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Chroniques

En défense de la « mauvaise » langue des journalistes

J'ai le privilège d'être bilingue mais le « désavantage » d'avoir un anglais parsemé d'intonations françaises et un français empreint d'un rythme anglophone.

La semaine dernière dans le Devoir, le journaliste à la retraite Louis Fournier déplorait la perte de ce qu'il appelle « la langue des journalistes ». Fini l'époque de la langue soignée et de la diction précise, place aux propos « bafouillés » pleins d'anglicismes, de se plaindre l'auteur. Quelle détérioration! J'aimerais vous parler, monsieur Fournier, de ces voix « désagréables » que vous entendez sur les ondes, car j'en suis une. Ces journalistes, qui parlent peut-être trop vite, qui ont parfois une façon inhabituelle de chanter leurs mots, qui choquent votre délicate oreille avec leur joual, eh bien, ils font partie de la relève. Contrairement aux journalistes d'antan, au pedigree trop souvent prévisible et homogénéisé, la nouvelle génération est issue de milieux variés, une diversité qui fait écho à la composition démographique de notre province. Elle comprend davantage d'immigrants, de francophones hors Québec et de jeunes. Bref, des groupes qui autrefois n'avaient pas leur juste place au micro. Leurs voix représentent une nouvelle mouture de l'expression journalistique, une francophonie qui adopte différentes mélodies, toutes évocatrices de ses origines. Leur présence en ondes ne devrait pas être rabrouée, mais plutôt considérée comme un signe de progrès au sein de notre profession. En tant que Franco-Ontarienne, j'ai le privilège d'être bilingue mais le « désavantage » d'avoir un anglais parsemé d'intonations françaises et un français empreint d'un rythme anglophone. Ma langue est métissée, influencée à la fois par la petite ville francophone dans laquelle j'ai été élevée, par l'écrasante majorité anglophone dans laquelle j'ai baigné et par le vocabulaire de ma Montréal d'adoption. Je dois ma façon de parler à feu mon père, un francophone convaincu qui, en tant que conseiller municipal, avait tenté d'instaurer sa propre version de la « loi 101 » dans notre petit village nord-ontarien. J'utilise des expressions propres à mon patelin, mes accents toniques sont « all over the place » et j'insère sans le constater des mots anglos dans mes propos. Pas par ignorance ou par paresse intellectuelle, mais parce que c'est ça, mon français! Mon accent n'est pas quelque chose que je souhaite changer : il rappelle la lutte de tous les francophones hors Québec, qui ont la tâche sisyphéenne de préserver leur langue dans un milieu qui semble déterminé à les assimiler. Cet été, un article de Radio-Canada dressait le triste portrait de jeunes franco-manitobains qui délaissent la langue française parce qu'ils disent avoir honte de parler aux Québécois. J'ai eu le cœur brisé pour ces ados et pour le futur de cette francophonie si précaire. Comme ces jeunes, je sais qu'abandonner ma langue maternelle chérie serait en pratique assez facile. Je me débrouille bien en anglais, et il va sans dire que je ne m'ennuierais pas du tout des commentaires de trolls qui qualifient mon accent « d'ignoble » sur les médias sociaux. Or, je demeure fière de ma langue et de la lutte que ma famille a menée pour que je puisse la parler, la transmettre à mes enfants. Donc, au lieu de renoncer à ma tribune faute d'une diction impeccable, j'aimerais l'utiliser pour mettre en valeur l'importance de ces parlers jugés imparfaits. Parce qu'ils sont nombreux, riches et précieux, une réelle manifestation de la diversité socio-économique, ethnique et géographique du Canada, de votre Québec et du mien. En tant que journaliste, mon mandat est de donner une plateforme pour s'exprimer à ceux et celles qui n'y ont pas accès; ne faudrait-il donc pas qu'ils se reconnaissent un tant soit peu dans ma voix et celle de mes collègues, que vous jugez atypiques

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