Des gens regardant un écran
©B. Siedlik / AFP
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L'esport doit lui aussi faire face au dopage

« On n’en parle pas, mais tu le vois chez certains, dans leur comportement. L’absence de réaction suite à une victoire, les pupilles dilatées, les mains qui tremblent. Plein de petites choses qui trahissent le truc. »

« Je n’en ai plus rien à faire, nous étions tous sous Adderall. » Cette phrase lancée en 2015 par Semphis, joueur pro de l’équipe Cloud9 sur Counter Strike fait alors grand bruit dans le monde de l’esport. Pour la première fois, un joueur pro avoue, face caméra, l’existence du dopage dans le milieu.

L’Adderall désigne un médicament très répandu aux Etats-Unis. Ce sont des petites gélules souvent utilisées par les étudiants américains pour augmenter leurs capacités de réflexion et de mémorisation en vue des examens. Du pain béni pour les joueurs qui ont besoin d’être extrêmement concentrés pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours devant leurs écrans bourrés d’informations. Chose assez dingue : outre-Atlantique, n’importe quel médecin peut vous en fournir sur une simple ordonnance. Avec cette facilité déconcertante à en obtenir, on peut comprendre que les joueurs soient tentés d’en consommer et que le dopage soit présent sur la scène esport américaine. En France, le médicament qui s’en rapproche le plus s’appelle la Ritaline et il ne peut être prescrit que par un psychiatre.

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« Malheureusement, on n’a aucune étude universitaire, aucun travail sur le dopage dans l’esport en France. Ni d’un point de vue sociologique ni d’un point de vue physiologique », nous déclare Nicolas Besombes, chargé de recherches pour l’association France Esport. À partir de cette absence de réglementation, il est difficile de se rendre compte de l’impact du dopage dans le milieu.

« Sur les contrôles effectués lors des trois dernières années, nous ne comptons aucun cas positif » – Ian Smith, commissaire en charge de l’intégrité dans l’esport pour l’E-Sport Integrity Coalition

« La scène esportive n’est pas forcément très réglementée. L’AFLD (Agence Française de Lutte contre le Dopage, ndlr] peut effectuer des tests de dopages sur n’importe quelle scène compétitive, mais elle ne l’a jamais encore fait. On ne dispose pas d’organisme indépendant qui pourrait vérifier tout cela non plus. C’est un peu à chaque organisateur de fixer ses propres règles et limites sur la question. » Alors comment être certain de l’existence de cette pratique en Europe ? Principalement par des témoignages.

Joueur, coach, commentateur, organisateur… nous avons interrogé près d’une dizaine de professionnels avant d’écrire notre article. « Est-ce que vous avez déjà eu affaire à des histoires de dopages ? » et la réponse a toujours été négative. Ce qui ne les empêche pas à plusieurs reprises de nous rapporter de nombreux « on dit » sans qu’aucun nom de joueur ou d’équipe ne soit mentionné.

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En 2017, Zack Nani, ancien joueur pro Call of Duty, publie un tweet relançant la machine. Ce dernier fait beaucoup jaser à l’époque car il sous-entend que plusieurs équipes, d’abord américaines puis françaises, ont eu recours au dopage lors des compétitions. Le tweet a été supprimé depuis mais il reste encore des captures d’écrans sur la Toile.

Le tweet en question

Tout le monde est d’accord dans le milieu pour dire que le dopage est dangereux et formellement interdit, mais les initiatives pour contrôler les joueurs sont minimes voire quasiment inexistantes chez les organisateurs et les sponsors d’après Ian Smith, commissaire en charge de l’intégrité dans l’esport à l’ESIC. « Le sport électronique a encore besoin de se démocratiser », rappelle François Géraud, coach mental spécialisé dans l’esport.

Le milieu professionnel ne souhaitant apparemment pas se positionner sur la question du dopage, il ne subsiste que les bruits de couloir. Pour Dimitri « Deamz » et Francesco*, deux spécialistes, la faute revient davantage aux studios de jeux qu’aux dopés eux-mêmes. « Pourquoi les studios font des contrôles aléatoires et seulement pour des teams spécifiques ? Car cela leur coûte de l’argent. Ces tests demandent du temps et des moyens », explique Francesco. Ce dernier va même plus loin en précisant qu’il serait contre-productif pour les studios de jeux de mener de tels contrôles : « Que se passe-t-il lorsqu’une équipe est contrôlée positive au dopage ? Elle est disqualifiée. Il n’y a donc plus de match, donc moins de spectateurs et en fin de compte moins d’argent. C’est simple : l’Adderall profite indirectement aux studios. Mais c'est surtout l'instabilité qui pousse au dopage, plus que l'appât du gain lui-même. »

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Le problème est à prendre à l’envers selon « Deamz ». Pourquoi les joueurs prennent-ils de l’Adderall ? Parce que les enjeux professionnels et financiers sont devenus très élevés. En exemple : le cash prize annoncé pour la World Cup 2019 de Fortnite est à hauteur de 100 millions de dollars. Une mauvaise performance dans ce type de tournoi peut envoyer un titulaire directement dans la case « remplaçant » sans qu’il puisse gagner un seul billet. Il ne faut pas oublier que les compétitions sont le gagne-pain principal des joueurs. Face à des adversaires internationaux peu scrupuleux, les français risqueraient de suivre le mouvement afin de pouvoir se défendre à arme égale.

Par ailleurs, on parle rarement de la fatigue des joueurs. L’esport, ce n’est pas jouer à un jeu vidéo en étant installé au fond de son canap’. Ce sont des séances de 12 heures parfois devant des milliers de spectateurs avec des circuits de compétitions énormes. On se retrouve alors avec des joueurs qui carburent au Red Bull ou qui sont en plein burn-out parce qu’ils passent plus de la moitié de l’année à l’étranger, nous décrit François « The Coach » Géraud, coach mentale en esport. C’est une des raisons pour laquelle certains pro gamer raccrochent rapidement ou se convertissent en coach. L'âge d’or de ces joueurs est d’ailleurs atteint autour des 21 ans rapporte 20 minutes. Un temps de carrière assez court qui implique de se donner à fond souligne The Coach.

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« Parmi des joueurs de League of Legends et de Fortnite, j’en ai clairement vu qui prenait de la weed régulièrement. Certains me disent même que s’ils n’en prenaient avant leur partie, ils étaient clairement moins bons. » – François « The coach » Géraud

Si les histoires de dopage se résument à des bruits de couloir en France, il n’existe pas beaucoup d’informations au sujet de la lutte contre celle-ci. L’Esic (E-Sport Integrity Coalition), une association chargée de contrôler différents tournois notamment en matière d’anti-dopage, nous a cependant fourni quelques données.

Cette dernière a mené un total de 295 tests de contrôle ainsi qu’environ 400 enquêtes dans le milieu esportif. Principalement sur League of Legends, Starcraft 2, Counter Strike et Street Fighter. « Aucun contrôle ne s’est révélé positif, sauf dans de rares cas [où les joueurs utilisaient des produits] à des fins thérapeutiques, précise Ian Smith avant d’ajouter : nous ne disons pas que le dopage n’existe pas dans l’esport, simplement qu’il n’y a de preuve concrète de sa présence. »

Concernant le test, il s’agit d’un simple prélèvement de salive chez les joueurs. Même si cela n’est pas encore arrivé, un contrôle positif aboutirait à un bannissement des compétitions de l’Esic. La liste de substance prohibée, qui n’a pas bougé depuis 2016, comprend naturellement l’Adderall, la Ritalin et quelques autres noms (Evekeo, ProCentra, Focalin…). L’obtention d’une ordonnance permet toutefois de contourner ce problème.

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Il convient de préciser que l’Esic ne gère pas les contrôles liés à notre principal suspect : la scène esport de Call Of Duty. Ian Smith nous l’explique : « malgré de nombreuses propositions envers Blizzard-Activision [studio en charge du jeu, ndlr], ces derniers ne nous ont jamais autorisé à enquêter, et ce, malgré les nombreuses suspicions envers leur scène compétitive. » Nous avons nous aussi tenté de de contacter l’équipe relation presse Française du studio sans aucun retour de leur part.

Il est donc impossible pour le moment de prouver l’existence du dopage sans avoir de preuves tangibles, et ce, malgré les nombreux échanges que nous avons eu durant cette enquête. L’Esic reçoit de nombreux courriers à ce sujet chaque semaine et donne la même réponse que nous avons évoqué plus haut : aucun joueur n’a été jusqu’à présent contrôlé positif.

Si les joueurs n’ont pas l’air de se doper, la plupart de nos intervenants nous ont signalé que la consommation de weed était courante dans le milieu. On se rend alors compte que le problème massif n’est peut-être pas le dopage mais la consommation de drogue (molle plus que dure) en général. Un problème qui est loin d’être présent uniquement dans le milieu de l’esport donc.

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* Prénom modifié