LA RAP
Illustration et animation par Seth Laupus

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Music

La nouvelle génération rap de L.A est en train de tout changer

Une bande de rappeurs et producteurs réinvente actuellement non seulement le son de Los Angeles, mais également son slang, sa mode, et le fossé culturel qui sépare les Noirs des Latinos.

La voix d’03 Greedo résonne tout au long d’un déjeuner qui s’éternise jusqu’à la fin d’après-midi. Entre deux bouchées de côte de bœuf bien cuite, de crabe à l’ail et de calmars frits, il me régale (et, au vu de la puissance de sa voix, pas seulement moi, mais aussi tous les clients, serveurs et commis du restaurant) d’un monologue rempli de vulgarités à propos de Phil Collins. Alors qu’il parle sans complexe des gangs, de la paternité et du ceviche (« Pourquoi manger de la crevette froide ? Ce n’est pas l’océan, ici. »), le sujet qui anime le plus le rappeur et producteur originaire de Watts, c’est la célébrité. Ou, plus précisément, son projet d’imiter l’ancien batteur de Genesis et chanteur de « In the Air Tonight ».

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« Qu’est-ce qui t’intéresse autant chez Phil Collins ? » je lui demande.

« Sa façon d’être », dit-il en attrapant théâtralement les revers de sa veste en jean doublée de fourrure. « Du genre, ‘Ne me parlez pas’. Si je ne l’avais jamais vu, j’aurais juré en écoutant sa musique que Phil Collins était noir. Il a cette façon de jouer, comme sur « Gimme some gutter shit ». Tu sais, c’est comme quand tu écoutes Erykah Badu ou India Arie, tu te dis : ‘Mec, cette meuf doit toujours être pieds nus dans le studio, ça se voit qu’elle est cheloue…’ Ça s’entend ! »

Pour l’instant, sa carrière à la Phil Collins est en pause, du moins jusqu’en 2020, date à laquelle il pourra faire une demande de libération conditionnelle après avoir purgé deux ans de sa peine de vingt ans. Et l'insolente vague qu’il a contribué à créer atteindra son apogée sans lui.

Toute une génération de rappeurs et de producteurs issue des communautés pauvres réinvente non seulement le son de Los Angeles, mais aussi son argot, sa mode, ainsi que le fossé culturel autrefois béant entre les Noirs et les Latinos. Ils rappent pour le pic d’adrénaline des accélérations sur l’autoroute ; pour le frisson de la clim lors des après-midi étouffants ; pour les crépuscules et les aurores huileux à cause des substances cancérigènes générées par les routes de Southland ; pour les néons des salles d’audience et les concerts pleins de flashs d’iPhone ; pour la fausse lean, le vrai Gucci et la morale douteuse ; pour les collégiens de 14 ans de la Fairfax Avenue, les twerkeuses d’Instagram de 21 ans et les libérés conditionnels de 28 ans qui tentent d’éviter l’ultime peine qui les condamnerait à une simple correspondance téléphonique avec leurs filles qui grandissent loin d’eux.

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Des rappeurs comme 03 Greedo, Drakeo the Ruler et Shoreline Mafia produisent un rap élégant, provocant, qui colle à la peau de ce nouveau (et terrifiant) Los Angeles – une ville de plus en plus invivable pour les pauvres et les gens de couleur issus de la classe ouvrière. En Californie, les salaires chutent depuis quarante ans et, selon un rapport de 2018 de l’United Ways of California, plus d’un tiers des ménages ne « gagnent pas un revenu suffisant pour subvenir à leurs besoins élémentaires ». Les loyers sont plus chers que jamais : le prix moyen d’une maison dans le comté de Los Angeles est de 687 600 dollars, selon Zillow, soit plus du double de celui de 2002. Des études de 2017 indiquent que le comté de Los Angeles – qui a laissé au département du shérif corrompu le soin de gérer le plus grand système pénitentiaire américain – incarcère treize fois plus de Noirs que de Blancs.

Grâce aux contours fournis par Mustard et YG, les Angelenos d’aujourd’hui créent les visions fantasmagoriques d’un endroit où sont blanchis des millions de dollars issus de l’immobilier chinois ; d’un endroit envahi par des retraités new-yorkais enthousiastes à l’idée de passer les dernières années d’une planète encore habitable avec une vue panoramique sur les incendies. C’est de la musique sur laquelle dansent les Angelenos de couleur, tandis que leurs magasins « tout à 1 dollar » sont remplacés les uns après les autres par des traiteurs de luxe destinés aux bobos de Brooklyn qui se définissent comme « Anglo-Bruja ». Et plutôt que de sermonner sur la gentrification ou le développement personnel, ces rappeurs citent la litanie de comportements déviants – les transactions nocturnes de drogues ; les accidents de voitures liés aux stupéfiants ; les caprices imprévisibles des chaudasses d’Instagram – qui composent une ville au déclin évident.

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À quelques exceptions près – Azjah, l’auto-proclamée « princesse de Compton », dont le « Came Thru Crippin’ » en featuring avec SG est une reprise du « Drip » de Cardi B – la majorité de ces rappeurs sont des hommes de couleur hétérosexuels. Leurs morceaux versent souvent dans une misogynie qui reflète, d'une part, des valeurs patriarcales largement répandues ; et d'autre part des jeux de rôle inhérents au gangsta rap, auquel nombre d’entre eux ont été introduits à la naissance.

« Ma mère écoutait du rap », se souvient 1TakeJay, faux crétin sympa du crew de rap 1Take. « Déjà petit, je pouvais rapper mot pour mot des trucs que je n’étais pas censé chanter, comme ‘I’d Rather Give You My Bitch’ de Suga Free. Je pouvais le rapper par cœur ce morceau. »

Dans les années 80 et 90, les trois stations de radio qui diffusaient du rap à Los Angeles – KDAY, The Beat et Power 106 – passaient du gangsta rap local pour un public jeune et diversifié, lançant la carrière de certains artistes comme Dr Dre, Eazy-E, DJ Quik, Ice Cube, Warren G et le susmentionné Suga Free. Aujourd’hui, KDAY diffuse exclusivement au format « throwback » (version Radio Nostalgie du rap), tandis que Power 106 et The Beat, rebaptisée Real 92.3, se livrent manifestement une compétition pour savoir qui passera Drake le plus souvent. Aucune de ces stations ne sert de vitrine à la scène locale. Les jeunes se tournent donc vers Spotify, iTunes, SoundCloud, Youtube et Audiomack pour écouter et promouvoir leur musique, puisque la radio classique les a abandonnés.

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À l’adolescence, la génération actuelle de rappeurs s’est davantage inspirée de ses camarades que du G-funk, le sous-genre cinglant et mélodique du gangsta rap qui empruntait musicalement à Bernie Worrell, le claviériste du Parliament-Funkadelic, et aux positions d’Olivier North sur le deuxième amendement de la Constitution. Entre 2008 et 2010, les adolescents de Los Angeles jerkaient au Fox Hills Malls, au Howard Hughes Center, dans les discothèques tout public, dans les fast-foods, sur les parkings… Bref, là où ils trouvaient le moindre mètre carré de béton. Le jerk était un mélange enivrant de danse, de musique, et de mode. Dans des crews comme les Go-Go Power Rangers, les Fantastic LoL Kids et Pu$haz Inc., des maigrichons vêtus de jeans arc-en-ciel, de casquettes New Era customisées et de Vans à carreaux effectuaient divers mouvements appelés « reject », « pin drop » ou « dippin ». La musique jerk était pour la « fonction » ; c’était de la musique peu subtile, impétueuse, idéale pour des heures et des heures de danses endiablées.

Mais le jerk était trop insouciant pour survivre : sa gaité était, en partie, un reflet de la sincérité et de l’optimisme de la jeunesse. À mesure que ses adeptes vieillissaient, le jerk s'est mué en ratchet et, avec l’aide de grands labels, les figures les plus populaires de la scène sont devenues de gros noms. YG, DJ Mustard et Ty Dolla $ign ne sont pas tellement plus âgés que la nouvelle génération de rappeurs-stars de Los Angeles – et dans certains cas, ils sont même plus jeunes –, mais parce qu’ils ont connu la célébrité très tôt, ils font office non pas de camarades mais de modèles à suivre.

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Le ratchet, avec ses beats simplistes et ses lyrics un peu débiles et machos, est lui aussi devenu ringard. Ces dernières années, les mêmes gamins qui dansaient dans les rues se sont mis à rapper au sujet de la vie criminelle ; la weed est devenue un simple ornement ; les armes à feu, autrefois cachées des caméras, sont maintenant omniprésentes et équipées de chargeurs étendus. Mêmes les parties instrumentales, autrefois lumineuses et joyeuses, empruntent une tonalité plus sombre. La nouvelle Los Angeles est malsaine, impitoyable ; elle a le poing tendu et les veines éclatées, à l’image de son rap.

Pendant un mois et demi, durant un été infernal, j’ai traversé la ville pour demander aux jeunes de Compton, Gardena, Hawthorne, Hollywood, Woodland Hills, Playa Vista et Lancaster de me raconter les expériences qui ont nourri leur musique et de me dire, plus simplement, quel nom ils lui donnaient aujourd’hui.

Parce que la vie criminelle est éprouvante pour les nerfs, Drakeo the Ruler, de South Central, qualifie son travail de « nervous music ». Ron-Ron The Producer fait quant à lui de la musique pour embouteillages, de la « traffic music ». Et 03 Greedo, le golem des Grape Street Crips, est connu pour sa « creep music », une forme de rap censée refléter la paranoïa bouillonnante de son Jordan Downs natal, un complexe de logement sociaux tristement réputé pour sa pauvreté et sa violence. Mais au cours de notre discussion, 1TakeJay a pensé à un terme qui, à mon avis, incarne parfaitement l’essence même de ses compagnons bavards et frimeurs. Il a appelé ce genre la « talking shit music », parce que « tout le monde à notre âge baratine à sa façon ».

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Le petit Caiden s’est fait bannir de la salle d’audience. Ses babillages incessants nuisent au bon déroulement du procès. L’huissier aboie, alors sa mère le fait sortir. Ses petites Jordans rouges pendouillent à ses pieds.

Peu de temps après, pendant une pause d’environ deux heures provoquée par un avocat commis d'office tardif, Caiden, avec sa mère à ses côtés, explore la place du très moderne Compton Civic Center, avec ses lignes épurées et sa peinture blanche écaillée qui baigne dans le clair-obscur d’un matin de juin. Il est trop jeune pour comprendre les accusations portées contre son père, son oncle et leurs complices présumés : cambriolage, vandalisme, vol de voiture, possession d’armes d'assaut, menaces sur un témoin, conspirations, présence d’armes à feu chargées dans un véhicule, tentative de meurtre et homicide volontaire.

Le père de Caiden n’est autre que Drakeo the Ruler ; son oncle, Ralfy the Plug. Les deux rappeurs de South Central, qui ont en commun une manière de parler fuyante et un vocabulaire quasi-impénétrable, font partie intégrante de la scène rap de Los Angeles. Drakeo (prononcer « Draco ») a notamment inspiré des dizaines d’imitateurs moins habiles linguistiquement, dont certains se sont précipités pour combler le vide créé par son absence.

Mais aujourd’hui, ils s’appellent Darrell et Devante Caldwell. Ils sont accusés, aux côtés de six autres personnes, d’avoir mené une attaque ratée sur le rappeur RJ, tuant au passage un membre présumé des Inglewood Family Bloods et faisant deux blessés. Les faits sont graves et tous les accusés plaident non coupables. Même RJ les soutient. Il a fait un Live Instagram pour dire que, selon lui, Drakeo n’avait pas l’intention de l’assassiner. Quand Shannon Cooley, la procureure adjointe, dit que le groupe de rap des Caldwell, la Stinc Team, est en fait un gang, les frères rient aux éclats. Tout le monde rit aux éclats. L’huissier aboie à nouveau, cette fois-ci contre les adultes.

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Alors que l’audience touche à sa fin et que les proches commencent à faire leurs adieux, Caiden réapparaît. Il aperçoit son père, qui l’aperçoit aussi, puis il est emmené dans le couloir, où se trouve le reste de sa famille.

L’histoire de l’époque du « talkin’ shit » reflète étroitement celle de Drakeo. Adolescent à la Washington High School au début des années 2010, il faisait partie du crew de jerk LoL Kids. Quand le ratchet a commencé à perdre du terrain, il s’est brièvement allié à DJ Mustard, qui a remixé son premier tube, « Mr. Get Dough », sorti en férier 2015. Et avant de se libérer de l’influence de Mustard, il a sorti sa deuxième mixtape, I Am Mr. Mosely, en octobre de la même année.

Au même titre que « Ride with My Glock » d’AzSwaye, Mr. Mosely a instauré de nouvelles normes pour le rap de Los Angeles. Comme le ratchet, les parties instrumentales sont minimalistes et principalement guidées par un clavier. Mais contrairement au ratchet, qui était hypersexualisé au point d’en devenir ridicule, les paroles évoquent les lieux communs entre les désirs matériels des rappeurs, leur comportement peu scrupuleux, souvent illégal, ainsi que la reconnaissance du fait que ces actions sont parfois lourdes de conséquences. Drakeo raconte qu’il cambriolait les foyers chinois, faisait ses emplettes chez Neiman Marcus, se saoûlait au sirop antitussif jusqu’au coma éthylique et se baladait avec d’énormes fusils.

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« Le ratchet parlait toujours de baiser des putes et tout ça », se souvient Drakeo, la voix déformée par le téléphone de la prison pour hommes de Los Angeles. « Ça ne m’a jamais plu. À l’époque, je risquais ma vie en essayant de trouver de l’argent pour acheter toutes ces merdes et prendre soin de ces enculés. Le ratchet, ce n’était pas mon style de vie. »

Ses démêlés avec la justice, en plus de ce qu’il estime être du harcèlement de la part du département du shérif du comté de Los Angeles (il a dit que le département était « obsédé » par lui), ont ralenti sa production. Il a passé la majeure partie des deux dernières années derrière les barreaux. Avant d’y retourner pour purger une nouvelle peine de onze mois, il a profité de quelques mois de liberté pour enregistrer et sortir l’idiosyncratique Cold Devil, son quatrième album, le plus singulier et le plus complet de la génération talkin’ shit à ce jour.

Dans Cold Devil, Drakeo rappe avec une cadence patiente, presque sirupeuse, qui sonne comme si un camion-citerne prenait feu, ou comme si du mercure fuyait d’un thermomètre cassé, ou encore comme si un glissement de terrain s’abattait sur une boulangerie. Il inverse l’équation du rap qui consiste à faire le plus de bruit possible et, dans un murmure, critique les « Stanleys » (les flics) et les « silly billies » (les ennemis). Un vocabulaire tout à fait unique vient accompagner son flow lent et inquiétant. Quelques exemples : « flu-flamming » (les cambriolages), « Shanaynay » (un pistolet avec une rallonge de chargeur), « Pippi Longstocking » (littéralement, Fifi Brindacier ; dans le cas présent, la même chose), « hood trophies » (les bijoux), et « backseat bandit » (une allumeuse).

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« Quand j’écoutais vraiment de la musique, j’écoutais surtout Lil Wayne – mais tout le monde écoutait Lil Wayne – et aussi Rocko et Young Dro », explique-t-il. « J’aimais bien le fait qu’ils aient cet argot stupide. Parce que ça, je comprenais. C’est ça qui m’a démarqué des autres : j’ai toujours beaucoup écouté la musique des autres. Et avant même de me mettre à rapper sérieusement, je demandais à Ralfy ‘Ce que je fais, ça ressemble à rien d’autre, non ? Ça ressemble pas à ce que fait tel ou tel rappeur, si ?’ »

À croire que sa minutie a porté ses fruits, car il ne souffre d’aucune comparaison aujourd’hui. Suga Free avait également un son très sirupeux, mais son jargon était dérivé des traditions orales des proxénètes ; c’était l’argot d’E-40, qui, grâce à des indices contextuels, est plus facilement déchiffrable. Drakeo sonne moins comme une Californie reconnaissable qu’un dôme de plaisir psychédélique de sa propre création, entrecoupé de flots de codéine. Et si le bureau du procureur décide d’abandonner ses poursuites, Drakeo aura plus de permutations à partager.

« Faut toujours que je fasse quelque chose. J’étais en train de bosser là-dessus », dit-il, s’arrêtant pour rapper quelques vers qu’il ponctue d’un ricanement satisfait. « Je pense à des tas de trucs, mais j’essaye surtout de ne pas penser à mon procès, parce que je ne veux pas que cela affecte mon rap. Si je pense à ça, je ne vais parler que de ça, et les gens ne kiffent pas ça. »

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Les jeunes de la génération talkin’ shit ont largement rejeté le G-funk. Leurs pères portaient des Converse, des bandanas et des baggy Ben Davis bien repassés, écoutaient des cassettes de Zapp & Roger dans leur Chevrolet Impala sautillante. Mais les vêtements, les chaussures et les voitures américaines sont des symboles pour ceux qui n’ont pas grandi avec. Pour de nombreux Angelenos de couleur, ce sont les symboles d’une époque révolue, simpliste. Ou, comme l’explique AzSwaye, rappeur originaire de South Central : « Pas besoin d’avoir des plis de partout. Vous pouvez très bien avoir l’air chic et frapper quelqu’un. »

Mais l’histoire se répète – ou alors elle est si cyclique qu’elle en est vertigineuse. Si la nouvelle génération de rappeurs de Los Angeles n’a que peu de ressemblance avec celle de ses ancêtres du G-Funk, leurs évolutions artistiques sont étonnamment similaires.

Au début des années 1980, les jeunes de Los Angeles étaient sous l’emprise de l’électro, un sous-genre de dance music adjacent au rap, importé de New York et de Détroit, et alimenté par la boîte à rythmes Roland TR-808. Dans les salles caverneuses comme la Los Angeles Memorial Sports Arena, des milliers de jeunes, stimulés par l’electro funk d’Uncle Jamm’s Army, dansaient avec les cheveux dégoulinants de Soul Glo.

Dam-Funk, le virtuose funk de Pasadena, a un jour expliqué la popularité de l’électro à Los Angeles comme étant, en partie, un reflet de la stabilité économique relative fournie par le secteur industriel de la ville, qui allait bientôt décliner. « Les Noëls étaient alors géniaux pour les enfants […] Il y avait des emplois, des pique-niques, des fêtes ; les enfants recevaient des instruments ou des platines comme cadeaux. […] On allait dans les magasins de disques tous les week-ends et on repartait avec les nouveaux sons que diffusaient KDAY et KJLH. »

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Puis, vers le milieu des années 1980, avec l’apparition de la guerre contre les drogues, de la peine minimale obligatoire et de l’austérité reaganienne, les luttes des Angelenos noirs se sont intensifiées. Alors que les postes syndiqués dans le secteur manufacturier étaient délocalisés et s’éloignaient de plus en plus des quartiers noirs, le taux de toxicomanie, l’appartenance à un gang et le nombre de meurtres ont augmenté. La police de Los Angeles (L.A.P.D) déjà violente et dirigée par le très agressif Daryl Gates, s’est davantage militarisée, notamment avec l’arrivée des équipes du SWAT qui démolissaient régulièrement les repères de drogues. (Le morceau « Batterram » de Toddy Tee, sorti en 1985, documente ce phénomène.) Les jeunes qui avaient dansé sur « Dial-A-Freak » d’Uncle Jamm’s Army se faisaient appréhender. Le gangsta rap est né de ce miasme macabre.

Mais la musique de la fin des années 1980, celle des visionnaires du gangsta rap comme N.W.A, Ice-T et Toddy Tee, n’était pas la musique la plus complexe de Los Angeles. Il y avait, dans leur diction et dans leurs beats, une rigidité empruntée à la côte Est. Mais, au début des années 1990, Los Angeles a trouvé l’apothéose de sa culture dans l’émergence du G-funk, ou « gangsta rap » : funky, radical, un rien apocalyptique et, parfois, brutalement nihiliste. Ou, comme le disait Dr Dre en 1992 sur « Let Me Ride » : « No medallions, dreadlocks or black fists/It’s just that gangsta glare with gangsta raps » (« Pas de médailles, de dreads ou de poings noirs/Y’a que ce regard de gangsta, avec des raps de gangsta »). En une décennie environ, la musique des jeunes noirs de Los Angeles était passée de tubes dansants et bonne ambiance à des chansons plus complexes sur le crime, le sexe et le pouvoir.

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La génération actuelle de rappeurs de Los Angeles a connu une évolution similaire, passant de garçons férus de danse à hommes sans foi ni loi. Dix ans plus tôt, le jerk semblait potentiellement révolutionnaire pour le rap de Los Angeles. Mais quand le rythme entraînant des mouvements de danses compliqués a disparu, les conditions de vie des adeptes du jerk n’ont pas vraiment changé pour le meilleur. La scène à laquelle ils s’étaient consacrés n’avait pas su se mouvoir en quelque chose de rentable et de durable, et sans étape suivante définie de façon claire, beaucoup sont tombés dans la criminalité.

« Quand le jerk a disparu, c’est à ce moment-là que tout le monde a commencé à rejoindre des gangs », se moque 1TakeJay.

« Pourquoi, selon toi ? »

« Je ne sais pas. Les gens voulaient avoir l’air dur. Ils n’avaient pas vraiment de modèles ou de guides. C’est stupide. »

Il y a une déchirure dans le tissu de Los Angeles qui a la forme et la taille d’03 Greedo, un excentrique qui semble taillé sur mesure pour la célébrité.

Le 28 juin, huit mois après notre interview à Beverly Hills, l’homme au visage tatoué a été condamné à vingt ans de prison pour possession de 1,8 kg de methamphétamine et de deux pistolets volés, découverts par un policier du département du shérif lors d’un contrôle routier dans la banlieue d’Amarillo, au Texas. Dans les mois précédant son arrestation, le compositeur de rap le plus instinctif depuis Future a enregistré des centaines, si ce n’est des milliers, de chansons. Il a sorti le sublime God Level, un album de 27 titres ; donné son concert « final » devant des fans en folie ; et même demandé sa copine en mariage sur scène. Il n’était plus « Greedo de Grape », le petit protégé des Crips, mais une star montante dont les interviews provocantes ont permis de propulser ses clips à des millions de vues. (Même TMZ a couvert ses derniers jours avant son incarcération.) Alors que le mois de juin se terminait et qu’une cellule texane l’attendait, il a tweeté : « Cette vie va me manquer. J’ai tellement donné, tout ça pour que mes rêves me soient enlevés. Ne traînez pas dans les rues, elles ne vous aiment pas… C’est un piège… »

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Mais quel piège a bien pu capturer Greedo ? Était-ce celui qui l’a vu grandir dans le lotissement Jordan Downs, à Watts, où le taux de crimes violents dépassait celui du reste du comté, et où, selon une étude de 2014, la qualité de vie est la même que celle du début des années 1970 ? Peut-être était-ce le piège de la voiture qui a éjecté son père de sa moto, le tuant sur le coup et perturbant l’enfance de Greedo avant même qu’elle ne commence. Ou peut-être le piège était-il le pouvoir de séduction du gang violent mais puissant des Grape Street Crips, à qui Greedo appartient sans scrupule. Peut-être ce piège était-il tendu par la Drug Enforcement Administration (DEA), qui avait désigné un tronçon désolé de la l-40, dans le nord-est du Texas,comme étant une zone de « trafic de drogue de haute intensité », et qui, pendant la Controlled Substance Act (la loi qui établit la politique fédérale américaine en matière de drogue), a permis de déterminer la sévérité de la sentence de Greedo. Peut-être le piège venait-il des centaines d’années d’antécédents de racisme, ce qui l’a finalement obligé à désobéir à la loi pour survivre.

Quelle qu’en soit la cause, Greedo passera au moins un an et demi dans les couloirs sombres d’une prison texane, loin de sa fille, de sa fiancée et de son micro. Au cours des deux années qui se sont écoulées entre son arrestation en 2016 et ses aveux en 2018, il était une apparition luxueuse, couverte de vêtements de créateurs, émergeant d’un Watts éthéré avec pour mission de transformer durablement la musique de Los Angeles. D’une voix aiguë et nasale, il rappait et chantait avec une franchise déchirante au sujet de la perte, de l’anxiété et de la toxicomanie, indifférent aux thèmes et aux repères musicaux d’un Los Angeles déjà disparu. Il a un jour qualifié son travail de « musique emo pour membres de gangs », une désignation suffisamment nébuleuse pour que tout ce que Greedo a produit, de la pop sucrée au gangsta rap en passant par son « petit bordel d’expérimentations », puisse s’y rapporter.

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Il entame désormais un nouveau cycle, en témoigne le plaintif « Mei Mei », qu’il a sorti en juillet 2017 en hommage à sa fille, et sur lequel il sort :

They don't like to see a black person win
If I go down when I end up out of town
Just understand that I just wanted to live
'Cause when you young and tryna make it where
They don't want to let you raise your own kids
Fuck what these scary peoples always talkin' 'bout
You gotta get out there and take you a risk

Ils n’aiment pas voir un noir qui gagne,
Si je tombe en sortant de la ville
Comprend que je voulais juste vivre
Car d’où je viens, si tu es jeune et que tu veux réussir,
Ils ne te laissent pas voir tes enfants grandir
J’emmerde ce que ces types effrayants ont à dire
Tu dois prendre un risque et t’en sortir

Ses sneakers Balenciaga aux pieds, Kalan.frfr entre dans le studio de Dash Radio suivi de sa clique. L’ancien cornerback de la San Diego State University devenu chanteur de R&B est de bonne humeur, et pour cause : une interview avec Victor Ulloa, alias Rosecrans Vic de Rosecrans Radio, et son co-présentateur Cypress Moren, c’est un sacre.

Ulloa, sur son blog RosecransAve.com, a été le premier à parler des artistes émergents de Los Angeles. Une apparition dans son émission de radio – qui opère toujours en toute indépendance en janvier 2019 –, c’est la porte d’entrée vers une plus grande reconnaissance du public et des autres journalistes musicaux. Ils sont jeunes, investis émotionnellement et ont grandi dans les mêmes endroits que les artistes qu’ils couvrent. Et ils sont latinos.

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Depuis les années 1970, Los Angeles a connu un changement démographique profond et jusque là impensable. Les Mexicains et les Centraméricains – comme les parents d’Ulloa et de Moreno – ont migré vers le nord en quête de tranquillité et d’opportunités. Aujourd’hui, la population latino-américaine de Los Angeles est presque cinq fois plus grande que la population noire. Les descendants du boom migratoire de la fin du XXe siècle, qui a connu son apogée en 1990, ont souvent grandi dans les mêmes quartiers que les enfants noirs ; ils fréquentaient les mêmes écoles et écoutaient la même musique.

« Vous êtes-vous déjà sentis comme des outsiders dans le rap de LA ? », je demande aux présentateurs. Il est minuit passé, mais le parking de Dash Radio vibre encore à cause des voitures qui circulent sur la 101 Freeway.

« Jusqu’à présent, non », répond Moreno. « Mais plus nous avançons, plus nous constatons que nous sommes une minorité. C’est OK, de dire ça ? »

« Ouais, carrément », répond Ulloa.

« Mais ça n’a jamais été un problème ? »

« Non, c’est la même chose », répond Ulloa. « Beaucoup de nos potes sont métis aussi, genre noirs et mexicains. »

« Quand on va des concerts de Nipsey Hussle ou d’Y.G., on n’y voit que des hispaniques », dit Moreno, qui a été nommé d’après Cypress Hill, le groupe de rap de South Gate. « Je ne m’y sens jamais mal à l’aise. Je pense que Vic et moi sommes une bonne représentation de la culture hip-hop de Los Angeles, parce que la population y est très hispanique. »

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En plus de son blog et de son émission de radio, Ulloa gère la playlist « Hometown Heroes : L.A. » sur Audiomack, qu’il met à jour chaque semaine avec les nouveaux singles des artistes locaux. Il a également co-fondé Don’t Come to L.A. avec le journaliste Jeff Weiss, une série de concerts qui promeut des artistes issus des deux bouts du spectre de la scène locale. (JPEGMAFIA et G Perico y ont déjà joué en back-to-back). Moreno fait le DJ pour Shoreline Mafia et Perico. Il a également produit des morceaux pour 03 Greedo, la Stinc Team, et Rucci.

Les majors ont consacré énormément de temps et d’argent pour tenter de trouver LA star du rap latino – ethniquement latino, mais avec un style moins dur que les rappeurs chicanos comme Mr. Criminal et Lil Rob. Malheureusement, ils font rarement appel à des influenceurs comme Moreno et Ulloa. Résultat, les rappeurs latinos à l’attrait interculturel ont moins de visibilité.

« Est-ce que des labels vous ont approchés ? » je demande.

« Je pense que les gens voient ce que Vic et moi faisons – des gens qui occupent des postes plus élevés que les nôtres. Et je pense que nous fournissons à ces artistes une belle plateforme », répond Moreno avec diplomatie. « Que nous obtenions crédit pour cela ou non, je tiens ma position. »

« En fait, nous sommes en train de faire une bonne partie du boulot des labels, en tout cas lorsqu’il s’agit de découvrir des talents », commence Ulloa, avant d’être interrompu par Moreno.

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« Mais tout ça, c’est une question de passion. C’est ce que nous pensons qu’il faut faire à ce moment précis. »

J’observe le coucher de soleil sur Instagram car les collines herbeuses situées devant le Youtube Space de Playa Vista m’empêchent d’en voir les traînées orange, pourpre et jaune. La nuit tombe et, après un trajet en Lyft à l’heure de pointe depuis Hollywood, Fenix Flexin de Shoreline Mafia arrive, défoncé au Xanax. C’est du vrai Xanax, me dit-il, le nouveau Xanax, le bleu.

OhGeesy, co-fondateur de Shoreline Mafia, s’est fait mal au dos à la salle de sport et manque à l’appel de son groupe, qui est venu filmer du contenu relatif à Noël pour sa chaîne YouTube – un renversement de situation ironique pour un rappeur dont le crew a écrit une chanson qui s’intitule « Break A Bitch Bacc » (« Casse le dos d’une salope »). Leur attitude impérieuse et opiacée a été perfectionnée par des années de skate, de graffs, de teufs chargées, et, récemment, de plusieurs mois de tournées. Avec Rob Vicious (originaire de West Adams) et Master Kato (Chicago et San Fernando Valley), ils sont les premiers de la génération talkin’ shit à se produire sur les scènes européennes, et probablement les seuls rappeurs de LA toute génération confondue à avoir grandi à East Hollywood.

East Hollywood ressemble assez peu à ses homonymes. West Hollywood, qui est une ville à part entière depuis 1984, est l’épicentre de la culture LGBTQ de Los Angeles ; North Hollywood, coincé entre les autoroutes 5, 134 et 170 de la vallée de San Fernando, est une annexe pour les travailleurs de l’industrie du cinéma et de la télévision ; et Hollywood, dont les propriétés luxueuses sont cachées par d’imposantes grilles de sécurité, est un piège à touriste minable. Mais East Hollywood rappelle le Los Angeles d’avant. Des familles thaïlandaises, arméniennes et guatémaltèques louent des bungalows abîmés ; les petites galeries marchandes regorgent de restaurants à sept tables, de boutiques de donuts ouvertes 24/24 et de magasins d’alcool aux vitres par-balles suffisamment épaisses pour arrêter des missiles anti-aériens.

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« Si tu devais faire visiter East Hollywood à quelqu’un, tu l’emmènerais où ? » je demande à Fenix.

« Putain ! Au Barnsdall Park – on y allait beaucoup. Après les cours, on allait se défoncer au Lexington Park. Et sur les toits ! On se mettait bien sur les toits, puis quand on en avait marre, on entrait dans les appart’ qui n’étaient pas encore terminés… »

« Les immeubles venaient d’être construits ! » intervient le rappeur Mac PDawg, un autre membre de Shoreline Mafia qui accompagne Fenix.

« On allait dans les penthouses. L’un d’eux avait l’électricité et l’eau courante. On a traîné là-bas pendant un mois ou deux. »

Leurs clips filmés dans des appartements nouvellement construits ou dans des centres commerciaux à ciel ouvert près d’East Hollywood ont contribué à faire de Shoreline Mafia le groupe préféré des ados qui sèchent les cours. « Musty » (partiellement filmé sur le parking de la Gower Plaza à Hollywood et à Gower) et « Bottle Service » (tourné dans une boutique de donuts désormais fermée) sont typiques de Shoreline : joyeux, et, en l’état, complètement irresponsables et illégaux.

Dans une interview accordée à No Jumper, Ron-Ron, cofondateur et beatmaker influent du crew Hit Mob, a expliqué qu’il avait rejoint le groupe après que OhGeesy lui a envoyé un message. Il voulait acheter des beats similaires à ceux que Ron-Ron avait réalisés pour « Milwaukee Bucks » de FrostyDaSnowmann. « Mais je ne connaissais pas OhGeesy », dit Ron-Ron. « C’est quand il est allé sur mon SoundClound. J’y avais mis un morceau appelé ' I’m Not Your Average Producer'. Les sons de ‘Musty’et ‘Bottle Service’ y étaient. »

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Voler les parties instrumentales d’un Ron-Ron décidément non versé dans le contentieux s’est finalement avéré être une décision avisée. Avant de poster « Musty » et « Bottle Service » sur SoundClound en décembre 2016, Shoreline Mafia a réalisé des morceaux qui ont impressionné Ron-Ron. Il a finalement produit un album entier pour le groupe. Avec ses beats minimalistes et furtifs, et ses raps de dealer au cœur de pierre, ShorelineDoThatShit a propulsé Shoreline Mafia sur une scène vibrante. Le timing était impeccable.

2018 a été une année mouvementée pour le groupe qui a sorti deux EP – Party Pack et OTXmas – et Traplantic, un album solo de Rob Vicious, ainsi que le tout premier contenu de Shoreline Mafia publié dans le cadre d’un accord avec Atlantic Records signé par OhGeesy. Fort de quelques centaines de millions de vues sur Youtube et Spotify, ainsi que d’une vague de critiques positives, le groupe s’est produit dans des endroits exotiques comme Berlin (« Le Burgermeister – dédicace à cet endroit ! » dit Fenix), Amsterdam (« Ils sont plutôt cool là-bas »), Paris (« Ils ont des vêtements sympas ») et Manchester, dont la nourriture était « plutôt pourrie ». Mais la vraie expérience « Shoreline », c’est celle qui se passe aux États-Unis, où les foules dansent avec une énergie folle, chaleureuse, et où les fans tentent désespérément d’attraper le membre du groupe le plus près du bord de la scène.

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Rob Vicious, Master Kato et Fenix Flexin sont populaires, mais OhGeesy, c’est le grand espoir latino, la star mexicaine et multiculturelle. Maintenant qu’03 Greedo et leur camarades de la Stinc Team sont incarcérés pour une durée indéterminée, les membres de Shoreline Mafia sont les stars incontestées de leur génération et sont bien partis pour le rester.

« Où vous voyez-vous dans cinq ans ? » je demande à Fenix, qui mange un sandwich au poulet dans l’un des couloirs blancs du YouTube Space, visiblement très défoncé.

« Avec quelques putains de plaques sur le mur ; on l’aura, l’or, cette année. Je veux voir tous mes potes là-bas. C’est marrant d’arriver au sommet avec ses potes. »

G Perico vient tout juste d’emménager et, ce qui lui manque en mobilier, il le compense par son bouledogue pure race, Kilo, qui règne sur la maison comme s’il en était le propriétaire. Niché au fond de la vallée de San Fernando, son trois-pièces à la moquette blanche constitue son rempart contre les intrusions de son South Central natal. Pour les visiteurs indésirables, il y a les embouteillages de la 405 ; pour les esprits malveillants, il y a la mezouzah sur la porte d’entrée. Il y a quatre ans, ce Broadway Crip purgeait une peine de deux ans pour possession d’arme à feu. Aujourd’hui, c’est un vrai citadin.

À 31 ans, Perico est plus âgé que la plupart des rappeurs de Los Angeles en activité. Dans une scène largement définie par sa précarité, lui reste stable et fiable. Mais parce qu’il a fait partie d’un gang et été incarcéré pendant la majeure partie de sa vie adulte, sa carrière n’a débuté qu’en 2015 avec la sortie de Tha Innerprize II. (Le premier Innerprize, créé pendant des sessions d’enregistrement sporadiques en amont de cette condamnation, est brut de décoffrage, tout comme Tha Hiatus, sorti alors qu’il était derrière les barreaux.)

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Plus de quatre ans après sa sortie de prison, Perico s'est forgé une fanbase internationale et dévouée, comblant le fossé qui sépare le Los Angeles d'aujourd'hui et le Los Angeles plus funky et agité d’autrefois, avec des albums comme Shit Don’t Stop, All Blue et 2 Tha Left. Il a des dreads délicates qui rappellent celles de DJ Quik, légende du G-funk, et un état d’esprit endurci par ses années de rue qu’il dit inspirées de Bangin’ on Wax, sorti en 1993. Et bien que ses sons n’aient pas le même rythme narcotique que ceux des jeunes producteurs Ron-Ron ou AceTheFace, ses lignes de synthé évoquent une vision contemporaine de la menace du G-funk. Je dis cela à Perico, qui acquiesce.

« Je suis respecté des deux côtés – et je n’ai aucun préjugé – mais je préfère me tourner vers l’avenir et la nouveauté, plutôt que vers les vieux trucs », dit-il, assis sur un canapé gris. Son fidèle Kilo monte consciencieusement la garde à ses pieds. « Mais les vieux trucs, c’est notre histoire, pas vrai ? […] Les OG me font chier et veulent des couplets, et la nouvelle génération – dont je fais partie – m’emmerde, elle aussi. Je suis comme Blade : un marcheur du jour. »

Il est facile de comprendre ce que Snoop Dogg (qui a invité Perico dans sa web-série GGN), et E-40 (qui lui a commandé un couplet pour sa chanson « Ain’t Talkin’ Bout Nothin’ ») ont vu dans cet ancien condamné : eux-mêmes. Perico, du haut de ses 31 ans, affiche une gravité qui ne colle pas à son âge. Son royaume – qui comprend So Way Out, sa boutique de vêtements de South Central ; One Stop, une boutique à tabac à Mid-City ; un bar à jus pas encore ouvert et quelques biens immobiliers – est bien plus petit que celui de feu Norton Simon, un industriel de Beverly Hills. Mais il essaie de résister à l’appel des sirènes de la 112e et de Broadway.

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« Je vis enfin comme un être humain, et pas comme un type du coin de la rue – même, si je kiffais ça, bien sûr » dit-il en rigolant. « Y’a rien de mieux que de traîner dans la rue. »

« Ça t’arrive encore d’être tenté ? »

« Oui, j’ai toujours un problème avec ça », dit-il. « Je devrais arrêter, mais je finis par traîner toute la journée, ivre mort, à faire des trucs stupides. Peut-être que c’est encore une autre forme de stupidité. Il m’arrive encore d’être hors de contrôle, même avec tout ça en jeu. Je dois me ressaisir, parce que je pourrais changer la vie de beaucoup de monde autour de moi comme ça, juste en sacrifiant mes divertissements favoris, qui sont des trucs du ghetto. Ma zone de confort, c’est le ghetto. »

En raison de ce lien durable avec la rue, il est parfaitement conscient des obstacles auxquels sont confrontés les rappeurs plus jeunes. Dans une scène composée majoritairement de jeunes de vingt ans, Perico fait à la fois office de frère et de sage des rues. Et, bien qu’il avoue ne pas « vouloir faire la morale aux mecs », il a fait de la musique avec Drakeo, AzChike et Rucci, qu’il soutient depuis ses débuts en tant que membre de MackkRucci, le groupe qu’il avait avec le regretté Sean Mackk. Avant le meurtre de Mackk dans une impasse à Inglewood l’été dernier, Rucci et lui formaient une bonne épique ; ils étaient un peu les Lil Boosie et Webbie de Los Angeles.

« J’étais un grand fan de Sean Mackk » dit Perico. « Je me disais, ‘ Sean Mackk, c’est chanmé.’ Et 2Eleven me l’a présenté. On est devenus potes. Pareil pour Rucci. J’ai dit, ‘ Ça, c’est le prochain son, c’est un niveau au dessus.’ Mais Sean Mackk s’est fait tuer, et Rucci a pris la relève… Aujourd’hui, c’est le meilleur à Inglewood. C’est un fait. »

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Cette dernière année a été marquée par la tragédie, mais lorsque que nous nous asseyons dans le bar bondé d’un studio d’enregistrement à Hawthorne, Rucci semble heureux. Après avoir été emprisonné pendant cinq ans de prison ; après avoir été déporté au Salvador ; après s’être caché d’un groupe de policiers motivés par l’extorsion et le meurtre ; après avoir traversé la frontière dans la jungle guatémaltèque ; et enfin, après avoir appris à réparer les climatiseurs de Mexico, son père, Juan « Big Tako » Martinez, est enfin arrivé à Tijuana. Et comme Tijuana n’est qu’à quelques heures de route d’Inglewood, c’est presque comme si les Martinez étaient enfin réunis.

Les difficultés du père Martinez sont fréquentes chez les déportés salvadoriens. Tout comme Juan Sr, beaucoup ont grandi aux États-Unis et n’ont pas un espagnol assez bon ou le soutien nécessaire à leur intégration au Salvador. Le pays, à son tour, est terrorisé par deux gangs originaires de Los Angeles : 18th Street et MS-13. Le cycle se répète : ces gangs viennent de quartiers défavorisés, et lorsque leurs membres sont expulsés, ils sont forcés de vivre dans des situations similaires dans leurs pays d’origine, ce qui génère encore plus de violence, de désespoir et, enfin, de déportations. (Ce processus devrait même s’accélérer d’ici à septembre, quand le département de la Sécurité intérieure de Trump supprimera le statut de protection temporaire de 200 000 immigrés salvadoriens.) Mais il est rare que ces déportés deviennent membres de gangs majoritairement noirs, à l’instar du père de Rucci.

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Big Tako était membre du Neighborhood Piru d’Inglewood et a inculqué à Rucci la culture des gangs dès son plus jeune âge. Dans « Bodak Rucci », le jeune Martinez, maintenant âgé de 24 ans, évoque un incident marquant de son enfance :

Was six years old when I seen my first body
Walked to the front didn't even know who shot him
Walked to the back and seen my daddy wiping down his brand new shotty
My uncle looked at me, said ‘We had to get it brackin’
Them niggas was outta bounds and plus they don’t like your daddy’
Stone cold killers, didn’t give a fuck, they was laughin’
So I went back to sleep like nothin’ happened

J’avais six ans quand j’ai vu mon premier cadavre
J’suis allé devant sans savoir qui avait tiré
J’suis allé derrière et j’ai vu mon papa lustrer son nouveau pistolet
Mon oncle m’a regardé et m’a dit : « Il fallait qu’on les stoppe
Ces négros étaient hors-limite et en plus ils kiffaient pas ton papa’
Des tueurs au cœur de pierre, ils s’en foutaient, ils rigolaient »
Alors je suis allé me recoucher comme si de rien n’était

« C’est vrai, ces paroles ? » je demande à Rucci, dont les tatouages faciaux – un cœur brisé près de son œil droit, une simple croix sous le gauche – ressemblent à des grains de beauté.

« Mon père m’a toujours montré le bien et le mal », se souvient-il entre deux bouffées d’un bang qu’il agrémente régulièrement de bouts de blunt, une méthode qu’il attribue à une adolescence passée à quémander de l’herbe. « J’ai tout vu, petit, parce qu’il me tenait au courant. Mais il me disait toujours de ramener mon cul à la maison. J’ai vu beaucoup de trucs. Il ne me cachait presque rien. Ce mec est fou. »

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« Tu y repenses parfois ? »

« Euuh. J’ai vu beaucoup de trucs après ça. Beaucoup trop. Ça craint de dire ça, mais ça ne m’affecte plus autant. Ce n’est pas nouveau. Si mon père et mon oncle faisaient un truc qu’ils n’étaient pas censés faire, ils faisaient en sorte qu’on le sache, au cas où la police viendrait », dit-il, avant de marquer une pause. « Mon frère et moi, on était toujours sur nos gardes. »

C’est toujours le cas. A l’été 2017, Sean Mackk, son meilleur ami et partenaire, a été assassiné. Rucci raconte que son petit frère de 18 ans, Angel, a également survécu après avoir reçu une balle dans la tête. Parce qu’il discute ouvertement et affiche son appartenance au Neighborhood Piru – une appartenance qui lui a été imposée par son père et son oncle – Rucci est soumis à un ensemble de restrictions beaucoup plus sévères que la plupart de ses camarades. Ces restrictions se reflètent dans sa musique.

« Il y a beaucoup de gens avec qui j’aimerais travailler, mais je ne peux pas à cause des gangs – et beaucoup de gens n’ont pas ce problème », m’avoue-t-il. « AzSwaye et 1TakeJay, ils peuvent rapper avec qui ça leur chante. C’est pour ça que je me sens un peu coincé. La majorité des gens n’ont pas à traverser ce que moi et mon équipe traversons. Mais on arrive quand même à s’épanouir. »

Il fait 38°C dehors, alors, quand 1TakeJay me récupère sur le parking étouffant de l’immeuble, nous nous dépêchons de retourner chez lui, où les volets sont fermés et la climatisation allumée.

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Les autres rappeurs de LA sont dynamiques, mais Jay, 23 ans, ancien receveur et cornerback originaire de Compton, qui a même reçu une offre de l’université de Californie à Davis, est une boule de lumière et de muscles. (En juin, Kalan.frfr et lui ont participé au match de foot caritatif organisé par John Ross, le receveur des Bengals de Cincinnati.) Les autres rappeurs de LA sont libérés, mais Jay, ancien gamin du jerk qui se décrit comme un « pur taré », danse avec une joie non dissimulée, un large sourire toujours présent sur son visage. Les autres rappeurs de LA font des bangers, mais Jay, tout comme ses potes 1TakeTeezy, 1TakeQuan et 1TakeTy, fait exclusivement des bangers.

C’est le titre « To Da Neck », publié sur SoundCloud en juillet 2017 et accompagné d’une photo montrant Jay assis sur des toilettes avec un éventail de billets de 20 dollars, qui lui a valu sa réputation toujours intacte de meilleur fournisseur de musique de teuf de LA. Le morceau atteint cet équilibre parfait entre légèreté et agressivité et, dès la seconde où il crie : « Look, I couldn’t even take a ‘L’ in a Lexus » [Regardez, je pouvais même pas faire un « L » dans une Lexus »], on a envie de crier en chœur.

« J’ai enregistré ‘To Da Neck’ ici même, dans ce salon », se souvient Jay, montrant de la tête le petit espace en face de la cuisine, où se trouvent des canapés marron et un ottoman en cuir. « C’est fou, la façon dont ça s’est passé. Ce n’était même pas censé être une chanson, juste un freestyle, un long couplet. Mais ensuite je me suis dit : ‘Et puis merde, je vais continuer’. Ça, c’était la chanson pendant une minute, et elle n’était même pas encore mixée. »

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Pour ceux qui ne connaissent que superficiellement la ville, Compton évoque un ensemble d’associations spécifiques : les Noirs, les gangs, un certain manque d’humour. Mais ces idées et images sont basées sur une version de Compton qui commence à disparaître. La ville compte seulement 31 % de personnes noires (contre 73 % en 1980) ; les meurtres par habitant, bien que toujours élevés, ont réellement culminé en 1991 ; et bien que Compton demeure mal géré sur le plan financier, sa maire Aja Brown semble bien plus sensible aux besoins d’une ville moderne que ses prédécesseurs ne l’ont jamais été. L’attitude détachée que Roddy Ricch, un camarade de Jay, a héritée de ses ancêtres G-funk, est une expression légitime de la ville, mais ne représente pas la réalité du Compton moderne. Avec leur camaraderie rigolarde et leurs danses sciemment ridicules, 1Take offre une vision alternative d’un Compton en pleine évolution.

« Depuis que j’ai commencé à rapper, des gens viennent me parler en DM pour demander, ‘Eh, ça va frère ? D’où tu viens ?’ » dit-il. « Ils n’ont pas la haine, ils veulent juste savoir d’où je viens. J’essaye de dire aux jeunes ‘Soyez vous-mêmes’, parce que je m’en fous des opinions des autres… Je m’en fous d’avoir l’air stupide, je veux juste faire ce qui me plaît. »

C’est une soirée d’été chaude et sans étoiles, et nous sommes dans un salon à Gardena rempli de fumée de weed, de conversations parallèles et de jeunes gars. Au lieu d’une interview tranquille avec RobTwo et AzChike, membres de AzCult, je suis tombé dans une teuf animée. La seule chose inhabituelle, c’est que moi, un Blanc de 28 ans, sois présent.

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RobTwo et son ami TimDawg, rappeur en devenir et résident du lieu, se remémorent les débuts de la carrière musicale d’03 Greedo. WoodroTheMan – qui, lui aussi, touche au rap, et dont le sac à dos noir est bourré de fric, de ceintures et de montres de marque – vante la fluidité avec laquelle les blunts tournent. Je discute des avantages relatifs de la marijuana et de l’alcool avec Bam Bam, un chauffeur de bus originaire de Culver City, dont la silhouette fine est noyée dans un T-shirt blanc. Puis AzChike arrive.

Je suggère que RobTwo, AzChike et moi-même quittions la pièce enfumée pour nous installer dans la cage d’escalier, où les lumières de l’immeuble illuminent tout – les Air Max argentées de Rob, les palmiers et la peinture pêche sur les murs – d’une teinte orange fantomatique, presque antiseptique.

Avec la Stinc Team et les 1TakeBoyz, AzCult forme un triumvirat de groupes jeunes et excitants. AzChike connaît AzSwaye et AzBenzz, les autres membres de AzCult, depuis l’école ; Rob n’a rencontré le trio que tard dans son adolescence.

« Ils ont toujours eu leurs projets liés à AzCult, et ça, c’était fort », dit-il. « C’était comme s’ils formaient une fratrie. Ça forcait le respect. Ils étaient cool et j’avais envie de traîner avec eux. Ils m’ont accepté dans la bande. J’ai rencontré Swaye quand il avait 16 ou 17 ans et il rappait déjà sur des thèmes sérieux. Je me disais ‘Ce mec, c’est le prochain Kendrick Lamar.’ »

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« Vraiment ? »

« Ouais, il était trop cool ! Chike aussi ! »

« On faisait du rap conscient ! » explique Chike en entendant son nom. « Avant de rapper, je n’avais pas de nom, alors j’en ai cherché un et j’ai trouvé celui-ci. C’est égyptien, c’est Chike Bes. ‘Chike’ veut dire « pouvoir de Dieu », et Bes veut dire « apporter de la joie », donc, en gros : ‘Le pouvoir de Dieu apporte de la joie’. »

Le caractère cérébral du pseudo égyptien de Chike et le préfixe « Az » du groupe, qui représente la circularité de l’alpha et de l’omega telle que décrite dans l’Apocalypse 22:13, contrastent avec sa musique. Celle de RobTwo se veut plus discrète, confessionnelle et introspective. Chike, qui rappe avec la haine d’un type prêt à vous frapper pour avoir éternué trop fort, est chauffé à blanc. En un sens, il représente le condensé le plus pur de la génération du talkin’ shit : il n’a pas la cadence patiente de Drakeo, il n’est pas autobiographique comme G Perico, Rucci ou Greedo ; et bien qu’il ait jerké au collège, il n’a pas l’exubérance insouciante de 1TakeJay. Chike est simplement venimeux et explosif. Dans son tube de 2017 intitulé « Burn Rubber Again », il dit :

He a opp, what the fuck I'm gon’ fight fo’?
Shed light on yo’ block with this lightpole
Dumb nigga, broke boy, pockets lipo
All caps you sucking dick, it's not a typo

C’est un ennemi, je vais me battre pour quoi ?
Eclaire ton bloc avec ce lampadaire
Idiot de négro, mec fauché
Tout en majuscules tu suces des bites, c’est pas une erreur de frappe

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Tout comme le freestyle « To Da Neck » né dans le salon de 1TakeJay ou « Musty », le morceau volé par Shoreline Mafia, la chanson de Chike, enregistrée dans sa chambre par-dessus une partie instrumentale de Too $hort qu’il a gardée quasiment intacte, a été créée sans réelle réflexion.

« Pourquoi avoir choisi le son de Too $hort pour ‘Burn Rubber Again’ ? » je demande à Chike, dont les boucles d’oreilles en argent apparaissent sous son bonnet noir et reflètent la lumière orange du bâtiment.

« Ce n’est pas moi », répond-il. Personnellement, je n’aurais jamais choisi ça. Mais je traîne tellement avec LowTheGreat [un producteur] que je lui fais confiance. Il m’a juste envoyé quelques trucs pour tester mes compétences et voir ce que j’arrivais à faire. Ce qui s’est passé, c’est qu’il m’a contacté et m’a proposé de faire un album. Dès qu’il m’envoyait un beat, je l’utilisais, je voulais pas faire le mec pinailleur. »

« Je me disais : ‘Merde, comment ce mec a pu écrire ça ?’ » ajoute RobTwo. « Je me souviens que j’étais en studio avec Skeme, et Skeme chantait les trucs de Chike. Je me suis dit : ‘Merde, pourquoi j’y ai pas pensé ?’ Chike l’a fait. Il n’y a rien de mieux que d’être dans sa zone de confort et faire de la musique… »

« La vérité », acquiesce Chike, dont le discours est ponctué d’expression telle que « la vérité », « sur Dieu » ou « ma parole ».

« Tu peux rester chez toi et faire un tube… »

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« La vérité. »

« Avec une nana dans ton lit ou un truc du genre. »

Mais RobTwo n’a pas encore réussi à faire un tube solo au même impact que « Burn Rubber Again ». Bien que sa carrière n’ait pas encore satisfait ses grandes ambitions, ce rappeur à la voix douce, originaire de la ville de Bellflower, a créé tout un album avec 03 Greedo. Et il y a trois ans, il a même produit l’un des textes phares de sa génération, « Ride With My Glock » de AzSwaye. Avec ses notes éparses et ses paroles évoquant les armes et la lean, le morceau a permis à Los Angeles de passer de la pop bubblegum de DJ Mustard à quelque chose de plus criminel et malin.

« On était chez Chike », se souvient Rob. « On faisait déjà de la musique, mais des trucs conscients, un peu à la Drake. Puis on s’est dit : ‘Les mecs, on est trop sérieux. Faisons plus simple et voyons comment ça se passe.’ Et à l’époque, personne ne rappait comme ça à part Drakeo et Swaye. J’ai commencé à faire le beat, avec le piano, puis j’ai ajouté une batterie, et Swaye a commencé à chanter : ‘[marmonnant] and I ride with my glock, [marmonnant] and I ride with my glock’ (et je conduis avec mon glock, avec mon glock). On a écrit les paroles. J’ ai fini le son, il a écrit le hook, et là, il a fait le couplet en freestyle. On l’a joué et rejoué… »

« On est resté sur ce son un mois ou deux », intervient Chike.

« On n’arrêtait pas de le faire écouter à tout le monde en mode : ‘Ça, c’est un hit’. Et c’est devenu un hit. Je me suis dit : ‘Merde alors’…. Puis Chike s’est mis à faire ses trucs… »

Là, Rob fait une pause. Une voiture klaxonne et j’entends le bourdonnement de la 110 juste derrière la propriété. Puis, lentement, comme s’il essayait de se convaincre de ce qu’il disait, il reprend : « Et je suis le suivant. Tout le monde le sait. »

Je roule vers le nord sur la 5 Freeway, à travers le quartier dans lequel j’ai grandi. Je passe devant le plus grand IKEA des Etats-Unis. Il se trouve dans le quartier de Panorama City, qui est le point de départ de la distribution de l’héroïne provenant des montagnes du Nayarit, au Mexique. Un peu plus au nord, sur l’échangeur de Newhall Pass, j’aperçois rapidement l’aqueduc de Los Angeles, où l’eau déviée des lacs Owen et Mono coule le long d’un chemin en zigzag. Dans la vallée d’Antelope, entre les collines marron-vertes asséchées et sous un soleil impitoyable, une BMW Série 3 me dépasse sur la Route 14 via la voie rapide, puis double un autre conducteur via la voie d’urgence. Soudain, une oasis artificielle se dévoile : une imposante éolienne blanche surplombe le lac Palmdale, une goutte bleue dans une étendue de dunes.

Après une heure de route, je me gare dans une grande rue arborée de Lancaster. Dans le jardin de la maison voisine se trouve une plaque en hommage à un policier mort. Je repère un vieillard dans une allée. « C’est ici que Swaye habite ? » je lui demande. Il me dit qu’il n’est pas sûr, mais que si le jeune homme qui habite derrière est bien Swaye, pourrait-il arrêter de commander ses colis Amazon à la mauvaise adresse ?

AzSwaye et sa famille ont déménagé de South Central à Lancaster, un avant-poste de l’industrie de la défense américaine situé dans le grand désert des Mojaves. Ils ont fait partie, comme des centaines de milliers de familles, de la vague d’immigrés qui ont transformé Los Angeles. Ces trente dernières années,LA a connu un déclin constant de sa population noire, autrefois très importante. Confrontés à une violence insensée, à des loyers en hausse, à des écoles médiocres et à des perspectives d’emploi nulles, les Angelenos noirs se sont installés dans les vallées Antelope, Apple et Moreno, et même encore plus loin, dans l’Arizona et le Nevada. Comme leurs prédécesseurs du XXème siècle, qui ont fui Los Angeles pour échapper à la ségrégation raciale des lois Jim Crow, ils ont migré en quête de stabilité et de sécurité.

« Comment as-tu atterri à Lancaster ? » je demande à AzSwaye une fois assis sur son canapé. Ses baskets montantes accentuent son allure déjà élancée.

« Quelqu’un est mort sur mon perron à South Central », répond-il. Il décrit l’incident survenu quand il avait vingt ans.

« C’était au milieu de la nuit », dit-il. « Je ne connaissais pas la victime. On a entendu des bruits de tirs. On a regardé dehors, et le mec était là, allongé sur le perron, complètement mort. Je me suis dit que ça aurait pu être moi, mon frère, ou n’importe qui d’autre. Non pas qu’on ait eu peur, mais il se passait beaucoup trop de trucs de ce genre. Là, ça a été la goutte d’eau. »

Il s’arrête pour réfléchir. Puis, avec un peu d’insistance de la part de son grand frère Donye assis à côté de lui, il continue. « Cette rue, c’est là où je me suis trouvé mêlé à des trucs sur lesquels je rappe aujourd’hui. C’est là que j’ai perdu mon cousin – il s’est fait écrasé par un marchand de glace, qu’il repose en paix. C’est là que mon frère a perdu son meilleur ami, juste devant chez moi. Quelqu’un lui a tiré dessus quatre fois alors qu’il réparait sa voiture. C’est ce genre de choses que j’ai vues en grandissant. ».

Dans un pays qui compte plus de 50 000 sans-abris, avec des infrastructures mal entretenues et une gentrification endémique, il existe des problèmes plus urgents que la musique, mais ce changement démographique majeur va modifier le rap de Los Angeles. Avec la disparition des derniers bastions noirs de Los Angeles,il est possible que les régions poussiéreuses comme Palmdale et Lancaster finissent par devenir ce que Compton et South Central étaient dans les années 80 et 90.

Pour le moment, Los Angeles reste le noyau du rap de la région. Alors Swaye fait régulièrement le trajet depuis Lancaster. Dans les étendues de centres commerciaux déserts, c’est un exilé anonyme, alors que dans la ville, c’est un artiste populaire dont le travail a indéniablement façonné ce qui pourrait être le crépuscule du rap de Los Angeles. Swaye et Drakeo the Ruler sont les Romulus et Rémus de la génération talkin’ shit – des jumeaux qui, au lieu de se soumettre à South Central, ont prospéré. Et si Drakeo avait décroché son téléphone, il aurait figuré sur la version originale de « Ride With my Glock » de Swaye.

« À l’origine, je voulais que Drakeo y participe parce que ça lui ressemblait », dit Swaye, faisant référence aux paroles de la chanson sur la consommation de sirop antitussif et les nuits de magouille sombres et solitaires. « C’est littéralement le genre de trucs qu’il fait, c’était la chanson parfaite pour nous. Mais tu le connais, il est tout le temps défoncé et il ne regarde jamais son téléphone ; je n’allais pas l’attendre. Quand j’ai sorti le morceau, il m’a dit : ‘Wow, mec, j’aurais dû le faire. Ça déchire !’ J’ai fini par lui proposer d’en faire un remix, ce qu’il a fait. »

Swaye, c’est le lien connecteur (relativement) modeste de la génération talkin’ shit. Il a grandi en partie dans les recoins miteux à l’intersection de la 110 et de la 105, et il a connu Drakeo, Ralfy the Plug, G Perico et 03 Greedo (un cousin éloigné, a-t-il récemment appris) la majeure partie de sa vie. Adolescent, il a fait partie du groupe de rap éphémère Kush Gang, avec Rucci. D’ailleurs, ce dernier plaisante en disant que, quand les autres membres faisaient du jerk, Swaye et lui étaient « plus branchés A$AP Rocky ». (Mais Swaye a aussi fait du jerk.) Et bien qu’il n’ait pas connu le même succès que Drakeo à l’époque du ratchet, à l’âge adulte, il a partagé des scènes avec Greedo et Shoreline Mafia. Il a collaboré avec Fenix Flexin, Ralfy, 1TakeJat, et il a sorti des EP avec les producteurs RobTwo, LowTheGreat et JoogFTR. S’il y en a un qui peut expliquer le combo drogues dures, vêtements de luxe et fusils automatiques, c’est bien Swaye.

« Comment, ou pourquoi, votre génération a-t-elle créé ce son ? »

« Tout se passe maintenant », dit-il. « Tout le monde veut avoir l’air cool, tout le monde veut se droguer. C’est la mode maintenant. Ce n’est peut-être pas cool dans le fond, mais c’est comme ça que c’est perçu. Bien s’habiller, se droguer, boire, conduire avec des armes ; c’est ça, être cool. Et on rappe tous sur ce genre de trucs. Si tout le monde le fait, c’est que c’est cool. Avant, c’était le jerk, mais maintenant, tout le monde veut être un gangster. »

Depuis le sommet des montagnes de Santa Monica, le panneau Hollywood surplombe impassiblement le curieux mélange de duplexes de l’ère coloniale espagnole, de bungalows à la peinture écaillées et d’appartements resplendissants du Golden Age. Aujourd’hui, les blocs de métal, de béton et de verre cachent les rayons du soleil qui chauffaient les palmiers bruns-dorés, dont les ancêtres lointains avaient été amenés en Californie par des missionnaires franciscains. Ces arbres courbés et assoiffés, poussiéreux à cause de la fumée des pots d’échappements, continueront de se balancer sous le ciel pur du Pacifique. Mais pour qui ?

Pour l’heure, Los Angeles est pleine de micro-cultures qui se battent pour leurs droits de fumer et de boire tranquillement sur la plage. C’est une ville divisée par les classes et l’appartenance ethnique, mais pas par la religion. Ce n’est ni un enfer, ni un paradis ; c’est tout à la fois. La ville donne et reprend, et cet équilibre est largement influencé par la couleur de peau.

Il y a un malaise palpable dans toute la région, depuis les hangars abandonnés de Sylmar jusqu’à la pointe de Long Beach, où le fleuve Los Angeles, épuisé par son parcours de 82 km à travers des canaux de béton, se jette joyeusement dans l’océan Pacifique. Les passages souterrains crasseux fourmillent de sans-abri ; les routes sont pleines de nids de poule et d’embouteillages.

Heureusement, il y existe un groupe de rappeurs extraordinairement talentueux qui savent nous distraire des sirènes de police, des chiens errants et des mendiants schizophrènes. Le plus grand mouvement de rap depuis le procès de Snoop Dogg pour le meurtre de Philip Woldermariam comprend un groupe de personnalités pas encore mentionnées : Blueface, héritier de l’empire de FrostyDaSnowmann ; Desto Dubb et son mystérieux frère Pimp Pimp P ; Ketchy the Great, SaySoTheMac et Bambino, des membres de la Stinc Team actuellement incarcérés ; le diabolique Almighty Suspect ; FreeAckrite, l’amateur de bandanas ; Johnny Rose, le flâneur au visage de poupin du Martin Luther King Park ; Athens Park, survivant de fusillade et guest-star sur « Hit Yo Ricky » de Earl Swavey ; Saviii3rd, Jooba Loc, $tupid Young, BeachBoii et Cinco ; et enfin, les plus intellectuels : Buddy, Huey Briss et KB DeVaughn. Ensemble, ils forment un portrait riche, pointilliste d’une ville en mouvement.

Leur musique est née de luttes inavouables dans des endroits impitoyables. Leur insouciance et leur frivolité cachent en réalité une souffrance et un traumatisme. Pour ces hommes, la joie du rap est inextricable de l’angoisse de la vie à Los Angeles. Quand j’interroge Drakeo sur les rivalités au sein de la scène de Los Angeles, il s’adoucit. « Depuis que je suis en prison, tout le monde cherche à me remplacer, mais je laisse faire », me dit-il, sûrement depuis un téléphone de la prison de Men’s Central. « Je me demande simplement : ‘Où étiez-vous quand personne ne me connaissait ? Où étiez-vous quand personne n’écoutait ma musique, quand j’avais 40 likes sur Instagram ? Où étiez-vous quand j'étais un putain de sans-abri et que je squattais avec mes potes dans des motels ou des refuges ? Personne ne sait comment c’est. Tout le monde pense que c’est facile. Tout le monde se dit : ‘Ah ouais, je vais faire ça et ça va venir’. Mais personne ne veut avoir à traverser toute la merde qu'il faut traverser. »

Cet article a d'abord été publié sur Noisey US.

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