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Culture

Pourquoi autant de gens protègent-ils R. Kelly?

Malgré les témoignages bouleversants de victimes contre R. Kelly, l’artiste est toujours soutenu par une armée de loyaux fans.

Dans le monde de la musique hip-hop, un schisme interne s’est créé à la diffusion de la courte série documentaire Surviving R. Kelly sur la chaîne américaine Lifetime au début du mois de janvier. Dans les débats sur des forums et les médias sociaux, il semble y avoir une claire scission entre ceux qui croient que le célèbre chanteur est un prédateur sexuel qui doit à tout prix être arrêté et isolé, et d’autres qui continuent de le protéger.

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Lorsque l’on dit que R. Kelly est nocif, on ne dit pas que ses œuvres ne sont pas bonnes, on ne dit pas qu’il n’est pas talentueux : on dit que les témoignages des victimes contre R. Kelly soulèvent assez de doutes pour qu’il y ait des répercussions. Pourtant, en regardant sur Twitter, on peut facilement trouver des gens qui décident de se rallier derrière R. Kelly, sous prétexte que sa musique est bonne. La qualité de sa musique n’est pas ce qui est remis en question : ce que ses détracteurs veulent, c’est d’une part que R. Kelly reconnaisse ses torts et le mal qu’il a causé à ses victimes, et que ses fans reconnaissent les témoignages des femmes qu’il a blessées.

C’est épuisant, et douloureux, de voir des gens s’emporter sur les médias sociaux pour se porter à sa défense, alors qu’une majorité des personnes qui l’accusent font partie de la communauté dans laquelle sévit Kelly, car ses victimes sont presque toutes de jeunes femmes noires qui ont été (et dans certains cas sont encore) des fans de sa musique.

Un nombre grandissant de rappeurs populaires sont accusés d’inconduite avec des degrés de violence variables : Tekashi69 a plaidé coupable à des accusations d’attouchement sur une mineure; Kodak Black est accusé de viol; XXXtentacion a avoué avoir tabassé un homosexuel en prison à cause de son orientation sexuelle et avoir tourmenté et violenté son ex-copine, en plus d’être accusé par elle de « voies de faits graves sur une victime enceinte, de violence domestique par étranglement, de séquestration et de subornation de témoin; Chris Brown a été reconnu coupable de violence domestique envers Rihanna, et quelques années plus tard accusé de séquestration. Pourtant, rien de tout cela n’a empêché ces artistes d’être parmi les plus streamés l’an dernier, malgré les tollés que leurs gestes ont suscités. Comme R. Kelly, ces artistes ont encore mieux qu’un excellent avocat : ils ont des fans qui sont prêts à faire fi de toute sorte d’objectivité morale lorsqu’il est question de leurs artistes préférés.

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Les statistiques d’écoutes de l’artiste le montrent bien. Au terme de la diffusion du documentaire de Lifetime, les chansons de R. Kelly ont connu un bond d’écoute de 116 % sur les plateformes de streaming.

Mais le fait est que le nombre de témoignages contre R. Kelly est accablant, soit une cinquantaine de victimes et de témoins se prononçant dans la série, et presque rien de ce qui a été présenté dans Surviving R. Kelly n’était nouveau : depuis plus de 20 ans, les victimes se battent pour se faire entendre. Défendre Kelly, c’est les faire taire, mais c’est aussi et surtout dire que le mal fait contre de jeunes femmes noires ne nous concerne pas.

En 2017, quand le mouvement #MuteRKelly a émergé, Karen Attiah, la rédactrice de Global Opinions pour le Washington Post a réussi à résumer le malaise entourant R. Kelly, illustrant à quel point sa carrière est toujours florissante et, surtout, les victimes de l’artiste ne sont pas considérées. « Si seulement une fraction des allégations contre Kelly sont vraies, ses succès toujours grandissants montrent l’invisibilité des femmes et des filles noires aux États-Unis, dit-elle. Tant que les femmes noires seront perçues comme une classe sociale indigne que l’on s’en préoccupe et qu’on la protège, ses actions ne causeront pas de tollé général… La saga de Robert Kelly en dit plus sur les États-Unis que sur lui. »

R. Kelly a marié Aaliyah alors qu’elle n’était âgée que de 15 ans (et a fait forger de faux papiers pour pouvoir le faire) et a tenté de légitimer la situation en intitulant l’album d’Aaliyah, dont il était producteur exécutif, Age Ain’t Nothing But A Number (« l’âge n’est qu’un chiffre »); il a été accusé de possession de pornographie juvénile, dont une vidéo le montrant en train d’uriner sur une fillette de 14 ans; il a été accusé par des gens de son propre entourage et plusieurs parents d’avoir endoctriné leurs filles dans un culte sexuel, où Kelly décide du moment où elles peuvent manger ou dormir; et des membres de sa propre famille, dont son frère et sa fille, se sont prononcés contre lui.

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Pourquoi est-ce que tant de gens continuent de réaliser des prouesses de gymnastique morale pour le soutenir? Bordel, il s’est lui-même donné le sobriquet « The Pied Piper », personnage d’un conte des frères Grimm qui attirait les enfants dans une grotte grâce à sa musique.

Une des excuses les plus utilisées pour le défendre est le fait que jusqu’ici, R. Kelly est sorti juridiquement indemne de toutes les accusations contre lui. En 2002, lorsqu’il a été arrêté et que 21 chefs d’accusation ont été déposés contre lui, dont un de création et de possession de pornographie juvénile, il a été reconnu non coupable, malgré des preuves photo et vidéo, car le juge a déterminé que la caméra sur laquelle les preuves étaient contenues avait été illégalement saisie. Sept autres accusations ont été abandonnées parce qu’elles étaient associées à une loi qui n’avait été adoptée que trois ans après que les photos aient été prises. Toutes les autres fois où il a été accusé d’inconduite, il a réglé le cas hors cour. Il a autour de lui une organisation de gens qui l’aident à perpétuer ses actions, et de bons avocats pour le protéger. C’est aussi simple que ça.

Le phénomène qui motive (entre autres) autant de gens à protéger les abuseurs et discréditer leurs victimes selon Saida Grundy, professeure de sociologie à l’Université de Boston, spécialisée en classe, genre et sexualité dans les milieux racisés, s’explique par des mythes racisés sur le viol. « Les gens composent de faux récits sur les agressions sexuelles avec leurs propres intérêts », explique-t-elle dans un récent article sur la série de Lifetime. « Par exemple, certains Afro-Américains pourraient penser que défendre Kelly est un moyen de contrecarrer l'histoire de fausses allégations de viol de femmes blanches contre des hommes noirs – des allégations qui agissaient comme des agressions contre les communautés noires, car elles étaient couramment utilisées pour justifier le lynchage des hommes afro-américains. »

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Dans le monde du hip-hop, une sorte d’anti-establishment est un des thèmes populaires. « Fuck le système, fuck la police » et autres phrases semblables sont importantes dans la scène, et avec raison : encore aujourd’hui, un nombre indécent de personnes noires sont incarcérées pour des délits mineurs. Le racisme systémique ne semble pas être en déclin, et les inégalités sociales et raciales semblent se creuser partout dans le monde. Ce sont des choses que l’on sait, et des choses que l’on doit activement combattre.

On ne peut pas scander que tous les policiers sont des enculés et que le système est brisé si, lorsqu’un rappeur que l’on aime est accusé d’un crime, on ferme les yeux et on continue de le défendre, et ce, de quelque manière que ce soit, juste parce qu’il rappe bien.

Qu’est-ce qui pourrait nous laisser penser que, magiquement, le système sera capable de faire un bon travail lorsqu’il devra protéger la vie et assurer la sécurité de jeunes femmes noires? On ne peut pas dire #BlackLivesMatter ou #ACAB si on n’est pas prêt à écouter et à croire les victimes. On ne peut prétendre aimer et soutenir notre communauté si on fait taire les personnes les plus vulnérables qui la composent.

Billy Eff est sur internet ici et .