La logique boiteuse des hommes qui embêtent les femmes sur le web
Illustration par Mathieu Rouland 

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cyberharcèlement

La logique boiteuse des hommes qui embêtent les femmes sur le web

J’ai essayé de comprendre un mec qui a écrit à une femme d’aller sucer des queues sur les réseaux sociaux.

Lorsque Madeline* a voulu avertir récemment une amie qu’un gars dans son entourage, Raphaël*, ne lui semblait pas safe, l’amie en question a tout répété au gars. « Il est revenu m’écrire en privé des trucs hyper violents », raconte Madeline. Alors qu’il lui avait d’abord envoyé une photo érotique dans sa boîte de messages Facebook et lui proposait « un rabais pour que je le fourre », il lui a réécrit ensuite pour lui conseiller de « sucer des queues » et l’a traitée de « prostituée toxicomane. »

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J’ai abordé Raphaël par Facebook, me disant intéressée aux dynamiques relationnelles et à l’agressivité sur le web. Sa photo de profil date de 2009 et met en évidence ses bras musclés. Quant à sa photo de couverture, elle montre des pantins féminins maquillés outrageusement. Il a accepté de répondre à mes questions, précisant que si j’avais un quotient intellectuel élevé, je comprendrais que « le concept de conversation agressive est relatif à chaque personne ». Ce que je voulais vraiment savoir : est-ce que sa façon de s’adresser aux femmes correspondait à du cyberharcèlement ou est-ce que j’exagérais la présence de ce phénomène toxique?

« Insulter une femme n’est pas un acte illégal »

Le jeune homme avoue d’emblée penser qu’envoyer une photo de soi est « une technique pour sexualiser une discussion ». Il explique qu’il a mal réagi quand Madeline a parlé d’une photo explicite qu’il lui avait envoyée, car « il était parfaitement approprié au stade de notre discussion d’en donner une ». Madeline et lui auraient parlé de sexe préalablement. Pour Raphaël, le fait que Madeline poursuive la discussion était un « signe d’accord » et de consentement. Il l’a insultée par après, car il trouvait irrationnel son inconfort. « Insulter une femme n'est pas un acte illégal », dit-il, arguant qu’il faut aussi se demander si la personne cherche réellement à en rabaisser une autre, ou si c’est seulement un ressenti qui montrerait alors « une incongruence psychologique » chez la personne qui se fait élégamment traiter de « prostituée toxicomane. »

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En ayant sous les yeux des propos comme ceux de Raphaël, je ne suis pas étonnée que le cyberharcèlement soit en progression constante. Selon l’étude Les femmes et les hommes ayant subi du cyberharcèlement au Canada, diffusée au mois de juin 2018, publiée dans Regards sur la société canadienne, il touche 8 % des femmes et 6 % des hommes qui utilisent internet, mais a des répercussions différentes selon le sexe. Mylène Fernet, professeure et codirectrice du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, a dirigé une étude portant sur les cyberviolences dans les relations intimes et soutient que la santé mentale des jeunes femmes en souffre. « Les conséquences psychologiques décrites par les victimes sont importantes : symptômes d'anxiété, de dépression et de stress post-traumatique, dépendance à l'alcool et aux drogues, idées suicidaires et tentatives de suicide », note-t-elle en entrevue pour Actualités UQAM.

Pour Mélissa Blais, chercheuse du Groupe interdisciplinaire de recherche sur l'antiféminisme à l’UQAM, les messages de Raphaël sont bien du cyberharcèlement et ses croyances s’inscrivent dans la culture du viol. « Parmi les idées reçues que la culture du viol véhicule, il y a celle voulant que le consentement sexuel accordé une première fois est valide pour toutes les fois où un homme se croit en droit d’obtenir une satisfaction sexuelle. Il s’agit ici d'une satisfaction sexuelle qui, au demeurant, est uniquement tournée vers ses envies, sans considération pour les changements d'humeur de Madeline », affirme-t-elle à VICE. Élisabeth Dubois, qui milite activement dans le milieu féministe et qui a déjà à quelques reprises tenté d’éduquer des correspondants en ligne sur les effets du harcèlement, est du même avis que la chercheuse. « Les femmes doivent nier constamment leurs limites pour accommoder les autres. Elles reçoivent sans cesse le discours social comme quoi leurs limites, ce sont des défauts. Une femme idéale accepte tout et est prête à tout essayer. C’est donc très pernicieux de demander à l’autre, dans un contexte de séduction, de placer des limites quand les choses commencent à bien se passer. »

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Mélissa Blais émet de plus l’hypothèse que Raphaël n’est peut-être pas toujours disponible et désireux d’avoir un rapport sexuel. « Or, ces changements d’humeur, qui font pourtant partie de la vie de tous les jours, sont déniés à Madeline comme à bien des femmes victimes d’agressions sexuelles de la part de leur conjoint », explique-t-elle avant de regretter que « les insultes sont souvent l’arme de ceux qui font face à la résistance des femmes à cette appropriation de leur corps ».

Une fausse ouverture d’esprit

Raphaël, de son côté, considère qu’il n’a dépassé aucune limite, calomniant la jeune femme parce qu’il trouvait son inconfort irrationnel. « Les deux seules formes d’agressivité que je considère être des limites sont les menaces de mort et la censure de la liberté d’expression. C’est un des points négatifs du féminisme, être incapable d’accepter que des gens puissent être en désaccord », se défend-il. La chercheuse Mélissa Blais relève que plusieurs antiféministes estiment que les féministes attaquent leur liberté d’expression. Grâce aux enquêtes qu’elle a réalisées, elle constate toutefois que ceux qui se disent en désaccord en savent très peu sur le féminisme. « Cet argument relève davantage de la rhétorique que d’une réelle volonté de débattre d’idées », résume-t-elle.

Raphaël, quant à lui, soutient finalement que les femmes sont à considérer selon ce qu’elles sont en mesure d’accomplir avec leur quotient intellectuel et selon leur « lien par rapport à l’homme qu’elle fréquente ». Lors de notre discussion qui ne révèle rien de spectaculaire sauf un rejet de toute responsabilité de la part du cyberharceleur, ce dernier ajoute des cœurs à la fin de toutes ses phrases. Il m’indique que cela signifie « paix, amour et compassion ». Il en profite pour me demander si j’ai un copain, « car je te trouve intéressante et j’aimerais aller en date avec toi ».

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Banaliser les intrusions au nom de la séduction

Matthieu Ruest, un proche de Raphaël, avait une conception semblable à celui-ci avant de désirer des amitiés plus sincères et de rencontrer celle qu’il surnomme Ti-Babe. Il flirtait avec des mouvements masculinistes et utilisait les réseaux sociaux, bandant grâce aux mots qu’il échangeait avec des femmes qu’il ne rencontrait jamais. Se proclamant lui-même « intellectuel logorrhéique », la drague explicite en ligne avait pour lui autant de « potentiel érotique qu’une BMW ou une montre Apple en or, en matière de caractère sexuel secondaire ». Il n’envoyait pas de photos de son pénis, reléguant cette action aux « anorexiques de l’esprit » et entrevoyant cela comme un symptôme de malaise sexuel.

Il convient que son comportement était parfois immature. Il espérait attirer l’attention, « par manque d’amour », en envahissant la bulle d’autrui. « Ça peut en effet correspondre à une forme de harcèlement – ce qui expliquerait d’ailleurs les centaines de blocages dont je fus victime, m’étant montré trop loquace trop vite, ou parce que l’autre n’était clairement pas dans un mood réceptif à ce genre de sérénade. » Matthieu excuse tout de même ses intrusions intimidantes, les qualifiant de « démarche banale de séduction dans le règne animalier, c’est-à-dire la démonstration d’une parade nuptiale, servant à impressionner l’autre sexe. » Il n’y a rien toutefois de banal à ces intrusions répétées.

Mylène Forget, en entrevue avec Actualités UQAM, indique que, pour plusieurs spécialistes, les cyberviolences sont les violences intimes du futur, car elles permettent aux harceleurs de se cacher derrière un écran, éprouvant ainsi moins d’inhibition que s’ils croisaient les jeunes femmes dans un établissement scolaire ou lors d’une fête.

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L’étude de Statistique Canada mentionnée plus haut évalue que « comme c'est le cas pour d'autres formes de victimisation, il existe une association entre le cyberharcèlement et la santé mentale et les sentiments de sécurité personnelle des personnes qui en font l'objet. » La gravité du cyberharcèlement n’est pas encore bien comprise, ce que regrette aussi Madeline, qui se désole que les jeunes hommes ne réalisent pas l’impact réel de leurs propos dénigrants sur autrui. « Raphaël répétait à mon amie "dis à ta pute de se calmer" et c’est triste mais j’ai choisi que ça ne m’atteigne pas tant que ça. Il faut que je me protège sinon je braillerais chaque fois que je reçois des insultes. »

* Les noms des personnes citées ont été changés pour préserver leur anonymat.