Nouvelle-Orléans. Mais on voit une femme blanche aux cheveux blonds qui jette des regards sensuels à la caméra. Ce n'est rien de nouveau pour Big Freedia. Elle était aussi l’une des voix que l'on entend dans Formation de Beyoncé, qui lance entre autres : « I did not come to play with you, hoes! » (« Je ne suis pas venue ici pour jouer avec vous, salopes! ») Sa voix accompagne des images brutales de La Nouvelle-Orléans, mais elle est invisible.

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On emprunte ainsi beaucoup la voix, les mots, l’énergie de Big Freedia, mais elle est toujours absente de l’image présentée au grand public. Il est étrange que la culture dominante fasse d'une personne vivante un fantôme. D’habitude, quand on entend une voix sans corps ni visage, c'est qu’il s'agit d'un mort. Big Freedia, pourtant, est bien vivante.

Elle est l’une des voix les plus fortes de La Nouvelle-Orléans de la dernière décennie. Elle a propulsé la bounce music à l’avant-scène de la culture populaire. Si vous assistez à l’un de ses spectacles, vous verrez qu’elle incarne l’esprit de La Nouvelle-Orléans. Elle se donne corps et âme, partout où elle va. C’est sans doute pourquoi elle est parvenue à s’immiscer dans la culture populaire. Elle est aussi un homme gai à la peau foncée avec une identité de genre très éloignée de la binarité. C’est sans doute pourquoi on est souvent témoin de la magie de Big Freedia sans voir la magicienne.

Aussi progressiste que soit l’actuelle époque culturelle, il reste des frontières au-delà desquelles on a peur de s’aventurer. On sait que les personnes qui ne correspondent pas à une certaine conception des genres, celles qui sont queers et celles qui ont la peau foncée souffrent, et il semble risqué d’inclure dans une création artistique une artiste chez qui s’incarnent toutes ces identités marginalisées. C’est en particulier vrai quand on souhaite que cette création soit un succès commercial dans le marché dominant.

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En entrevue avec The Fader, Big Freedia a parlé de son absence des vidéoclips auxquels elle a prêté sa voix. « C’est pour ça que je parle de reconnaissance et de mérite, dit-elle. Ma voix se retrouve dans beaucoup de différentes choses, et les gens veulent se servir de la bounce music, mais pour ce qui est d’accorder la reconnaissance appropriée en me faisant apparaître dans la vidéo, c’est une chose à laquelle on travaille. »

Ce n’est pas un cas isolé parmi les artistes queers noirs. Souvent, on a siphonné leur créativité sans leur accorder de visibilité sous prétexte de ne pas offenser un public hétéronormé et généralement blanc. En voyant la femme blanche aux cheveux blonds occuper l’écran alors que surgit la voix de Big Freedia, j’ai pensé à Madonna interprétant Vogue aux MTV Music Awards en 1990. Elle a accaparé cette danse et cette culture qu’ont créées des Noirs et des Latino-Américains queers, puis s’est servie de son corps de blonde blanche comme véhicule pour les livrer aux masses. Il est courant que des divas comme Nicki Minaj, Beyonce et Lady Gaga travaillent avec des artistes queers noirs : ils créent leurs maquillages, leurs tenues et leurs chorégraphies, ils donnent la direction artistique. Et il est rare de les voir monter sur scène et occuper une place significative.

La relation entre Big Freedia et le grand public illustre le phénomène, et c’est d'autant plus néfaste pour elle qui a besoin d’être vue et reconnue pour connaître du succès et obtenir de meilleures occasions d'exploiter son talent. La crainte de s’aliéner les gens qui ne sont pas prêts à voir sur leur écran une personne queer noire limite l’espace dans lequel Big Freedia peut se faire entendre et connaître.

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Il est décevant de constater que, même après que Jay-Z, considéré par beaucoup comme le rappeur le plus célèbre au monde, a publiquement soutenu sa mère, lesbienne, dans son album 4:44, le hip-hop reste réticent à contribuer à l’acceptation des queers. Une génération qui accepte les performances et l’esthétique d’inspiration queer de Young Thug, Lil Uzi Vert et Tyler, The Creator pourrait certainement faire preuve de l’ouverture d’esprit nécessaire pour accepter Big Freedia.

Le problème, c’est que personne ne semble vouloir lui donner une première chance. Des artistes comme Cakes Da Killa et J Boogie sont aussi privés d’une grande éclosion dans la culture populaire qu’ils méritent en raison du malaise que causent chez des gens leur sexualité ou leur genre. Mais, parmi eux, Big Freedia semble être l’artiste queer noire qui a été la plus éhontément utilisée en coulisse pour ne pas troubler la culture hégémonique. Elle correspond à trop des écarts par rapport à ce que l'on définit comme la norme, et en faire fi représente un risque commercial que beaucoup n’ont pas la volonté de prendre.

Quand on est en position de pouvoir dans une société, on ne peut pas faire une place aux personnes marginalisées ou subversives seulement quand on pense que ce sera lucratif et que l'on ne risque pas de brusquer le grand public. Parfois, on doit prendre des risques commerciaux, notamment quand il s’agit de faire ce qui est juste et de contribuer au progrès dans la culture.

Drake a eu une occasion unique de prendre la parole au sujet de l’homophobie et de l’opposition aux queers dans le hip-hop, et a choisi de perpétuer la tradition en utilisant les services d’une artiste queer noire sans lui permettre de sortir de l’ombre. Ce sont les décisions comme celle-là qui maintiennent des personnes à l’écart de la société et font stagner la culture. Si un talent vaut qu’on y recoure, la personne queer noire qui le possède vaut qu’on lui accorde une place sous le feu des projecteurs.

Myles E. Johnson est sur Twitter.