L’importance socioculturelle des « diners » grecs
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Culture

L’importance socioculturelle des « diners » grecs

Du « kafenío » crétois au « greasy spoon » new-yorkais, il n’y a qu’un pas.

Alors que je marchais récemment sur la rue Bernard, dans le quartier Mile End de Montréal, je suis passé devant le restaurant Nouveau Palais, dont l’enseigne n’a pas changé depuis mon enfance, malgré un changement de propriétaires au début des années 2010. J’ai longtemps oublié le vrai nom de cet endroit, car mes amies et moi, on se demandait plutôt : « On va chez la vieille Grecque? », surnom qui, je suppose, avait été donné à la propriétaire par les jeunes du quartier.

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Cela m’a fait penser aux diners grecs de New York, où j’ai la ferme tradition d’aller me chercher un café, servi dans de petits gobelets de carton bleu aux motifs helléniques, dès que je mets les pieds à Manhattan. Ou encore aux fins de soirée à Paris, quand je suis sur le point de commander un Uber et que mes amis me lancent : « On va se grailler un grec avant, non? »

Il semble y avoir un héritage grec au cœur de la culture du fast-food occidentale, qui n’est souvent apparent que de manière sporadique sur les menus. Si je vous dis « diner grec », vous savez exactement de quoi je veux parler : décor qui n’a sûrement pas changé depuis les années 80, comptoirs en Formica, plancher en tuiles carreautées, menus de proportions bibliques, et employés de longue date qui ont une importance quasi-religieuse dans le quartier. Le genre d’endroit où vous savez que vous pouvez venir soigner votre gueule de bois le matin avec un deux œufs, bacon, revenir le lendemain déjeuner d’un pizzaghetti et rerevenir le surlendemain à deux heures du mat vous taper un bon gyro.

Mais pourquoi ces endroits sont-ils aussi importants et intemporels? Et surtout, pourquoi sont-ils devenus si associés à l’immigration grecque?

Le diner grec américain

L’importance de ces endroits en tant que lieux de rassemblement social vient fort probablement de la tradition des kafenía, les maisons de café traditionnelles grecques. C’est dans les kafenía que se rejoignaient traditionnellement les hommes en début de soirée afin de prendre un verre, grignoter un peu et, par-dessus tout, discuter. Ces endroits, présents en Grèce depuis près de 250 ans, étaient souvent un des rares endroits du village où l’on trouvait un téléphone. C’était, pour la Grèce rurale, le lieu central de la communauté.

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Lorsque sont arrivés près de 350 000 immigrants grecs aux États-Unis au début du 20e siècle, ils ont amené avec eux cette tradition. Très vite, ces petits coffee shops sont devenus des incontournables du quartier, un endroit où on pouvait manger en vitesse. Pas encore tout à fait les diners comme on les connaît aujourd’hui, qui eux sont une invention américaine.

Les diners grecs, eux, sont un pur produit de l’immigration. Vous êtes un jeune grec sans le sou qui débarquez en sol nouveau avec l’espoir de vivre le rêve américain? Naturellement, vous vous rendez dans un kafenío, qui commence de plus en plus à s’adapter aux goûts américains en se convertissant en diners, ou greasy spoons. Si vous ne parlez pas anglais, vous pouvez toujours vous trouver un emploi comme plongeur dans la cuisine d’un de ces établissements, à la recommandation de quelqu’un de votre communauté qui « connaît un gars qui connaît un gars ». Vous pouvez apprendre le métier, économiser un max et, éventuellement, ouvrir votre propre établissement.

Avec l’expérience acquise dans les coffee shops, ces immigrants grecs pouvaient se trouver des emplois dans des diners assez facilement. À partir des années 70, quand les propriétaires américains de diners des années 40 et 50 ont commencé à prendre leur retraite, beaucoup de ces employés helléniques se sont cotisés afin d’acheter ces restaurants et d’en faire des entreprises familiales, souvent ouvertes 24 heures.

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Au même moment, les goûts alimentaires américains changeaient et, très vite, le traditionnel cheeseburger ne satisfaisait plus les clients, qui s’ouvraient tranquillement à d’autres cuisines. L’ouverture de chaînes de restauration décontractées comme Red Lobster, Chili’s et TGI Friday’s mettait la pression sur ces petits diners qui commençaient à ajouter frénétiquement des plats à leur menu, faisant fi de la cohérence culinaire. Désormais, tout pouvait coexister sur le même menu de huit pages, comme on l’explique dans ce reportage du New York Times paru en 1991, dans lequel on mentionne qu’il y avait au menu du diner moyen « tout, des pancakes aux queues de homard, de l’omelette au spaghetti, de la moussaka à la soupe matzoh, des muffins géants au canard à l’orange ».

Le greasy spoon gréco-canadien

Au Canada, l’arrivée de ces traditionnels diners grecs est très peu documentée, mais on peut facilement s’imaginer qu’ils se sont développés de la même manière. On sait du moins que ç’a été le cas pour quelques propriétaires, comme Dimitrios Antonopoulos, de la chaîne de restaurant Jimmy the Greek, immigrant grec qui a commencé sa carrière dans les cantines du Woolworth’s, à Montréal, avant d’ouvrir son propre diner à Toronto. Idem pour le regretté et célèbre roi montréalais de la pomme de terre, Tony Koulakis, qui a appris dans les delis et diners du Mile End en arrivant de Grèce au Canada dans les années 50, avant d’ouvrir le Fameux Cosmo’s en 1967.

D’ailleurs, certains des plats les plus emblématiques du Canada sont directement issus de cette immigration grecque, et le génie de l’innovation culinaire qu’ont amené avec eux ces nouveaux arrivants, comme le traditionnel donair d’Halifax ou encore la (honteuse) pizza hawaïenne. Si la pizza est une importation italienne, les immigrants grecs ont ouvert en masse des pizzérias tout au long des années 70, aidant la mode à se propager. « C’était le truc à faire, à l’époque », racontait au Vancouver Sun en 2017 George Kerasiotis, propriétaire gréco-canadien d’Olympia Pizza. « Quand on a commencé, il n’y avait que Jimmy’s Pizzaramma, de l’autre côté de la rue. Après, tout le monde a suivi, et chaque Grec ouvrait un restaurant de pizza et de pâtes. » Beaucoup ont su le faire avec succès, comme en témoigne la fortune qu’a faite Gus Agioritis avec sa chaîne Boston Pizza.

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Le grec frites

Chaque ville a ses traditions de fin de soirée, quand le bar se vide et que les jeunes et vieux cherchent quelque chose de goûteux et bien gras à se mettre sous la dent. Los Angeles a ses tacos, New York ses burgers, Montréal sa poutine, et Paris… ses grecs. Ces délicieux sandwichs remplis de viande mystère, de légumes, de fromage et de sauce se sont taillé une place de choix dans les estomacs parisiens. Ce sont pratiquement des kebabs, préparés par des Turcs ou des Arabes. Alors pourquoi mes amis de Paname s’entêtent-ils à se commander des « grecs mayo avec frites »?

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Il s’avère que tout cela est autant le résultat de l’immigration que de la confusion qu’il peut y avoir entre différents sandwichs sur pain plat. Si les Lutéciens appellent ces sandwichs des grecs, ils sont plus communément appelés des kebabs dans le sud de la France, et des donairs dans le Nord. Leur vrai nom est une combinaison des deux, dö ner kebab, et il s’agit d’une invention turque, occidentalisée à Berlin dans les années 70. Döner est un terme turc qui signifie simplement « viande tournée sur une broche », et a engendré le shawarma (qui a la même signification) et le gyros (idem). Lorsque des Turcs sont arrivés à Paris pour ouvrir leurs restaurants, des immigrants grecs étaient déjà établis et y vendaient avec succès leurs gyros. Les Parisiens entraient dans ces nouveaux restaurants, voyaient de la viande qui tournait sur une broche à la verticale, puis fourrée dans un pain plat et le tout garni avec sauces et légumes croquants. Dans leur tête, l’association s’est faite : c’est un sandwich grec. La plupart des restaurateurs turcs, ne voulant pas décevoir leur nouvelle clientèle, hochaient silencieusement la tête, n’osant pas les contredire. « Quand nous nous sommes installés, tout le monde appelait déjà ce sandwich “grec”, donc on lui a donné le nom que les gens ici connaissent. Mais le grec et le döner sont différents à l’origine : le grec, c’est de la viande hachée puis formée en bloc et grillée, alors que le döner, ce sont des morceaux de viande collés ensemble et ensuite grillés », expliquait un restaurateur turc au Nouvel Obs en 2009.

L’héritage continuera-t-il?

Les diners ont beau avoir une place dans le cœur de la plupart des gens, c’est une industrie qui est tranquillement en déclin. Les goûts alimentaires des gens ont changé, les clients préfèrent des produits frais et santé, quelque chose qu’un diner conventionnel ne peut pas vraiment offrir, vu que son modèle d’affaires repose avant tout sur le fait que les portions sont énormes et que les prix sont modiques. De plus, dans les centres urbains comme New York et Montréal, l’embourgeoisement les a atteints, et leur chiffre d’affaires ne leur permet pas de suivre toutes ces augmentations de loyer, au fur et à mesure que des tours à condos s’érigent autour d’eux.

Si la restauration était une carrière de choix pour les immigrants grecs arrivés le siècle dernier, leurs enfants ne veulent pas nécessairement suivre leurs pas. Et leurs parents, qui ont consacré leur vie à ce commerce souhaitent probablement aussi une vie meilleure à leurs enfants; c’est ça, le rêve américain. Qu’importe, l’importance socioculturelle qu’ont prise les diners et fast-food grecs dans la société occidentale reste un témoignage de la résilience de cette communauté qui, à son arrivée, était victime de la même xénophobie à laquelle sont confrontés aujourd’hui de nombreux nouveaux arrivants. Mais, en amenant avec eux la tradition des kafenía, cette communauté a su s’implanter et aider à construire notre société d’aujourd’hui.

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