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Culture

Radicalisée par Internet, elle voulait commettre une tuerie de masse le jour de la Saint-Valentin

Comment un mème sur Tumblr a failli provoquer la pire tuerie que le Canada ait jamais connue.
Radicalisée par Internet, elle voulait commettre une tuerie de masse le jour de la Saint-Valentin
Lindsay Souvannarath. Photo La Presse canadienne/Andrew Vaughan 

Tout a commencé avec un mème sur la tuerie de Columbine. On y voyait les corps d’Eric Harris et de Dylan Klebold étendus, morts, sur le sol de la bibliothèque du lycée de Columbine. Sous la photo de la boucherie, une légende : « Sans mes potes, je meurs ». Quand Lindsay Souvannarath, la fière auteure du mème en question, poste son chef-d’œuvre sur Tumblr, elle utilise le hashtag #columbine.

Pendant ce temps, à près de 2 000 kilomètres du lieu de résidence de Lindsay dans l’Illinois, James Gamble zone sur la même plateforme dans sa chambre de Halifax, à l’est du Canada. James tombe rapidement sur le post de Lindsay grâce au hashtag. Il est impressionné et commence à la suivre.

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Lindsay et James accrochent immédiatement, une relation amoureuse en ligne voit rapidement le jour. Les deux jeunes gens s’envoient des sextos et décident de se voir bientôt. Sept semaines plus tard seulement, Lindsay prévoit déjà de monter dans un avion, direction Halifax, pour rejoindre son nouveau copain. Une fois réunis les deux tourtereaux ont l’intention de se déflorer mutuellement avant de commettre, le jour suivant, ce qui aurait pu être l’une des tueries de masse les plus atroces qu’ait connue le Canada.

Mais la rencontre n’aura jamais lieu. Leur projet, celui de tirer sur la foule dans le centre commercial de Halifax, sera arrêté à temps grâce à des informations fournies à la police par Crime Stoppers, une ONG qui lutte contre le crime, arrivées à point nommé. Lindsay écopera d’une peine de réclusion criminelle à perpétuité et James se suicidera. Aujourd’hui, pour la première fois depuis quatre ans, date à laquelle le public a eu connaissance de cette horrible machination, Lindsay Souvannarath s’exprime. L’aspirante meurtrière a accordé une interview par téléphone à Jordan Bonaparte, producteur du podcast The Nighttime Podcast, et originaire de Halifax lui-même.

Les déclarations de Lindsay font froid dans le dos. Elle parle de meurtres et de croyances néonazies avec la même nonchalance qu’elle le ferait pour évoquer une banale journée de boulot.
« Elle n’a jamais flanché, elle était imperturbable. Elle m’a simplement raconté l’histoire, rapportait Jordan Bonaparte à VICE à propos de sa conversation avec Lindsay. Quelques-unes des choses qu’elle m’a dites, presque en passant, m’ont donné la chair de poule. Au bout d’un moment, j’ai même développé une petite phobie des centres commerciaux. Mais pour elle, tout ça était normal. » Les confidences de Lindsay nous permettent de nous pencher sur l’un des crimes les plus étranges de ces dernières années presque perpétrés au Canada.

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Une tuerie 2.0

Impossible de passer sous silence le rôle prépondérant qu’Internet a joué dans cette affaire. C’est grâce au web que Lindsay et James sont entrés en contact, ont partagé leurs blagues de mauvais goût sur la tragédie de Columbine, et se sont livrés à leurs fantasmes les plus sombres avant d'orchestrer une tuerie de masse, notamment grâce à une messagerie en ligne.

D’un naturel plutôt discret, Lindsay Souvannarath peine à nouer des liens dans sa vie offline et passe beaucoup de temps sur Internet. Quand on s’intéresse au parcours qui l’a menée d’une existence tranquille dans le Midwest à une vie derrière les barreaux, on est frappé par le personnage énigmatique qu’elle s’est forgé sur Internet. Elle y recherche activement d’autres outsiders et idées extrêmes qui la conduisent à nourrir de nombreux fantasmes de violences. On est frappés, aussi, par le fait que cette fille d’immigrés venus du Laos et d’Europe de l’Est ait fini par embrasser la cause néonazie.

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Le travail d’inspiration néonazie de Lindsay Souvannarath.

« [Mes thèses néonazies] sont venues un peu par hasard, quand je suis tombée sur une peinture sur une site. Je me suis dit : "Elle est trop cool", explique Lindsay dans le podcast. J’ai aimé la photo et j'ai eu envie de discuter avec l’artiste. Il se trouve qu’il était lui-même nazi. »

Lindsay, qui prétend que tout a commencé quand elle avait 16 ans, va suivre cet homme sur Internet et va peu à peu se familiariser avec ses idées, et la rhétorique néonazie en général. C’est comme ça qu’elle « rencontre d’autres nazis » qui deviennent par la suite ses amis. La jeune fille se jette alors à corps perdu dans des communautés en ligne où on célèbre la haine au quotidien.

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Elle s’enfonce de la fachosphère, en accepte l’idéologie et finit par se retrouver sur l’un des forums d’extrême droite les plus connus du web, Iron March – un site qui allait faire naître plusieurs criminels par ailleurs. Lindsay prétend qu’elle débute à ce moment-là une relation virtuelle avec le fondateur du site, et figure très influente du mouvement, Alexander Slavros. C’est une relation que Lindsay décrit aujourd'hui ainsi : « Une histoire très superficielle que j’ai prise plus au sérieux que je n’aurais dû. » Elle ouvre alors son propre blog, « Cockswatsika », où elle publie toutes ses idées naissantes.

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La page d’accueil du blog Cockswatsica.

Pendant qu’elle se forge un système de croyances issues de la mouvance fasciste, Lindsay se met à écrire de sinistres nouvelles – quelques-unes sont par la suite devenues des creepasta célèbres – dont l’une titrée If a Skull Could Blush (« Si un crâne pouvait rougir »). L’auteure y met en scène une fusillade dans un lycée et commence des recherches à propos du massacre de Columbine. On ne sait pas trop pourquoi, mais les circonstances entourant la fusillade de Columbine piquent son intérêt et, tout comme avec les néonazis, elle trouve une communauté de gens qui idéalisent la tuerie - ce sont les Columbiners.

« Quand j’ai commencé à poster avec le hashtag « Columbine » et à me créer un réseau avec les gens qui l’utilisaient aussi, je me suis fait plein d’amis avec lesquels j’avais beaucoup de choses en commun. Cet intérêt nous liait, mais il y avait d’autres choses aussi. Tout ça est devenu très important pour moi. »

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Mais, dans sa vie quotidienne, Lindsay est loin d’être une néonazie assoiffée de sang. Dans les rapports de la police, sa famille la décrit comme une jeune fille « très obéissante, parfois même trop ». Comme beaucoup d’entre nous, la personnalité de Lindsay est entièrement différente en ligne et dans la vie.

« C’était le jour et la nuit. Je pense que si elle avait planifié ses crimes par téléphone au lieu de Facebook, tout aurait été différent », estime Jordan Bonaparte. « Rien de tout ça ne serait arrivé. »

Murs pour le crime

Une fois intégrée dans ce groupe de fanatiques, Lindsay se met à idéaliser Eric Harris et Dylan Klebold, les deux meurtriers de Columbine, et invente des mèmes à leur gloire. C’est à cette époque qu’elle rencontre James Gamble, un jeune homme dépressif de 19 ans vivant à Halifax au Canada, et qui a un parcours similaire au sien. James aime le désormais tristement célèbre post de Lindsay et se met à la suivre. Lindsay le suit à son tour. Elle explique qu’elle et James commencent par discuter en simples amis, mais que comme ils étaient tous les deux fans de Columbine et qu’ils se mettent à parler d’organiser une tuerie de masse, James lui « plaît de plus en plus ».

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James Gamble.

« Au départ, on parlait de nos vêtements et de comment on aimait bien intimider les gens avec nos tenues. Je lui ai demandé si je pouvais venir le voir, comme ça, tout le monde flipperait, en mode ‘Oh non, ils sont deux maintenant !’ C’est plus ou moins lui qui a eu l’idée de tuer des gens habillés comme ça, et ça m’a plu. »

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Le jeune couple se parle chaque jour pendant les sept semaines et demie que dure l’organisation de la tuerie, parfois plusieurs heures d’affilée sur Messenger, lieu quasi exclusif de leur relation. Comme n’importe quel couple en relation à distance, les deux amoureux s’envoient des sextos et des photos, mais ils planifient aussi leur crime. Selon Jordan Bonaparte, qui a pu lire tous les échanges de messages sur Facebook, « ils passent rapidement de ‘t’es mignon’ à ‘je vais sauter dans un avion, on prendra les flingues de tes parents, on va faire péter le centre commercial du coin et on finira par s’entretuer comme Eric et Dylan à Columbine ». Ils étaient mûrs pour le crime.

Lindsay et James continuent à surenchérir autour de leur complot. Mais ils réfléchissent maintenant au legs qu’ils veulent laisser derrière eux. Au fur et à mesure de leurs conversations, Lindsay se met même à croire qu’elle-même et James sont habités par les esprits d’Eric Harris et de Dylan Klebold.

« Je pensais que l’esprit d’Eric vivait en moi et que plus notre projet avançait, plus il prenait possession de mon corps », assure Lindsay.

Le couple discute ensuite du lieu de la tuerie. Une bibliothèque, ce serait copier Columbine de trop près. Dans une école élémentaire, le message ne serait pas assez clair. Dans un hôpital… Lindsay aime bien l’idée, mais décide finalement que ça ne sert à rien. Enfin, ils s’arrêtent sur un centre commercial. Ce serait « le plus marrant » et « un message fort contre le capitalisme, la société de consommation et l’appât du gain ». Ils pourraient aussi y trouver des « victimes idéales ». Pour James, ce serait « une femme catho de 50 ans » et pour Lindsay, qui est obsédée par l’eugénisme, « n’importe qui à l’air dégénéré ».

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Le document présentant les faits dans l’affaire est clair : « Le 14 février 2015, ils se rendraient au magasin d’alimentation du centre commercial de Halifax et jetteraient des cocktails Molotov. Puis, M. Gamble et Mme Souvannarath tireraient sans distinction sur quiconque se trouverait à proximité respectivement avec une carabine de calibre 308 et un fusil de chasse de calibre 16. M. Gamble tuerait tous les survivants à l’aide d’un couteau de chasse. Leur intention était de faire le plus grand nombre de blessés possible avec les munitions à leur disposition. »

Le carnage se terminerait enfin lorsque Lindsay et James se donneraient la mort, après avoir compté jusqu’à trois – ultime hommage aux meurtriers de Columbine. Les armes utilisées devaient être celles des parents de James. Il avait prévu d’assassiner son père et sa mère la veille du bain de sang. Une fois à Halifax, Lindsay resterait chez James. Ils perdraient leur virginité ensemble et le lendemain, ils mettraient leur plan à exécution. Le meilleur ami de James, Randall Shepherd, devait leur prêter main-forte - il purge à l’heure actuelle une peine de 10 ans de réclusion criminelle pour son rôle dans l’affaire. L’objectif du trio : inspirer d’autres criminels, mais aussi d’être vénérés comme l’étaient les assassins de Columbine.

Pour les deux jeunes gens, l’esthétique de la tuerie - les vêtements qu’ils vont porter et le message qu’ils veulent faire passer - est encore plus importante que les détails logistiques. Leur accoutrement est soigneusement choisi et pensé comme un hommage à Harris et Klebold, tout en leur conférant une identité propre.

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Les vêtements que Lindsay Souvannarath comptait porter le jour du massacre.

Il leur faut ensuite choisir le jour J. Au départ, ça devait être le 15 février 2015, mais Lindsay tarde à prendre son billet et les prix explosent pour ce jour-là. James suggère alors le jour de la Saint-Valentin qui ajouterait un élément dramatique à l’évènement. Lindsay accepte et achète son billet.

« Ça va se faire »

Mais pendant qu’ils complotent, les deux ados laissent subrepticement des traces de leur plan partout sur Internet. L’une des plus connues est une photo du couple, lui en masque de Scream, elle portant le bandana à tête de mort qui allait devenir un des symboles d’Atomwaffen. La légende du cliché : « À la Saint-Valentin, ça va se faire ! » Lindsay se met même à rédiger une lettre de suicide, qu’elle nomme « Der Untergang » qui devait être automatiquement postée le lendemain de la tuerie, avec pour premiers mots : « Vous avez peut-être entendu parler de la tuerie de masse à Halifax… »

Lindsay Souvannarath et James Gamble n’allaient jamais se rencontrer en personne. Leur plan s’est délité à la seconde où il est entré en action. Très franchement, ils faisaient des criminels de merde. Premièrement, ils n’ont jamais vraiment essayé de dissimuler leur complot, s’en vantant auprès de plusieurs personnes, à tel point que Crime Stoppers en a eu vent et a rapporté leurs manigances à la police. Ensuite, si Lindsay n’a eu aucun mal à partir en douce de chez elle, elle ne s’attendait pas à ce que les autorités canadiennes l’arrêtent immédiatement à son arrivée sur le territoire. Il faut dire qu’elle n’avait pas acheté de vol de retour, portait un bagage minuscule et ne savait pas quoi dire aux agents qui l’ont interrogée.

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« Ils ont fouillé mon sac et ils n’ont pas aimé ce qui s’y trouvait. Ils n’ont pas apprécié mes livres ni mon chapeau avec la croix gammée dessus, s’étonne encore Lindsay. Ensuite, la police m’a arrêté pour complotisme. »

À ce moment-là, James Gamble est déjà mort. Lindsay est encore en plein vol quand les forces de l’ordre se rendent chez James pour l’interroger. Ses parents avaient confirmé sa présence chez lui. Les policiers encerclent la maison et lui demandent de sortir, sans succès. Alors qu’ils pénètrent chez le jeune homme, un coup de feu retentit. James a mis fin à ses jours. Il n’a pas tué ses parents, car Lindsay et lui-même prévoyaient de le faire plus tard dans la soirée.

Lindsay découvre que son copain virtuel est mort après avoir répondu à la question d’un policier : « J’en sais rien, dit-elle, demandez à James. » L’agent lui répond « qu’il s’est fait exploser la tête ».

L’histoire sort dans la presse et suscite beaucoup d’émotion. Lindsay Souvannarath plaide coupable de plusieurs chefs d’inculpation : entente en vue de commettre un meurtre, entente en vue de provoquer un incendie, possession illégale d’armes à feu et usage d’armes à feu à l’encontre du public, menaces sur les réseaux sociaux. Elle plaide coupable en 2017 et écope d’une peine de réclusion criminelle à perpétuité avec période de sûreté de dix ans. Elle fait actuellement appel de cette décision.

Aujourd'hui, le complot n’a que quatre ans. C’est l’une des premières affaires qui a illustré la réalité du phénomène de radicalisation en ligne, la présence de sous-cultures extrémistes et l’univers bizarroïde des groupes d’extrême droite sur Internet. Le crime a montré le pouvoir inédit qu’a Internet de rassembler les gens, dans ce cas, surtout pour le pire.

« On dit souvent qu’un des criminels est l’essence et que l’autre, c’est les allumettes. C’est complètement le cas ici. Sauf que Lindsay était une vieille maison en bois pleine de vieux torchons imbibés d’essence et que James était un brasier en furie, conclut Jordan Bonaparte. C’était le couple parfait pour mettre en œuvre ce plan complètement détraqué. Grâce à Dieu, ils n’ont pas réussi à le réaliser. »

Vous pouvez écouter l’épisode du podcast Nighttime où Jason Bonaparte interviewe Lindsay Souvannarath ici.

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