La renaissance de la culture ballroom à Montréal
Crédit photo: Philip Fortin

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Société

La renaissance de la culture ballroom à Montréal

La métropole sera-t-elle la prochaine à faire briller cette scène méconnue et fascinante?

Dans un petit appartement du Centre-Sud reconverti en espace de danse, il y a salle comble. La salle principale, les couloirs, les escaliers, tout est bondé. Une soixantaine de personnes attendent dehors, et même si on voulait les laisser rentrer, il n'y aurait nulle part où les mettre. Il y en a déjà qui se tiennent à deux, debout sur des chaises ou sur les appuis de fenêtres. Au centre de la pièce, il n'y a qu'un tout petit espace libre : six mètres de long et un mètre et demi de large, tout au plus. Même moi, je ne vois rien. En tant que DJ de la soirée, je suis coincé en sandwich entre mes platines et le mur, avec une armée de personnes de chaque côté. Tous sont là pour un moment important de l'histoire de la communauté LGBTQ+ de Montréal : son tout premier Kiki ball.

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Les balls sont le produit d'une des sous-cultures les plus fascinantes et plus complexes de la communauté LGBTQ. Phénomène peu connu du grand public, la culture ball telle qu'on la connaît aujourd'hui est née au milieu du 20e siècle, bien que ses origines remontent à la fin du 19e. Comme son nom l'indique, elle est basée sur les bals, plus ou moins comme les bals costumés qu'on s'imagine, mais les participants défilent de manière compétitive pour gagner différents prix. Formée à Harlem par un groupe de drag queens de couleur qui en avaient assez d'être rejetées des bals organisés par des drag queens blanches, la culture ball est née d'un sentiment de nécessité. C'était pour les queens de couleur une manière de se réunir dans un milieu sécuritaire et de faire avancer leur cause, dans un contexte social marqué par la ségrégation et l'illégalité de l'homosexualité dans plusieurs endroits aux États-Unis.

Les kikis sont des espèces de mini-balls, organisés par et pour des jeunes dans des grandes villes comme New York et Paris, souvent en collaboration avec des organismes à but non lucratif. Ces événements sont les séances d'entraînement officieuses des plus grands balls tenus par les houses.

L'élément le plus connu de la culture ball est le voguing, forme de danse popularisée par des artistes comme Madonna dans les années 90 et plus récemment par Beyoncé et FKA Twigs. Le voguing est une danse hautement stylisée et complexe, dont le but premier est d'impressionner les juges en posant comme une top modèle (le mot voguing est dérivé du magazine Vogue).

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Des drag queens, des femmes (trans ou cis) et des hommes gais compétitionnent parés d'élégantes robes, de vêtements de marques hors de prix ou encore de costumes faits maison, sur une trame sonore qui change selon le style de voguing.

Queen en costume fabriqué sur-mesure, au Skin Kiki Ball. Photo: Philip Fortin

Il y a trois différents styles de voguing : le old way (deux concurrents s'opposent et tentent d'éclipser l'autre dans leur performance), le new way (les concurrents utilisent leurs mains avec géométrie en créant des illusions) et le vogue fem. Ce dernier est le type de voguing le plus connu aujourd'hui et celui qui inclut le plus d'acrobatie avec des manœuvres impressionnantes, comme des spins, des dips et du duckwalk.

La culture ball n'est par contre pas définie exclusivement par le voguing, qui représente seulement une infime partie d'un bal. Une vingtaine de catégories existent, comme realness ou body, par exemple. Le but du realness est de se faire passer pour autre chose. Par exemple, une butch queen (un homme gai efféminé) dans la vie de tous les jours doit se faire passer pour un homme cisgenre hétéro. Pour ce qui est du body, l'objectif est de montrer la partie préférée de son corps, par exemple des jambes parfaitement soyeuses ou des abdos tonifiés, souvent de manière langoureuse et sensuelle, afin d'impressionner les juges et le public.

Ce qui fait du ball une culture en soi, et non pas simplement une scène, c'est son côté solidaire. Créée par des membres de la communauté LGBTQ+ de couleur, la culture ball répondait à plusieurs problèmes sociaux. Les communautés de minorités ethniques ont historiquement été aux prises avec une homophobie systémique souvent attribuée à la religion. Annoncer à ses proches et assumer son homosexualité ou sa dysphorie de genre voulait souvent dire se retrouver chassé de la maison et ostracisé dans sa communauté, surtout dans les communautés défavorisées.

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Être jeune, homo, sans abri et noir ou latino dans une ville comme New York était (et reste toujours) extrêmement difficile. Dans les années 60 et 70, plusieurs se tournaient vers la prostitution et la drogue, à une époque où l'héroïne et le VIH se propageaient à un rythme fulgurant. Des balls ont émergé des houses vers lesquelles se tournaient ces jeunes déracinés et au sein desquels les membres habitaient en groupe, sous la tutelle d'une mother ou d'un father. Ces figures parentales, souvent plus vieilles et ayant vécu des situations similaires, accueillaient des jeunes dans leur maison, les logeaient, les nourrissaient et les guidaient. Les jeunes devaient alors compétitionner au nom de la house, pour la gloire et pour remporter des trophées.

Les houses sont un peu comme des équipes sportives, mais avec toute la philosophie d'une écurie de lutteurs de sumo. On vit ensemble, on mange ensemble et on délaisse notre nom de famille de naissance afin de prendre celui de la house. Les houses sont souvent nommées en référence à des marques de haute couture, comme la House of Saint-Laurent ou la House of Mugler. Par exemple, la populaire DJ parisienne Betty Bensimon est donc devenue Betty Mizrahi, après avoir rejoint la House of Mizrahi.

L'engouement pour la scène du ballroom à Montréal n'est pas nouveau. Le regretté festival Divers/Cité organisait déjà des balls ici dans les années 90. Des DJ de ballroom house (aussi appelé cunty house, style de musique propre aux balls) comme MikeQ jouent à Montréal quelques fois par année depuis 2010. La métropole peut aussi se targuer d'avoir une des scènes LGBTQ les plus dynamiques au monde, avec des festivals LGBTQ d'envergure comme le Black & Blue et Fierté Montréal, qui se tiennent annuellement.

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La danse comme moyen d'émancipation et d'affirmation s'est par ailleurs démarquée comme thème de la programmation diversifiée du Massimadi, le festival des films LGBTQ+ afro-caribéen de Montréal. Et dans la communauté LGBTQ+, aucune scène (voire communauté) ne facilite autant ce phénomène que la culture ball. Trois des films à l'affiche présentés au festival étaient axés sur la culture ball et le voguing : Paris is Voguing, Kiki et Strike a Pose.

Alors pourquoi est-ce que ça a pris aussi longtemps avant que quelqu'un fasse naître une scène ball moderne à Montréal?

« Il n'y a rien de soudain dans l'engouement pour le vogue à Montréal », dit Gérard Reyes, alias Bronzé, organisateur du Skin Kiki Ball, le premier Kiki à Montréal. « Cette communauté se construit depuis plus de trois ans, quand j'ai commencé à enseigner des ateliers de voguing, en février 2014. »

Avec l'aide d'un groupe de collaborateurs dont Amazon Wayne (« fils » de Leiomy Maldonado, star de la télé et mother de la House of Amazon), Bea Arthur Bogue, Legendary Snoopy, les DJ Jaymie Silk et Ativan Halen (c'est moi!), Gérard a décidé d'organiser un kiki, sans trop savoir à quoi s'attendre.

Au début, on se disait qu'il y aurait entre 65 et 80 personnes, pas plus. Au final, il y a eu plus d'une centaine de personnes, en plus de tous ceux dans la file d'attente à l'extérieur qui ont attendu dans le froid, sans jamais pouvoir entrer. Il y avait tellement monde que je n'ai rien pu voir de la soirée. J'ai dû la vivre live à travers les Snapchat Stories de mes amis.

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« C'est simplement qu'il n'y avait personne qui enseignait le voguing, personne qui organisait des balls, il n'y avait aucune force fédératrice », explique Bronzé.

Il est important de comprendre qu'un ball n'est pas quelque chose qui s'organise sur un coup de tête. Pour la communauté LGBTQ+ (et surtout ses membres racisés), les balls et le voguing représentent la dernière chose qui leur appartient encore presque entièrement. C'est un milieu fait avant tout par et pour les gens LBGTQ+ de couleur. Il y a une structure importante à respecter et il est important pour tout le monde impliqué de connaître son histoire, ses acteurs importants et ses racines, sans quoi on risque de tomber dans le voyeurisme. Un ball ne doit pas devenir un simple spectacle auquel on assiste pour sa fantaisie, une scène de laquelle on prend sans redonner.

Deux compétitrices tentent d'impressionner les juges dans la catégorie 'Face'. Photo: Philip Fortin

« C'est la seule scène qui me laisse la liberté de choisir ce que je veux être. Je peux être l'homme fort et, si j'ai pas envie d'être l'homme fort, je peux être la top modèle style Naomi Campbell qui marche sur le catwalk », explique Arthur Toshiro Kamara, voguer et professeur de waacking, un style de danse qui se veut un écho de la côte Ouest au voguing. « C'est important quand on commence à faire du waacking ou du voguing d'avoir une conscience et de se dire : "Pourquoi je choisis ce style de danse là et qu'est-ce que ça représente?" »

Si la scène montréalaise commence à prendre forme de manière plus concrète aujourd'hui, c'est que ses instigateurs sentent que le moment est bon. L'atmosphère et le climat social sont propices. Il y a une jeunesse qui mérite de découvrir cette scène et de s'épanouir à travers elle. Comme toute scène, il faudra la nourrir, la faire devenir ce qu'elle doit être et surtout veiller à ce qu'elle représente bien ceux qui l'ont construite. C'est ainsi que Montréal pourra s'inscrire comme une autre métropole à hériter de sa propre culture ball.

Billy Eff est sur internet et .

Toutes les photos sont une gracieuseté de Philip Fortin.