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Culture

Une discussion avec Dario Argento

Le légendaire réalisateur italien ne saurait être résumé à ses films placés sous le signe du gore et du macabre surnaturel.
Photos : Lele Saveri

Cet article, initialement publié en octobre 2009, est rediffusé dans le cadre du festival Smells Like Teen Spirit, qui se tient à partir du samedi 28 octobre au Grand Action, à Paris.


Quand les gens parlent de film d'horreur italien ou de giallo (soit – attention nerd alert – le mot italien pour la couleur jaune, qui désigne le genre du thriller italien ; on l'a associé à la couleur jaune parce que les couvertures des nouvelles et romans sanglants qu'on adaptait au cinéma étaient la plupart du temps de cette couleur. Cette littérature, révélée par les éditions Mondadori, était appelée gialli ou « romans jaunes »), qu'ils le sachent ou non, ils parlent en fait du travail d'un seul et même homme : Dario Argento, Romain de naissance. Avec ses premiers films, L'Oiseau au plumage de cristal (1970), Le Chat à neuf queues (1971), Quatre Mouches de velours gris (1971) et son chef-d'œuvre Profondo Rosso (1975), les critiques le rattachent immédiatement au style sexy, gore, stylisé, choquant et bizarre des gialli. Ces films ont posé les fondations du gore italien. Plus tard avec Suspiria (1977), Argento se rapproche plus du macabre surnaturel, définissant les bases de ce qu'on appellera le « film d'horreur » au sens strict. Il continuera d'explorer ce genre en réalisant les classiques Inferno (1980), Tenebrae (1982), Phenomena (1985) et enfin Opera (1987), parmi tant d'autres. Il a permis à ce genre de dépasser les frontières du cercle d'initiés nerdy et de se révéler au mainstream. Vous feriez bien de mater tous ses films. Mais Argento est bien plus qu'un mec qui a incarné deux styles de cinéma cool. Il est vraisemblablement celui qui, après avoir été considéré comme un réalisateur de séries Z, a rendu concevable le fait de parler des slashers comme de vraies performances artistiques. Il est aussi largement responsable (aux côtés de Sergio Leone, avec qui il a écrit le classique du western spaghetti Il était une fois dans l'Ouest en 1968) de la redécouverte du cinéma italien autre que celui, plus aride et intimiste, des Pasolini, Antonioni et autres Visconti. Il a montré que l'Italie était aussi capable de créer des films populaires fantastiques, en allant bien au-delà des limites du genre. Ah, et aussi, Argento a coécrit et produit le meilleur film de zombie de tous les temps, Zombie de George Romero (1978). Et il a été le premier à découvrir Goblin, le génial groupe prog rock de Claudio Simonetti. Pas mal pour un seul homme. On a pris le train pour Rome afin de rencontrer le légendaire réalisateur italien dans son propre magasin-musée. Voilà de quoi on a parlé.

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VICE : Qu'est-ce qui vous a poussé à faire du cinéma ? Je sais que vous avez débuté en tant que critique cinématographique, mais qu'est-ce qui vous a entraîné derrière la caméra ?

Dario Argento :

Tout petit déjà, j'étais passionné de cinéma, ce qui m'a d'abord donné envie de devenir critique. Puis j'ai commencé à écrire des scénarios, dont

Il était une fois dans l'Ouest

avec Sergio Leone. Et enfin, je me suis mis à la réalisation. Tout est venu très naturellement.

Et le premier film que vous avez réalisé a été L'Oiseau au plumage de cristal.

Oui. J'en ai écrit le scénario et le script en pensant que ce serait quelqu'un d'autre qui réaliserait le film. Mais, quand j'ai fini de l'écrire, je me suis dit qu'il serait peut-être préférable que je le réalise moi-même. Comme j'avais du succès en tant que scénariste, les producteurs m'ont laissé le tourner. Ce que j'ai fait.

Comment s'est passée l'écriture d'Il était une fois dans l'Ouest ?

J'avais rencontré Sergio Leone quelques années auparavant. J'étais très jeune. Nous avons parlé de ce dont les gens du cinéma parlent en général – de cinéma –, et nous sommes devenus amis. On se voyait très souvent, malgré notre différence d'âge. Alors, quand il a réalisé le seul film de sa carrière avec une femme dans le rôle-titre, il n'a plus voulu de ces vieux scénaristes fatigués. Il nous a donc ­demandé, à Bernardo Bertolucci et à moi, de participer à l'écriture du film, et nous l'avons fait à trois.

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En tant que réalisateur, vous vous êtes directement tourné vers le giallo. Pourquoi avoir choisi ce genre en particulier ?

C'est venu accidentellement. Mon premier film a été

L'Oiseau au plumage de cristal

, un bon

giallo

, avec une idée intéressante derrière. Puis j'en ai fait d'autres car on me le demandait, ça avait du succès. Donc j'ai continué.

Après tout ça, vous vous êtes enfin tourné vers le surnaturel et l'horreur.

Encore une fois, tout ça s'est fait très naturellement. J'ai toujours été passionné par les films d'horreur et les romans fantastiques. Mon premier film d'horreur a été

Suspiria

, puis j'ai tourné

Inferno

,

Phenomena

et plein d'autres encore. J'en suis très content. J'aime aller dans deux directions : celle du thriller le plus naturel possible et celle de la bizarrerie et du magique.

Quelles ont été vos plus grandes influences ?

Hitchcock certainement, mais aussi Fritz Lang et le cinéma expressionniste allemand. On peut le voir dans

Suspiria

, qui contient des hommages évidents à Kokoschka et Escher. C'est clairement Edgar Allan Poe qui a été le premier écrivain « de genre » que j'ai lu. J'étais très jeune et je l'ai découvert dans la bibliothèque de mon père. Je ne peux pas non plus ne pas mentionner Dreyer, Ingmar Bergman, ainsi que tous les films noirs américains des années 1940 et 1950.

Dans Suspiria, j'ai remarqué que vous portiez une attention très ­spéciale aux vêtements féminins.

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Les vêtements sont très importants, surtout pour les personnages féminins. Ils en disent long sur quelqu'un. Et le film est très particulier, il est habité par un profond souffle lesbien, même si ce n'est pas explicite. Il est clair que tous les passages dans l'Académie de danse sont très lesbiens.

Qu'est-ce qui vous a tant plu dans la musique progressive, pour que vous l'utilisiez dans chacune de vos B.O. ?

J'ai fait mes trois premiers films avec Ennio Morricone. Évidemment, c'est un grand maître, un grand musicien. C'était merveilleux de travailler avec lui. Mais mon côté rock'n'roll m'a incité à chercher d'autres musiciens pour Profondo Rosso, qui est le premier film pour lequel j'ai collaboré avec Goblin. J'étais allé à Londres pour rencontrer des musiciens, mais pour une raison ou pour une autre, ils étaient tous trop occupés par d'autres affaires. Je suis revenu en Italie assez mécontent. Puis mon responsable musique m'a fait écouter ces gamins, Goblin, qui venaient de terminer leurs études au Conservatoire. Ils avaient une éducation musicale classique et venaient de passer une année en Angleterre pour se faire un nom. Ils galéraient pas mal.

Et vous les avez aimés de suite ?

Je les ai beaucoup aimés, et j'ai parié sur eux. Mon père, qui était aussi mon producteur, n'en voulait pas. Il disait : « Pourquoi travailler avec un groupe inconnu ? Demande à quelqu'un qui est déjà connu. » Mais j'avais le pressentiment que les choses allaient bien se passer, ce qui est finalement arrivé. Ça a été une expérience géniale et nous continuons à nous voir encore aujourd'hui.

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Votre père était votre producteur, et vous avez travaillé pendant des années avec votre fille, Asia Argento. Vous avez toujours trouvé plus facile de bosser en famille ?

J'ai toujours très bien travaillé avec mon père. C'était un truc génial que j'ai malheureusement perdu trop vite, quand il a été malade pendant plusieurs années avant de finalement mourir. Il m'a défendu, aidé, et s'il n'avait pas été là, je n'aurais jamais pu faire les choses que j'ai accomplies par la suite. Quant à Asia, ma fille, elle a côtoyé des réalisateurs depuis toute petite. Elle a toujours été très expressive, ce qui lui a permis de jouer dans des films alors qu'elle n'avait que huit ou neuf ans. Au fur et à mesure qu'elle grandissait, ses rôles étaient de plus en plus importants, jusqu'à ce que je lui donne le rôle principal dans The Church, un film que je produisais. Puis elle a eu de très gros rôles un peu partout, et je lui ai demandé de jouer une nouvelle fois pour moi dans Trauma. On a fait beaucoup de films ensemble depuis. C'est très rare, au cinéma, qu'un père et sa fille travaillent ensemble sur autant de films. Très rare. Ça a toujours très bien fonctionné pour moi, et d'une façon très spontanée.

Les femmes sont les figures centrales dans beaucoup de vos films. Vous pouvez me dire pourquoi ? La plupart des critiques en parlent même comme d'une obsession.

70 % de mes films sont centrés sur les femmes. C'est parce qu'elles m'intéressent. J'aime la façon dont elles se montrent. J'aime la façon qu'elles ont d'êtres actrices, qui est différente de celle d'être acteur. Les acteurs sont plus froids et plus timides, plus récalcitrants à l'idée de se laisser aller. Alors que les actrices se laissent aller avec beaucoup plus d'enthousiasme. Elles entrent dans le projet plus facilement et le comprennent plus simplement. C'est pourquoi j'ai si souvent utilisé les femmes comme rôles principaux, victimes ou criminelles.

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Qu'en est-il de vos relations avec les critiques ? Vous avez vous aussi débuté comme critique, mais vos rapports avec eux en tant que réalisateur ont toujours été assez extrêmes, avec des hauts et des bas.

Au début, j'étais considéré comme un réalisateur « commercial ». Après un long moment, les critiques français ont commencé à comprendre que mes films étaient différents de la plupart des autres films de genre, et ils en ont parlé. Puis ça a été au tour des Anglais et des Américains. Les derniers critiques à avoir compris mes films ont finalement été les Italiens, et d'ailleurs la plupart d'entre eux pensent toujours que je suis commercial.

Je me demande pourquoi ils sont si bornés à votre sujet.

C'est difficile de revenir sur ce que l'on a déclaré.

Et est-ce que la critique en général a changé depuis le temps où vous en étiez ?

D'une manière générale, la critique a perdu de son importance aujourd'hui. Ils ne parlent que du sujet du film, un peu des acteurs et c'est tout. À l'époque c'était différent.

Qu'est-ce que vous pensez de ce changement ?

Je ne suis pas satisfait de la perte d'impact de la critique, de sa perte de visibilité aussi, dans les journaux papier et à la télévision. Ça m'attriste. Je parle évidemment de critique constructive et intéressante, qui peut aider les gens à mieux comprendre le film chroniqué. Ça m'attriste vraiment. La critique d'aujourd'hui est dictée par l'industrie du cinéma.

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Vous avez parlé de votre côté rock 'n'roll tout à l'heure. Vous êtes encore dans ce genre de vie hédoniste aujourd'hui ?
Non, non, non, je n'ai jamais vécu un mode de vie rock 'n' roll. J'ai toujours été très solitaire. Je vis seul, je voyage seul. La solitude est l'aspect le plus évident de ma vie. Ça a toujours été comme ça, depuis que je suis enfant. Ça n'a rien à voir avec le fait d'être ennuyeux. Je vais à des concerts, je voyage, mais tout seul, autant que faire se peut. J'adore voyager seul.

Pourquoi ?

Je ne ressens pas le besoin de parler. Je dialogue constamment avec moi-même dans ma tête, et j'évite de perdre du temps dans les conversations. J'ai été quatre fois en Inde, tout seul. Des expériences merveilleuses.

Écrire est un vrai truc de solitaire.

Quand j'écris mes films, je les écris seul, dans un hôtel, et c'est magnifique. J'entre vraiment dans le film.

Vous tournez en suivant strictement vos scripts ?

Il y a eu des moments où l'on ne travaillait qu'avec un simple story-board et d'autres où j'ai préféré me servir d'une liste de plans. Et depuis plus récemment, il m'arrive d'improviser. Tout est clair dans ma tête, mais une fois sur le plateau je me laisse aussi influencer par les acteurs.

Vous aimez travailler avec les acteurs ?

Au début, je détestais ça. Je travaillais avec eux en pensant qu'il s'agissait d'une grande perte de temps. Puis j'ai commencé à les apprécier, à aimer ce qu'ils apportaient à l'image – les émotions qu'ils pouvaient transposer à l'écran.

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La plupart de vos films sont des productions internationales. En ­quelle langue vous leur parlez ? Ça vous arrive de doubler des voix ?

Je tourne tout en anglais, et je garde toujours la voix de l'acteur ­britannique ou américain.

Parlez-moi un peu de votre collaboration avec George Romero.

Nous étions amis depuis notre rencontre à New York, des années auparavant. On s'est dit immédiatement que l'on devait faire un truc ensemble. C'est comme ça qu'on s'est mis à travailler sur

Zombie

. On a fait du bon boulot sur celui-là.

C'est peu de le dire.

Il est venu à Rome pour l'écrire. Il ne croyait pas trop au sujet au début, mais on s'est concentrés ensemble sur le projet et ça s'est très bien passé. Puis on a travaillé ensemble sur

Deux Yeux maléfiques

. On a tourné ensemble deux épisodes inspirés des nouvelles d'Edgar Allan Poe, notre maître. On était censés faire un troisième épisode, réalisé par Stephen King, mais il a décidé de mettre fin à ses projets de réalisation au dernier moment. Dommage. Ça aurait pu être génial. Il voulait faire un épisode intitulé « The Tell-Tale Heart ».

Ça avait l'air cool.

Oh, et ma fille Asia a aussi tourné un film avec George. Comment ça s'appelait déjà…

Le Territoire des morts

? Oui, on forme vraiment une famille.

Qu'est-ce que vous pensez du récent regain d'intérêt pour les films de zombie ?

Les zombies d'aujourd'hui sont moins bons qu'avant. Ces films sont plus commerciaux, simples, on dirait qu'ils sont faits à la va-vite, qu'ils servent juste à faire vendre des DVD.

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Et un autre truc, les zombies courent aujourd'hui. Vous préférez les zombies qui marchent ?

Je pense que le zombie marcheur fait beaucoup plus peur que le ­zombie coureur. Il est lent et indestructible. C'est effrayant.

Plus généralement, que pensez-vous de cette récente obsession ­hollywoodienne pour les remakes des classiques de l'horreur ?

Je pense qu'ils font ça pour compenser leur manque d'idées. C'est la seule explication. Ils voient que les films d'horreur marchent, alors ils décident de faire des remakes des vieux classiques. Ils ont fait un remake de

Suspiria

. Ça devrait sortir bientôt. Et aussi un autre de

L'Oiseau au plumage de cristal

, qui devrait être tourné l'année prochaine. J'ai déjà pensé à faire des remakes de mes propres films, mais je n'aime pas l'idée, au final, et je pense que je ne le ferais que pour une raison bien particulière.

Michael Haneke a refait Funny Games, à l'identique, plan par plan, parce que les Américains n'aiment pas lire les sous-titres et qu'il voulait toucher un public plus large. C'est un raisonnement que vous pouvez comprendre ?

Non, ça ne m'attire pas vraiment. C'est trop mécanique, trop artificiel. Je vis dans mon propre monde, et il est fait d'une certaine façon. Je me fous du reste.

Vous avez dit une fois que le tournage d'Opera avait été l'une des épreuves les plus difficiles de votre vie.

Oui, et pour plein de raisons. Le film repose sur le mythe du

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Macbeth

de Verdi, et comme tout le monde dans le show-business sait que

Macbeth

est maudit, on m'avait conseillé de changer d'opéra et de plutôt prendre

La Traviata

ou autre chose. Mais, je tenais à faire

Macbeth

et je l'ai fait. Je dois dire que plein de trucs bizarres se sont passés pendant le tournage – j'aurais probablement dû changer d'opéra, après tout. Je me suis disputé avec l'actrice principale tout le long du tournage, mon père est mort, et l'acteur principal a eu un accident de voiture qui l'a empêché de tourner pendant plus d'un mois. Il y a tellement d'autres choses qui nous sont arrivées qu'un des mecs de la production avait apporté un poster sur lequel il notait toues les ennuis dont on était victimes. À la moitié du tournage, le poster était plein !

Donc à présent, vous pensez que la malédiction de Macbeth existe bel et bien ?

Je pense que

Macbeth

ne m'a pas vraiment porté chance.

Quand vous repensez à votre filmographie, est-ce qu'Opera est votre pire souvenir ?

Non, non.

Opera

est un souvenir agréable, à présent. Ça m'a ruiné, et quand on a fini la production, j'ai décidé de partir. Le film est sorti et j'ai tout laissé derrière moi pour aller en Inde et y trouver un peu de spiritualité. J'ai tout oublié du film. Quand j'ai dû rentrer, j'ai décidé de faire l'opposé et d'emménager à Los Angeles. Et le jour où je suis arrivé, un critique anglais de mes amis m'a serré dans ses bras en disant : « Quel film génial tu as fait ! C'est l'un de tes meilleurs ! » Et j'ai pensé : « Oh, c'est peut-être vrai. » Puis, petit à petit, j'ai retrouvé ma vie habituelle. Aujourd'hui, Opera est l'un de mes films que j'aime le plus. Je ne sais pas, en revanche, celui que j'aime le moins. Peut-être Le Chat à neuf queues.

Vos scènes de mise à mort sont réputées pour être extrêmement bien orchestrées. C'est laquelle votre préférée ?

J'en ai fait tellement, franchement… J'y mets beaucoup de moi lorsque je les tourne. On dirait des sortes de grandes fêtes. Mais je ne pourrais pas dire laquelle est ma préférée. Il y en a trop ! Ça serait un manque de respect pour les autres scènes de mise à mort. Je ne peux pas choisir.

Qu'est-ce que vous entendez par « fêtes » ?

Les scènes de mise à mort dans mes films ne font pas peur.

Oh, n'importe quoi.

En fait, oui, elles font peur. Mais elles ne font pas « vraies », pas aussi « vraies » que celles que l'on voit à la télévision. On dirait des sortes de fêtes païennes, ou aztèques, dans lesquelles tout le monde serait décapité et mangé vivant, et tout le monde serait content, tout le monde se complairait dans le sang. C'est plus une représentation, pas la réalité.

Est-ce que vous vous faites peur avec vos films ?

Non, jamais. Ils me font peur quand je suis en train de les écrire. Mais une fois que je les ai faits, c'est fini.