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La théorie « plus d’armes, moins de crimes » maintenant discréditée

Après analyse de 37 ans de données, une équipe de chercheurs de Stanford a établi que la théorie au cœur de l’argumentaire du mouvement pro-armes aux États-Unis est sans fondement.
Photo by George Frey Getty Images

Cet article a été publié avec la collaboration de Trace.

Dans les presque quatre décennies depuis son émergence, l'une des plus grandes victoires du mouvement pro-armes moderne et militant n'est pas un résultat électoral, un décret signé dans le Bureau ovale ou une décision d'un tribunal. Le plus important combat qu'ont remporté les partisans du port d'arme s'est plutôt joué dans la tête de millions d'Américains.

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Depuis la fin des années 70, la National Rifle Association (NRA) et d'autres groupes pro-armes ont réussi à rendre l'idée de s'armer pour se défendre de plus en plus acceptable. Une foule de sondages, dont le plus récent par le Pew Research Center le mois dernier, montrent que les Américains sont de plus en plus à l'aise de savoir que bon nombre d'entre eux trimballent en public une arme à feu cachée. L'autodéfense est désormais la raison la plus mentionnée pour justifier la possession d'une arme à feu et, donc, ce sont les armes de poing qui sont les plus populaires de tout l'arsenal. C'est un changement de perception majeur : dans les années 90, les Américains se procuraient des armes surtout à des fins récréatives et, jusqu'en 2005, beaucoup pensaient que seuls les policiers en portaient une en public.

Au cœur de cette campagne de promotion, il y a un article de foi que la NRA et ses alliés prêchent au moins depuis les années 90 : le droit de porter une arme cachée pour se défendre améliore la sécurité publique. C'est l'économiste John Lott qui a élaboré cette théorie se résumant à « plus d'armes, moins de crimes ». C'est d'ailleurs le titre de son livre, More Guns, Less Crimes, publié en 1998. Il a aussi fait connaître sa théorie par de fréquents témoignages et textes d'opinion. La NRA s'en est servi contre les groupes qui demandent de restreindre l'accès au permis de port d'arme. À la suite de la fusillade à l'école primaire Sandy Hook, quand le vice-président de la NRA, Wayne LaPierre a déclaré que « le seul moyen d'arrêter un méchant avec une arme, c'est un bon avec une arme », il exploitait exactement cette notion, désormais enracinée, voulant qu'on améliore la sécurité publique en cachant des armes à portée de main.

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C'est une idée séduisante et puissante, en particulier auprès des Américains qui croient davantage aux libertés individuelles qu'aux idéaux de société. Mais, d'après une nouvelle analyse de près de 40 ans de données sur la criminalité, elle est complètement fausse.

« Pendant des années, la question était : les lois autorisant le port d'arme ont-elles un bénéfice pour la sécurité publique? C'est maintenant réglé. La réponse est non. » -

John Donohue, Stanford Law School

Dans un rapport que le National Bureau of Economic Research a publié le 21 juin, on indique que les universitaires de l'école de droit de l'université Stanford se sont servi pour faire parler les données de différents modèles statistiques, dont l'un élaboré par John Lott lui-même, et que leur conclusion est sans équivoque : les États qui ont adopté des lois autorisant le port d'arme ont connu une hausse du nombre de crimes violents.

Bien que ce ne soit pas la première étude qui contredise la thèse de John Lott, celle-ci est la plus exhaustive et crédible. Elle démolit la théorie « plus d'armes, moins de crimes ».

« Pendant des années, la question était : les lois autorisant le port d'arme ont-elles un bénéfice pour la sécurité publique? C'est maintenant réglé, dit l'auteur principal de l'étude, John Donohue. La réponse est non. »

Le chercheur et son équipe ont analysé des données relatives à la criminalité de 1977 à 2014, à la fois à l'échelle nationale et dans les 33 États où des mesures législatives ont été adoptées pour faciliter l'obtention du permis de port d'arme cachée en public. C'est le fruit du lobbying de la NRA. Dans ces États, on accorde le permis de port d'arme en public à toute personne qui répond à des critères de base. Sans surprise, plus de citoyens y ont obtenu un permis que dans les quelques États où les autorités n'accordent pas à n'importe qui sans évaluation le droit de déambuler avec une arme en public.

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Depuis que ces États ont supprimé les critères, on a constaté une hausse graduelle du nombre de personnes qui détiennent un permis. Si la théorie de John Lott était exacte, on aurait dû y observer une baisse graduelle du nombre de crimes.

Les chercheurs de Stanford ont constaté le contraire : dix ans après l'adoption des mesures favorisant l'accès au permis de port d'arme, le nombre de crimes était de 13 à 15 % supérieur à ce qu'il aurait été sans ces mesures.

Des évaluations des mesures encadrant le port d'arme avaient été effectuées pendant la vague d'adoptions de lois autorisant le port d'arme en public dans les années 80 et 90. L'une d'elles, un rapport du National Research Council rendu public en 2004, a montré les failles de la conclusion de John Lott, mais sans établir une fois pour toutes de quel côté le droit de porter une arme faisait pencher la balance, car il n'y avait pas assez de données à passer au crible. Comme les chercheurs de Stanford ont pu étudier ce qui s'est passé pendant plus d'une décennie dans les États où le permis est devenu plus facilement accessible, leur évaluation des effets est beaucoup plus solide.

Selon eux, l'augmentation du nombre de permis de port d'arme peut avoir contribué à la hausse du nombre de crimes violents de plusieurs façons. D'abord, plus le nombre de citoyens qui se procurent une arme est élevé, plus les criminels y ont accès — et non le contraire. La théorie des chercheurs, c'est que les détenteurs de permis contribuent à une course à l'armement dans la rue en haussant le nombre d'armes en circulation dans une région donnée. Ces armes peuvent être perdues ou volées et se retrouver sur le marché noir. Ensuite, plus une population remarque que le nombre d'armes augmente, plus la perception de la société peut être teintée par la peur et la colère, ce qui peut entraîner une hausse de la violence.

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« Je n'étais pas surpris de constater que le nombre de crimes violents avait augmenté, dit John Donohue. On s'attend à voir un lien entre les armes et les crimes. »

Leurs conclusions contredisent non seulement tout ce qu'avance la NRA, mais aussi une interprétation de la tendance en matière de criminalité dans les deux dernières décennies. À l'échelle nationale, après le sommet du début des années 90, les crimes violents sont en forte baisse. Cette baisse coïncide en grande partie avec l'adoption de lois autorisant le port d'arme. John Lott et d'autres ne se sont pas gênés pour se servir de ces statistiques comme preuve de la véracité de leur théorie ou, du moins, pour répondre à ceux qui s'inquiètent qu'une augmentation du nombre d'armes à feu en public cause des effusions de sang.

Le problème avec la corrélation entre la hausse du nombre de permis de port d'armes et la baisse du nombre de crimes à l'échelle nationale, disent John Donohue et ses coauteurs, c'est que le nombre de crimes n'a pas diminué uniformément dans toutes les régions du pays. Le déclin des crimes violents est plus prononcé dans les États qui ont maintenu un contrôle strict, comme New York et la Californie. Quand d'autres États facilitent l'accès au permis de port d'arme, la réduction du nombre de crimes est moins marquée. Oui, le nombre de crimes a diminué dans les États qui autorisent le port d'arme, mais pas autant que dans les autres.

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En examinant les statistiques du US Census Bureau et les données du Uniform Crime Reporting du FBI, ils ont observé que le nombre de crimes violents a chuté de 42 % entre 1977 et 2014 dans les États les plus stricts. Une chute quatre fois supérieure aux 9 % de diminution dans les États qui accordent le permis de port d'arme sans contrôle.

Les chercheurs ont voulu s'assurer que c'étaient bien les différences législatives relatives au port d'arme, et non d'autres facteurs – conditions socio-économiques, présence policière, par exemple – qui ont fait plonger le taux de criminalité dans certains États plus que d'autres.

Pour y arriver, ils ont fait une projection de ce qui serait survenu dans les États qui accordent le permis sans contrôle s'ils avaient adopté des mesures plus strictes, en tenant compte des différences démographiques, de la surveillance policière et de la croissance économique.

L'équipe est arrivée à des résultats impossibles à obtenir dans les années 90 ou dans la première moitié des années 2000, car les chercheurs qui s'étaient alors penchés sur la théorie de John Lott disposaient de considérablement moins d'années de données à passer au peigne fin.

Leurs conclusions reposent sur deux modèles statistiques aux noms obscurs : la technique du panel et la méthode des contrôles synthétiques. Dans le premier, on essaie essentiellement de comprendre des phénomènes sociaux complexes — la criminalité, par exemple — en examinant ses composantes plus simples et plus mesurables, comme le taux d'incarcérations, les effectifs policiers, la pauvreté, les revenus ou la densité de la population.

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Le second aide les chercheurs à comparer les effets d'un changement — comme une loi pour rendre le port d'arme facilement accessible — avec la projection de ce qui se serait passé si le changement ne s'était jamais produit. Ce modèle se base sur des données démographiques et les statistiques d'une région démographiquement similaire.

Différents chercheurs arrivent à différentes interprétations des facteurs qui ont le plus de potentiel de hausser ou de diminuer le taux de criminalité, selon la méthode choisie. Plutôt que de baser leur analyse sur un seul ensemble de variables, l'équipe de Stanford a traité les 37 années de données sur la criminalité avec quatre différents panels : le panel qu'ils privilégient, appelé DAW; celui conçu par le Brennan Center, une organisation non partisane; le panel qu'a utilisé John Lott pour More Guns, Less Crimes; et un dernier que préconisait un duo de chercheurs pro-armes, Carlisle Moody et Thomas Marvell.

Les projections obtenues à partir des quatre panels ont montré que les États où l'on facilite l'obtention du permis de port d'arme auraient connu des baisses supérieures du nombre de crimes violents si la loi sur les armes à feu était demeurée stricte. « Les données ont montré que le droit de porter une arme n'a aucun effet positif », dit John Donohue.

Prenons le Texas. Les projections ont indiqué que, dix ans après que l'État a adopté sa loi autorisant le port d'arme en public sans contrôle, le nombre de crimes violents était de 16 % supérieur à ce qu'il aurait été sans la loi, comme le montre le graphique ci-dessous. La ligne pointillée, « synthetic control unit » (l'échantillon de contrôle synthétique), est une projection basée sur des États démographiquement similaires du nombre de crimes violents au Texas si l'État n'avait pas assoupli sa loi.

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La principale raison de porter une arme, dans l'argumentaire de la NRA et des vendeurs d'armes, c'est de mettre hors d'état de nuire les psychopathes armés qui courent les rues avant qu'ils tuent des innocents. Mais, même quand les chercheurs se sont servis des formules des chercheurs pro-armes, les graphiques ont montré que la loi facilitant l'accès au permis de port d'arme a en réalité entraîné une hausse du taux d'homicides.

Le panel DAW et celui du Brennan center, eux, ont indiqué que seul le nombre de crimes violents autres que les meurtres serait inférieur si les États n'avaient pas suivi la voie de la facilité d'accès, et ce dans chacun des 33 États où l'on a utilisé la simulation, sans exception.

Mais est-ce que des études de plus grande qualité ont des effets positifs réels pour la société? Pour répondre à cette question, John Donohue s'appuie non pas sur des calculs compliqués, mais sur ses années à étudier l'enjeu des armes à feu. « Beaucoup de gens ont des idées tellement arrêtées sur les armes à feu que c'est difficile de les influencer », concède-t-il.

Le chercheur comprend le défi auquel lui et d'autres chercheurs sont confrontés. Les études sociologiques et anthropologiques indiquent que la position des Américains au sujet des armes à feu et du droit de porter une arme pour se défendre repose sur des notions élémentaires comme l'identité et la masculinité plutôt que les données empiriques de sécurité sociale.

La NRA a fait des pieds et des mains pour répandre l'idée que le droit de porter une arme est le socle de la citoyenneté américaine et que la possibilité de se défendre est la première liberté civile. Dans leurs messages, les manufacturiers d'armes à feu exploitent chez les consommateurs le besoin de se sentir puissant et de se voir comme un protecteur hypermasculin. Une étude universitaire a peu de chance de faire le poids.

Mais les décideurs et les juges ne sont pas le même public que les acheteurs d'armes à feu ou que les électeurs. John Donohue espère que les résultats de son travail se retrouveront devant les yeux de ceux qui ont de l'influence. « La Cour suprême des États-Unis devra éventuellement décider s'il existe un droit de porter une arme à feu, dit-il. Que feront-ils de ces données probantes? »

Une version de cet article a été originalement publiée sur le site de Trace, une organisation médiatique sans but lucratif qui couvre les armes à feu aux États-Unis. Abonnez-vous à l'infolettre ou suivez Trace sur Facebook ou Twitter.