FYI.

This story is over 5 years old.

Drogue

Deux groupes religieux montréalais peuvent importer légalement de l’ayahuasca

Les exemptions qu’ils ont reçues de Santé Canada sont jusqu’ici passées pratiquement inaperçues.

Sans tambour ni trompette, Santé Canada a octroyé deux exemptions à des groupes religieux montréalais pour leur permettre d’importer et de servir de l’ayahuasca à leurs membres. Cette drogue originaire d’Amazonie est normalement interdite au pays puisqu’elle contient de la diméthyltryptamine (DMT) et de l’harmaline, deux hallucinogènes prohibés.

La nouvelle est tombée le 7 juin 2017. Le Centre éclectique de la lumière étincelante universelle, aussi connu sous le nom Céu do Montréal, et le Beneficient Spiritist Center União do Vegetal sont jusqu’à maintenant restés très discrets à ce sujet. Au-delà d’une annonce sur le site internet de Céu do Montréal, la nouvelle est complètement passée inaperçue.

Publicité

« Notre conseiller juridique nous a mis en garde des conséquences négatives involontaires résultant de la participation à des entrevues qui pourraient compromettre la poursuite de notre exemption par Santé Canada », explique le vice-président de Céu do Montréal, Robert Ferguson, dans un courriel envoyé à VICE. « La liberté de pratiquer notre religion est encore fragile au Canada, malgré notre nouveau statut. »

Santé Canada confirme avoir exempté les deux groupes en vertu du paragraphe 56 de la Loi réglementant certaines drogues. « Le ministre de la Santé peut, aux conditions qu’il estime nécessaires, exempter une personne ou une substance de l’application de toute disposition de cette loi ou de ses règlements », indique le porte-parole, André Gagnon.

Ces exemptions sur deux ans sont renouvelables. Santé Canada refuse de nous fournir les quantités permises, prétextant qu’il s’agit d’informations confidentielles. « Ces exemptions visaient uniquement des fins religieuses et ont été émises toutes les deux à la même date. »

Le Céu do Montréal et le Beneficient Spiritist Center União do Vegetal sont des religions originaires du Brésil. Le sacrement principal au cœur de leur pratique est nommé Santo Daime et consiste à consommer de l’ayahuasca pour rencontrer le divin. « Santé Canada reconnaît que l’utilisation du thé Daime fait partie intégrante des pratiques religieuses dans certaines cultures », ajoute M. Gagnon.

Publicité

La mixture est principalement composée de deux ingrédients : la liane d’ayahuasca, qui contient de l’harmine et de l’harmaline, et la chacruna, un buisson dont les feuilles renferment du DMT. Ces plantes sont longuement infusées pour en faire un thé.

En Amazonie, les autochtones consomment l’ayahuasca depuis des centaines d’années, soit bien avant l’arrivée des Européens. Dans les années 30, dans l’État d’Acre au Brésil, Raimondo Irineu Serra a fondé la religion syncrétique Santo Daime, qui incorpore des éléments du christianisme, du chamanisme sud-américain et l’animisme africain, entre autres. Les deux groupes montréalais sont issus de cette tradition.

L’ayahuasca est une drogue avec un potentiel dangereux, si consommée sans encadrement. « Elle peut être incompatible avec certaines substances, notamment certains antidépresseurs, dit Jean-Sébastien Fallu, un spécialiste de la toxicomanie à l'Université de Montréal. Certaines personnes avec des problèmes de santé mentale, des fragilités ou des précarités psychologiques peuvent aussi être à risque de psychoses toxiques. Ce n’est pas une expérience à prendre à la légère. C’est un voyage qui peut réactiver des traumatismes. D’où l’importance d’être entouré par des gens d’expérience. »

Les adeptes canadiens de ces religions se sont battus plus de 15 ans pour obtenir une exemption de la part du gouvernement fédéral canadien. Jeffrey Bronfman, un héritier de troisième génération de la riche famille montréalaise, a été au cœur des négociations. Ironiquement, son grand-oncle, Samuel Bronfman a fait fortune dans les années 20 avec la compagnie de spiritueux Seagram, alors que l’alcool était prohibé aux États-Unis.

Publicité

Jeffrey Bronfman découvre le Beneficient Spiritist Center União do Vegetal (UDV) lors d’un voyage au Brésil au début des années 90. Fasciné par son expérience avec l’ayahuasca, il apprend le portugais et devient ensuite un « mestre », titre donné au clergé de la religion. Il fonde ensuite la branche américaine de l’UDV en 1994 à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. Il est aussi administrateur du chapitre montréalais.

En 1999, les autorités fédérales américaines perquisitionnent son église et saisissent plus de 110 litres d’ayahuasca. Personne n’est arrêté. En réponse à cette descente, Jeffrey Bronfman poursuit Washington en évoquant que la prohibition viole la liberté de religion des membres de l’UDV.

La bataille s'échelonne sur une décennie. En 2004, la Cour suprême des États-Unis donne finalement raison à l’UDV de Bronfman, qui peut maintenant importer les plantes et les distribuer aux États-Unis. « Notre Cour ne peut conclure, d'après les éléments de preuve présentés par les parties, que le gouvernement a prouvé que l’ayahuasca présente un risque grave pour la santé des membres de l'UDV qui boivent le thé dans un cadre cérémonial », peut-on lire dans le jugement.

Fort de cette victoire, Jeffrey Bronfman veut l’appliquer au contexte canadien. «

L’exemption au Canada suit de près les protocoles établis en vertu d'un accord négocié avec les autorités de contrôle des drogues aux États-Unis, écrit-il, dans un courriel envoyé à VICE. Auparavant, les membres canadiens de l’UDV devaient traverser la frontière pour participer à des services religieux. Obtenir la permission du gouvernement canadien pour que notre tradition soit reconnue découlait de la nécessité de s'occuper de nos membres afin qu'ils n'aient pas à voyager si loin pour pratiquer notre religion. »

Publicité

En 2000, les douanes canadiennes interceptent un envoi de plantes destiné à Ceù do Montreal et le remettent à la Gendarmerie royale du Canada. La présidente de l’organisation, la Dre Jessica Rochester, fait alors une première demande d’exemption auprès de Santé Canada. Sur son site internet, elle avance que les années conservatrices au Canada, de 2006 à 2015, ont complètement gelé le processus. Santé Canada rejette officiellement sa demande en 2012. (La Dre Rochester a refusé toutes nos requêtes pour une entrevue.)

La Dre Jessica Rochester fait alors appel à son ami de longue date, Jeffrey Bronfman, pour l’aider à obtenir les autorisations nécessaires pour importer légalement la drogue au pays. « Personnellement, j'ai entretenu des relations étroites avec Jessica Rochester pendant plus de 15 ans et je savais très bien les difficultés qu'elle avait rencontrées dans le passé pour obtenir un permis, écrit M. Bronfman. Dans le cadre de la nécessité partagée par UDV et Céu do Montréal d'un accommodement réglementaire pour nos pratiques religieuses, nous avons décidé d'unir nos efforts, qui ont été couronnés de succès. »

L’élection de Justin Trudeau en 2015, qui promet de légaliser le cannabis et qui reconnaît l’approche par réduction des méfaits pour les drogues en général, ouvre de nouveaux horizons. Les deux groupes religieux réitèrent leur demande d’exemption au Bureau des substances contrôlées. En juin 2017, elles apprennent qu’elles peuvent maintenant importer et servir l’ayahuasca à tous leurs fidèles.

Le directeur du financement au Parti libéral du Canada, Stephen Bronfman est un cousin éloigné de Jeffrey Bronfman. Il se défend toutefois d’avoir des liens privilégiés avec famille Trudeau ou le PLC.

« Je n'ai jamais été en contact avec Stephen Bronfman à ce sujet, et je n'ai aucune connaissance de sa position politique sur cette question ou sur toute autre question, dit-il. Je n'ai également eu aucun contact personnel avec un membre du Parti libéral au Canada, avec le premier ministre ou avec un membre de sa famille à ce sujet. Je vis aux États-Unis, sans beaucoup de contacts au Canada, depuis près de 50 ans. »

Jean-Sébastien Fallu voit d’un bon œil cette nouvelle ouverture de la part des autorités fédérales. Le professeur est aussi fondateur du GRIP Montréal, un groupe qui milite depuis deux décennies pour obtenir une exemption en vue de faire de l’analyse de substances. Une opération qui est toujours illégale puisque les intervenants doivent nécessairement manipuler des drogues prohibées. « Tout éloignement de la prohibition est une bonne nouvelle, dit-il. Plus on accorde de dérogations, plus ça risque de faciliter nos demandes pour l’analyse de substances. »

Simon Coutu est sur Twitter.