Le jour où mon père a tué un homme
Illustration par Juta


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Crime

Le jour où mon père a tué un homme

Quand j’avais 13 ans, mon père a tué un homme. Mon grand-père l’a aidé à cacher le corps.
S
par Sara
Juta
illustrations Juta
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Cet article a été initialement publié sur VICE Italie.

Il y a huit ans, mon père a été reconnu coupable de meurtre et de dissimulation de cadavre. Quand j’y repense, j’ai l'impression que c’était dans une autre vie.

Avant que mon père ne devienne ce « monstre », et avant que mes amis et ma famille ne commencent à me regarder constamment avec pitié ou mépris, j’ai eu une enfance heureuse. En grandissant, ma sœur et moi avions toujours les meilleurs jouets, des Noëls parfaits et des vacances dans les endroits les plus exotiques. Nous menions une vie plutôt simple et ordinaire, rythmée par l'école et les goûters à la maison.

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Je pensais qu’un meurtrier était forcément quelqu’un de violent, méchant et colérique. Mon père n’était rien de tout ça. C'était un homme d'affaires respectable, qui passait une grande partie de son temps libre à incarner les divers personnages des contes de fées que j’inventais. Il n’a jamais haussé la voix contre nous. Il ne nous a jamais grondées, même quand il aurait dû.

Mais au moment où j’entrais dans l’adolescence, les choses ont commencé à changer. Il a commencé à changer. Mon père est devenu plus détaché. Son esprit vif a laissé place à de longues périodes de mutisme. Un jour, il s'est moqué de moi parce que j'ai pleuré après avoir vu un animal maltraité aux infos. Je me souviens encore à quel point j'étais choquée et énervée.

Ce n’est que plus tard que j’ai découvert la raison de ce changement. Mon père avait un secret : il avait accumulé une dette importante, tout ça pour que notre famille maintienne le style de vie auquel elle était habituée. Je pense que c'est sa fierté qui l'a poussé jusque-là. Un tel fardeau doit être épuisant à porter. Des années plus tard, sans me dire à combien s’élevait sa dette, mon père m’a avoué qu'il avait même tenté de se suicider.

« Pour me protéger, j’ai séparé mon père en deux personnes complètement distinctes »

Nos vies ont changé à tout jamais un lundi. Ce jour-là, j’avais refusé d’aller à l'école. L’après-midi, mon grand-père et moi nous sommes arrêtés à la boutique de mon père pour récupérer les clés de la maison avant d'aller manger une glace. Je n'oublierai jamais le visage de mon père quand nous sommes entrés dans son magasin. Il avait viré au rouge vif, ses yeux étaient écarquillés et il affichait une expression cruelle. Soudain, il a crié : « Tu avais raison ! » à mon grand-père. J’ai reculé, effrayée par cette personne que je ne reconnaissais plus.

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Ce que je ne savais pas à l'époque, c'est que 15 minutes plus tôt, mon père avait tué un homme. Plus tard dans la nuit, mon grand-père l'a aidé à cacher le corps.

Dans la famille, personne ne se doutait que la victime faisait partie de notre vie depuis longtemps – depuis qu'elle avait prêté une grosse somme d'argent à mon père. Ce jour-là, l'homme avait menacé mon père de tous nous tuer s’il ne le remboursait pas.

J’en suis venue à croire que les actions de mon père résultaient d'une folie passagère. Quelle que soit la raison, il était suffisamment déterminé à massacrer sa victime – les détails les plus sanglants ont ensuite été rapportés dans la presse. Mon père a été arrêté le lendemain. Ma mère a décidé de déménager afin d’éviter la curiosité malsaine des journalistes et des voisins.

Mon père est un tueur

Avec le temps, la colère et la tristesse qui m’envahissaient ont laissé place à l'indifférence. La vérité, c’est qu’on finit par s’habituer à tout. Pour me protéger, j’ai séparé mon père en deux personnes complètement distinctes. Le deuxième homme – celui qui a commis le crime – est un inconnu. Je ne le connais pas et je ne veux pas le connaître. Pour éviter que les gens se sentent désolés pour moi, j'ai appris à raconter l'histoire avec désinvolture et neutralité, comme si je parlais de la météo.

Depuis huit ans, la prison fait partie de mon quotidien. Je présente ma carte d'identité à la réception et on me donne la clé d'un casier pour y ranger mes affaires. Une fouille est rapidement suivie d'une deuxième. Puis nous avançons en groupe à travers plusieurs portes de sécurité. Personne ne parle à personne en dehors de sa propre famille – ce sont des limites bien définies à ne pas franchir.

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Souvent, je ne sais pas quoi dire à mon père. Ce n'est pas que je n'ai rien à lui dire – j'ai 20 ans, une vie sociale active et des projets d’avenir – mais il est trop étranger à mon monde. Nos conversations ne sont rien de plus que de longs silences.

J'aime toujours mon père et je lui suis reconnaissante pour tout ce qu'il a fait pour nous. Mais c’est un nouveau type d'amour, un amour plus dévoué. Il n’est plus là pour moi, et je ne peux plus l'aimer seulement pour la vie passée que nous avons partagée ensemble.

Le mois dernier, après des années passées à nous voir entre les quatre murs froids d’une pièce où votre voix est noyée dans une mer d'autres voix, un nouveau chapitre a commencé : mon père a obtenu une libération conditionnelle temporaire qui lui permettra de passer des journées entières avec nous.

Parmi les différentes émotions suscitées par sa « liberté », il y a la crainte de ne pas pouvoir le réintégrer dans ma vie comme je le voudrais. J’ai mis du temps à guérir des traumatismes causés par ces événements et j'ai trouvé un nouvel équilibre qui ne l'inclut pas. L’idée de rouvrir cette blessure pour l’accueillir à nouveau dans ma vie me terrifie. D’un autre côté, j’ai hâte de renouer les liens avec lui. J'espère reconstruire quelque chose que j'ai perdu il y a longtemps.

L’aspect positif de cette expérience, c’est qu’elle a renforcé ma relation avec mes proches. J’ai appris à les apprécier à leur juste valeur. J’ai aussi appris à ne jamais garder un problème pour moi, parce que vous risquez de voir ce problème grandir dans votre propre tête, au point de devenir insurmontable.

Surtout, j'ai grandi trop vite. Ce qui est arrivé m'a profondément changé, mais j'ai découvert qu'il n'y a pas besoin d'être une personne forte pour surmonter des événements difficiles. On y arrive parce qu’on le doit.

Aujourd'hui, mon père essaie de se racheter. Il aide les autres prisonniers à se battre pour leur réhabilitation et à se rendre compte qu'ils sont meilleurs qu’ils le pensent. Il a récemment publié un livre sur la vie en prison, pour lequel il a remporté le premier prix d’un concours littéraire. Il ne fait aucun doute que la vie aurait été bien meilleure pour notre famille et celle de sa victime si mon père était devenu célèbre pour son écriture et non pour sa manière de régler un différend.

*Le nom de l’auteur a été modifié afin de protéger son identité.

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