Comment les pubs irlandais sont devenus presque aussi omniprésents que les McDonald’s
A barmaid wearing Guinness contact lenses at The O'Conor Don Irish pub, London. Photo: Michael Stephens/PA Archive/PA Images

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Comment les pubs irlandais sont devenus presque aussi omniprésents que les McDonald’s

Ils sont partout, de la Palestine à Porto Rico, et il y a une organisation qui œuvre dans l’ombre à cette conquête du monde.

J’écris ceci en Macédoine, près la frontière de l’Albanie, à deux pas du lac d'Ohrid. C’est un site naturel magnifique et serein : une promenade longe ce lac à l’eau cristalline, avec en arrière-plan des monastères du 10e siècle et des pics enneigées.

Mais ici aussi, il y en a un. Il y en a toujours un. Un pub irlandais. Celui-ci porte le nom « original » de Dublin Irish Pub.

Bien sûr, je n’ai pas besoin d’être en Macédoine pour en voir un. Je pourrais être n’importe où : Paris ou Milwaukee, Moscou ou Chiang Mai ou encore aux îles Gili, une île minuscule au large de Bali. Les pubs irlandais sont la plus vaste exportation culturelle de l’industrie de l’alimentation et de l’alcool après McDonald’s. Et comme les restaurants de fast-food, ils sont souvent sans âme : des produits interchangeables qui n’ont rien à voir avec les authentiques pubs irlandais en Irlande : ce sont des répliques à la Universal Studio baptisées O’Malley’s ou O’Shea’s, décorées de figurines du leprechaun et bien sûr approvisionnées en Guinness pression.

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Ce dernier point est la clé de l’expansion des pubs irlandais parce que, bien qu’ils aient tous leur propre nom, leur propre décor et souvent leur propre propriétaire, leur prolifération est en grande partie l’œuvre de Guinness. Voyant la popularité de ces pubs dans les années 80, la multinationale irlandaise a mis sur pied une compagnie nommée Irish Pub Concept, qui vend ce concept à de futurs patrons de pub de par le monde.

L’Irish Pub Concept est une société de conseil en ligne qui donne de l’information aux potentiels gérants de pub sur la mise sur pied d’un pub irlandais, et une stratégie élaborée pour vendre plus de Guinness : les nouveaux pubs irlandais, naturellement, font sans cesse le plein de la bière noire. Le site web de la compagnie est couvert de logos de Guinness et parle en son nom (« Guinness n’est pas responsable des actions des distributeurs » ou « Guinness n’a pas d’accord financier avec les distributeurs que nous recommandons »), mais, étrangement, Guinness ne semble pas à l’aise d’y être publiquement associée.

J’ai communiqué avec la compagnie pour avoir des précisions sur sa relation commerciale avec l’Irish Pub Concept (IPC), mais on a refusé de faire le moindre commentaire. À la place, j’ai parlé à Bill Grantham, professeur invité à l’Université Loughborough, qui a abondamment écrit sur Guinnesss et l’appropriation culturelle, pour avoir une opinion sérieuse sur les liens entre les deux compagnies.

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« L’Irish Pub Concept appartient au conglomérat spécialisé dans les boissons alcoolisées Diageo plc, par l’entremise de sa filiale Guinness. Ni Diageo ni Guinness, pour une raison ou une autre, ne révèle comment IPC est intégrée à la structure commerciale de la compagnie. Cependant, le site web d’IPC montre clairement qu’il s’agit d’un projet de Diageo et de Guinness. Par exemple, dans la rubrique Survol du site, on parle d’analyses de marché effectuées par Guinness et de recherches de Diageo pour déterminer les facteurs de succès critiques des pubs irlandais en Europe. »

Il ajoute qu’« on voit partout sur le site la marque de commerce et son logo en forme de harpe de Guinness. Il y a un verre de bière rempli avec le logo de Guinness sur la page d’accueil et dans la rubrique À propos. On dit aussi que les pubs irlandais qui ont du succès servent toujours de l’excellente Guinness. L’habillage commercial du site est du noir et du blanc associés à la marque. »

M. Grantham est aussi d’avis que « tout le site existe pour aider l’entreprise à vendre plus de Guinness par la promotion des pubs irlandais partout dans le monde ».

Durty Nellies à Beijing. Photo : Asten

Le site web n’est pas subtil. Au nom de Guinness, on tente de convaincre les visiteurs que l’investissement dans un pub irlandais est la chose à faire. « Grâce au projet de Guinness Irish Pub Concept, dit-on, approximativement 8500 pubs ont été ouverts dans 152 pays dans le monde et la croissance se poursuit à un bon taux dans tous les marchés. »

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On invite ensuite les potentiels patrons de pub à remplir un formulaire en ligne pour recevoir un appel d’un représentant de Guinness qui leur offrira des conseils financiers et pourra aussi aider à produire un plan d’affaires. Pour seulement 150 $, Guinness guide les nouveaux propriétaires dans la bonne direction en expliquant les facteurs critiques du succès à considérer pour ouvrir un pub irlandais et suggère des entreprises pouvant dessiner et construire le pub. On leur dit qu’ils devraient réaliser des profits à la troisième année.

Guinness s’est associée à huit autres compagnies : Ballance Hospitality, Irish Pub Company, Bar None Designs, Irish Business Solutions, Irish Pubs Global Federation, Mathias Foodservice, Tourism Ireland, Food Ireland et Irish Food Board, qui mettent sur pied et approvisionnent des pubs irlandais pour Guinness partout dans le monde. En suivant les conseils de Guinness, on leur assure qu’ils auront beaucoup de craic – du fun en gaélique.

Les facteurs critiques du succès selon Guinness sont les suivants : un décor irlandais, des mets irlandais authentiques, des boissons irlandaises authentiques, de la musique irlandaise authentique, du personnel d’origine irlandaise ainsi qu’un grand engagement du gérant et du propriétaire.

PJ Gallagher's Irish Pub à Sydney. Photo : PJ Gallagher's

En 25 ans, une entreprise partenaire, The Irish Pub Compagny, a mis sur pied quelque 2000 pubs irlandais qui ont connu un « succès commercial et culturel » dans 53 pays. Elle dit qu’elle conçoit une expérience irlandaise en « combinant un décor incroyablement authentique à des plats, des boissons, de la musique et, surtout, des gens formidables… les invités s’immergent dans un univers de chaleur humaine, de conversations, de rire et de fun. Ce que les Irlandais appellent le craic ».

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« J’ai fait du pouce dans les années 80. Je suis arrivé à Copenhague et j’ai rencontré un Irlandais en 1992 qui avait ouvert un pub irlandais en Suède », me raconte Gus Brown, le propriétaire du Dubliner dans la capitale danoise. « J’ai ouvert le pub à Copenhague en 1995 et on est ici depuis. On l’a lancé avec l’aide de l’Irish Pub Company. On a envoyé à Mel McNally, [fondateur] de l’Irish Pub Company, les plans du bar et le budget. Il nous a présenté des options et ça a donné ce qu’on a maintenant. »

C’est un peu ce que me racontent aussi les autres propriétaires de pubs à qui j’ai parlé. « Je ne suis pas encore allé en Irlande, pour des raisons d’argent, mais j’adorerais ça! Ils disent que PJ Gallagher est plus irlandais que les pubs irlandais d’Irlande », dit Jacqueline Tougher, patronne d’un pub à Sydney.

Prétendre que l’authenticité irlandaise conduit au succès commercial n’est pas sans problèmes. L’Irish Pub Concept affirme pouvoir créer le craic avec ses facteurs de succès, mais le craic est un état d’esprit défini par des siècles de folklore et de traditions irlandaises. Bien que les clients peuvent certainement passer du bon temps dans n’importe quel pub irlandais dans le monde – avec assez d’alcool et en compagnie de bons amis, normalement on y arrive –, on ne peut pas produire cette authenticité irlandaise simplement en faisant appel à une compagnie de design.

Bill Grantham résume en citant Mark McGovern dans son essai Craic in a box: Commodifying and exporting the Irish pub, quand il dit que le craic, plutôt qu’un état d’esprit, est devenu « un produit qu’on peut acheter, vendre, commercialiser, manufacturer, emballer, placer dans une boîte et, surtout, exporter ».

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The Dubliner, Copenhague. Photo : Stig Nygaard

Les vrais pubs d’Irlande sont aussi variés qu’ils le sont dans n’importe quel autre pays moderne. Les « pubs irlandais » que conçoit Guinness sont, comme le mentionne Bill Grantham, vendus précisément dans des coins du monde où il n’y a pas de communauté irlandaise naturelle, mais où l’on peut néanmoins prédire un succès commercial. Plutôt que la réelle authenticité, Guinness choisit de vendre son Irish Concept dans les endroits où elle n’est pas familière. Ce qu’Irish Pub Concept veut réellement dire par « authentique », c’est « commercialisable ». Mais ces pubs ne sont pas plus irlandais que les Pizza Hut sont des restaurants italiens.

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C’est simplement une stratégie commerciale de génie. La marque engrange des profits astronomiques grâce à la multiplication des pubs irlandais : en plus de vendre des conseils aux potentiels propriétaires, elle détient le monopole dans l’approvisionnement de tous les pubs irlandais rentables qui ont fait affaire avec elle. Sans compter l’effet sur les autres bars : pour rester concurrentiels, ils doivent aussi servir de la Guinness.

Les pubs irlandais passent pour une célébration de la diaspora irlandaise, comme si les propriétaires reproduisaient de petites parcelles de leur patrie d’origine partout dans le monde. En réalité, beaucoup de pubs irlandais n’ont aucun rapport avec l’Irlande et, sans les efforts de Guinness, n’existeraient peut-être pas.

Adam est sur Twitter.