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société

Pas prises au sérieux, des travailleuses du sexe meurent ou se retrouvent en prison

Des travailleuses du sexe sont ignorées lorsqu’elles rapportent des agressions qu’elles ont subies. Et lorsqu’elles s’en défendent légitimement, elles deviennent des criminelles et sont trop souvent emprisonnées.
Illustration par Grace Wilson

Alors qu’une nouvelle accusation d’agression causant des lésions corporelles a été portée contre Curtis Sagmoen le 14 mars dernier, il est nécessaire de revoir le peu de crédibilité que l’on accorde trop souvent aux témoignages de travailleuses du sexe. Curtis Sagmoen est accusé, depuis le 31 janvier 2018, de plusieurs agressions armées contre des escortes, en lien avec des événements datant de juillet et août 2017.

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De plus, en octobre 2017, des restes humains étaient déterrés sur le terrain de la ferme familiale des Sagmoen, en Colombie-Britannique. Dans les 19 mois précédant la découverte des restes humains, identifiés comme ceux de Traci Genereaux, cinq femmes avaient disparu, dont au moins deux autochtones. À noter qu’aucune accusation n’a encore été portée concernant ce cas précis, l’enquête est toujours en cours.

En 2013, une travailleuse du sexe a été attaquée par Curtis Sagmoen. Dans un rapport de police de l’époque, il est indiqué que Sagmoen tentait de rattraper une femme qui criait et que l’homme l’avait frappée avec un marteau. Si la femme n’avait pas voulu faire de déclaration formelle, elle avait toutefois raconté s’être endormie sur un canapé et s’être réveillée quand l’homme avait commencé à lui donner des coups de marteau. Le rapport indiquait qu’elle était une travailleuse du sexe connue à Surrey et qu’elle avait un dossier criminel. Les policiers avaient en conséquence préféré ne pas enquêter davantage.

Dans une entrevue à CTV News, Angela Marie MacDougall, la directrice générale de Battered Women Support Services précise toutefois que le travail de la victime est sans rapport avec l’agression. « Les policiers ont jugé la victime et ont choisi de ne pas déposer d’accusations criminelles. Si les policiers avaient pris cette agression au sérieux dès 2013, ça aurait pu être déterminant pour toutes ces autres femmes », indique-t-elle, en faisant référence aux autres disparitions. Elle se dit maintenant satisfaite qu’une nouvelle accusation d’agression armée soit portée au dossier de Sagmoen.

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Ce cas n’est pas sans rappeler l’affaire Robert Pickton, dans le cadre de laquelle les policiers avaient été critiqués pour avoir ignoré la disparition de nombreuses femmes et le témoignage de la seule survivante du meurtrier.

Menottée et vidée de trois litres de sang

Après le procès de Pickton, arrêté en 2002 et désormais emprisonné à perpétuité, le témoignage de l’unique survivante a été dévoilé. En 1997, la victime avait accepté d’accompagner Pickton jusqu’à sa ferme pour 100 $. À la suite d’une relation sexuelle, la femme aurait cherché un numéro de téléphone dans un bottin. Pickton en aurait profité pour la menotter. Blessée en se débattant, la femme aurait réussi à s’emparer d’un couteau de cuisine, à couper Pickton à la gorge et à prendre la fuite. Dans une ambulance, transportée à l’hôpital Royal Colombian, elle avait raconté à la police que Pickton avait tenté de la tuer. Avant de recevoir un traitement médical, encore menottée, elle avait perdu près de trois litres de sang.

Parallèlement, Pickton s’était présenté à un autre hôpital, racontant qu’une autostoppeuse l’avait agressé. Il a ensuite lui aussi été transporté au Royal Columbian, où ses bottes et habits sont recueillis et donnés à la police. Un policier a fouillé ses vêtements et trouvé une clé, qu’il a remise à un médecin pour que celui-ci tente de retirer les menottes à la travailleuse du sexe en bloc opératoire; il y est parvenu. Pickton a été arrêté quelques jours plus tard, avant d’être relâché, moyennant une caution de 2000 $.

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L’accusation est tombée, en 1998, parce que la Couronne avait indiqué à la police qu’elle ne voulait pas aller de l’avant avec un témoin qui était une utilisatrice de drogues. Les vêtements de Pickton sont restés avec la police et n’ont pas été testés avant 2004 : des traces d’ADN de deux travailleuses du sexe disparues y ont alors été décelées. Dans les cinq ans après l’attaque de la femme menottée, au moins 20 femmes ont été tuées. Des restes humains et l’ADN de plus de 30 femmes ont finalement été trouvés sur la ferme de Pickton, qui s’est vanté d’en avoir tué 49.

Une victime d’agression ne porte pas plainte par peur de la DPJ

La peur de la stigmatisation et des préjugés font en sorte que certains crimes graves sont difficiles à prévenir. Justine, une travailleuse du sexe agressée le 22 octobre 2010 par Erich Shimon Chemama, qui sera déclaré délinquant dangereux en 2016, ne s’était pas plainte à la police avant d’entendre que les services policiers cherchaient d’autres victimes de cet homme. Le Montréalais avait été arrêté le 25 novembre 2010 après avoir agressé sexuellement une autre escorte, qui avait crié suffisamment fort pour alerter son chauffeur.

Lors du procès de Chemama, Justine avait raconté son expérience : l’agresseur l’a mordue alors qu’il lui faisait un cunnilingus, a enfilé des gants de cuir noir, l’a prise à la gorge et lui a intimé de se laisser faire, sinon il la lançait du haut du quatrième étage de son appartement. Contrainte à avoir des relations non protégées, elle a ensuite réussi à négocier son départ. En cour, elle a raconté qu’en raison du stress, elle ne voyait plus rien en quittant Chemama. Elle a demandé à l’agence pour laquelle elle travaillait de lui trouver un autre client rapidement, pour ne pas avoir la hantise de retravailler. Elle ne s’imaginait pas porter plainte : « On m’avait enlevé mes enfants et j’avais peur que la DPJ sache que je faisais de l’escorte », explique-t-elle, citée par La Presse. Sans la crainte d’être jugée et criminalisée, la plainte de Justine aurait peut-être pu empêcher la séquestration, les agressions sexuelles et les menaces de mort contre d’autres femmes dont Chemama a été reconnu coupable par la suite.

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15 ans de prison pour ne pas être morte

Lorsque des travailleuses du sexe se sentent menacées, certaines réussissent à se défendre. Cependant, leurs gestes de survie les envoient parfois directement en prison. Alisha Walker est présentement en prison pour 15 ans, condamnée pour le meurtre, en janvier 2014, d’Alan Filan, un client régulier. Ce dernier avait accepté de payer 150 $ à deux travailleuses du sexe. Lorsque les deux escortes se seraient présentées chez lui, Filan aurait demandé des relations sexuelles sans condom. Les femmes auraient refusé. Il aurait tenté de ravoir son argent, donné un coup de poing à Alisha au visage et pris un couteau de cuisine. Celle-ci aurait réussi à intercepter son attaque et à lui prendre le couteau. Elle se serait enfuie après l’avoir poignardé.

Trois jours plus tard, Filan est retrouvé mort chez lui, au bout de son sang. Les rapports toxicologiques ont indiqué qu’il avait bu énormément pendant la soirée. Walker a été arrêtée et accusée de meurtre au premier degré. Au magazine Fader, elle a affirmé qu’elle s’est retrouvée en prison parce qu’elle était une travailleuse du sexe : « Il n’y a pas de respect. Le système de justice ne changera que lorsqu’une personne ayant marché dans nos souliers y travaillera. Juste parce que nous avons choisi une profession qui est méprisée, ça ne signifie pas que nous ne sommes pas normales. Je suis une personne normale avec une famille qui m’aime. » Le Daily Southtown, un journal de Chicago, mentionnait qu’elle était une hooker, un terme insultant, et qu’elle avait tué un professeur d’école catholique pour garçons (Filan) qui venait d’une famille très engagée politiquement, sa sœur étant une juge et son frère un lobbyiste important lié à la Chambre des représentants de l’Illinois.

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Le juge a blâmé Walker et sa famille, qui ne l’avait pas incitée à réussir dans la vie. Walker est restée huit mois dans une prison à sécurité maximale, confinée dans une cellule d’isolement 21 heures par jour. Après que la jeune femme racisée a commencé à recevoir de l’aide de Support Ho(s)e, un collectif de militantes pour les droits des travailleuses du sexe, elle a été transférée dans un centre correctionnel à sécurité moyenne, pour finalement se retrouver dans une unité d’habitations en compagnie d’autres prisonnières. Support Ho(s)e a aussi réussi à lui trouver une nouvelle équipe juridique, qui la représente gratuitement et a porté sa cause en appel.

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300 jours en prison pour… autodéfense

Au Canada, un cas d’autodéfense sera aussi porté en appel, sans date déterminée pour l’instant. Michelle Marie Francis, une travailleuse du sexe autochtone, avait été condamnée en 2017 pour avoir poignardé deux ans plus tôt Douglas Barrett, en Nouvelle-Écosse. Elle s’est rendue chez lui dans le but de s’injecter de la drogue avec une seringue propre. Ensuite, alors qu’elle s’était endormie, Barrett aurait tenté de la pénétrer de force. Elle s’est défendue en lui donnant un coup de couteau dont elle s’était prémunie, connaissant la réputation violente de l’homme auprès des travailleuses du sexe. Le juge Bégin a condamné Francis à une journée de prison, car elle avait déjà passé 300 jours en détention provisoire, expliquant qu’elle avait utilisé une force déraisonnable. La Cour d’appel a toutefois conclu le 17 janvier 2018 qu’il y avait eu des errements dans le jugement et que la totalité des circonstances, soit l’autodéfense d’une femme utilisatrice de drogue en compagnie d’un client reconnu comme violent, n’avait pas été prise en compte.

Choisir des travailleuses du sexe parce qu’elles ne sont pas crédibles

Aux États-Unis, Gary Leon Ridgway, le Green River Killer, a déclaré, en 2003, avoir tué entre 75 et 80 femmes. Les lois sur la prostitution, ainsi que les tactiques et attitudes policières, font en sorte que plusieurs crimes contre les travailleuses du sexe ne sont jamais résolus, ni même déclarés. La situation encourage les tueurs en série et les agresseurs sexuels à commettre des actes violents envers des personnes qui sont trop souvent ignorées. Ridgway a affirmé en cour qu’il choisissait des prostituées parce qu’il savait que ses victimes ne seraient pas déclarées disparues rapidement et pensait donc pouvoir en tuer autant qu’il le voudrait sans se faire prendre. Depuis la condamnation de Ridgway, une vigile tenue tous les 17 décembre en mémoire de ses victimes s’est transformée en Journée internationale pour l'élimination des violences faites aux travailleurs du sexe.