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Mode

Une virée avec un chasseur de vêtements vintage

Gab parle de ses meilleures prises comme un chasseur se remémore ses traques: un chandail Polo des années 90 vendu à 650 $, un t-shirt Harley Davidson taché écoulé 1300 $ en une heure, une casquette Big Logo négociée à 120 $.

Pour l'oeil averti, les magasins Renaissance et Villages des valeurs peuvent être comme les berges de la rivière du Klondike: un champ de possibilités où la richesse peut sourire à tout moment.

Il écume les rayons depuis 2013, et vit principalement de ses trouvailles depuis 2015 sous le nom de Yes for yesterday. Il vend environ 200 morceaux par année à travers Instagram et eBay, essentiellement à des clients américains et européens. Les niches qu'il exploite sont assez pointues: les t-shirts d'icônes culturelles des années 90, les articles d'équipes professionnelles vintages, les manteaux Starter originaux, n'importe quoi de Polo et de Tommy Hilfiger qui datent de plus de 15 ans.

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Mais des éléments imprévisibles peuvent aussi faire plafonner la demande pour certains articles: comme quand Kendall Jenner débarque à la semaine de la mode avec un chandail de la NWO, ou quand un sportif est accusé d'un crime, genre Aaron Hernandez.

Virée vintage

Gab vient me prendre devant chez moi un mardi froid de février. Chaque fois que je le croise, je le questionne sur ses dernières prises. C'est le seul ami dont les anecdotes professionnelles m'intéressent sincèrement (avant de devenir un digger de vêtement, il était Linso Gabbo, le rappeur). Et cette journée-là, il m'emmène sur sa run hebdomadaire.

Le premier arrêt de la journée est le centre de récupération Certex à Saint-Hubert. L'entreprise trie 120 tonnes de vêtements par semaine, qui sont exportés vers l'Afrique à 0,25 $ la tonne, ou vendus pour le recyclage. Ça a déjà été une mine d'or pour Gab, mais depuis peu les perles se font plus rares. «C'est pas impossible qu'il y ait un autre revendeur qui m'ait bypassé, parce qu'il achète plus, plus cher et plus souvent», explique-t-il. Il jette quand même un coup d'oeil distrait dans les bacs. On repart bredouille.

Jersey vintage des Raptors. Photo: Laurent K. Blais

Depuis qu'il a commencé, la concurrence s'est accrue. Des kids qui s'improvisent, mais aussi des gens qui en font une activité plus ou moins professionnelle. «Tu vas voir, au prochain Village des valeurs, il y a un gars qui passe toutes ses journées là. Je suis pas mal sûr qu'on va le voir».

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Comme de fait, un jeune homme fait les cent pas devant la porte d'où sortent les nouveaux arrivages. Même s'ils se croisent régulièrement et qu'ils savent qu'ils sont là pour la même raison, Gab et lui ne se sont jamais parlé. Il n'existe pas pour autant d'animosité.

«Vu qu'on n'est pas beaucoup, c'est une communauté assez chill», devise Gab en sortant son téléphone pour me montrer l'Instagram d'un autre digger qui lui achète souvent ses trouvailles pour les revendre - parfois plus cher qu'il les lui a payés. Comme les morceaux gagnent de la valeur avec le temps, le modèle de «l'achat-location» n'est pas rare chez les nerdstalgiques. Un morceau va être porté quelques fois, puis revendu pour acheter du «nouveau» vieux.

Gilet de Noël. Photo: Laurent K. Blais

Prendre aux riches, vendre aux pauvres

Débarrasser les nantis de leurs excédents pour les revendre aux pauvres d'ici et du Tiers-Monde a toujours été une bonne affaire. Peu le savent, mais le Village des valeurs est une entreprise à but lucratif de l'Ouest américain.

En 2013, La Facture faisait un portrait des personnages peu savoureux qui imitent les boîtes de dons des fondations légitimes comme Le Support, Entraide diabétique et GFGSMTL. Chaque boîte rapporte entre 15 et 20 mille dollars par année, selon Alain Mongrain, directeur des communications pour Le Support. Et un conteneur de vêtements qui arrivent en Afrique peut rapporter des profits de 90 % aux revendeurs locaux.

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Finalement, la seule différence avec le modèle de Yes for yesterday, et autres StopShop, c'est qu'il valorise la qualité plutôt que la quantité.

La patience du chasseur

Le prochain arrêt est au centre de distribution et de liquidation de Renaissance à Côte-des-Neiges, un entrepôt en tôle froid et éclairé au néon, sied dans le charmant désert industriel entourant l'ancien hippodrome.

Gab me pointe immédiatement le mur du fond, où il se prépare quelque chose. Des employés alignent des grands bacs sur roulettes recouverts d'un drap. Une vingtaine de clients, essentiellement des Haïtiens, se mettent de chaque côté. Ils blaguent nerveusement en créole. Un surveillant s'assure que personne ne regarde sous le linge. Au signal, le contenu est découvert: les clients se jettent littéralement à bras ouverts dans les vêtements, se tiraillant des morceaux avec leurs voisins.

Après deux minutes, le calme est revenu, et les clients se retirent en groupe dans un coin pour classer leurs trouvailles. En attendant le prochain arrivage.

Selon Gab, ce sont des immigrants récents qui passent la journée-là et qui fournissent des vendeurs à Haïti. Un coup d'oeil au contenu disparate de leur panier semble lui donner raison. «La dernière fois que je suis venu, le gros buzz c'était les maillots de bain», raconte Gab en fouillant sans conviction dans le chaos devant lui.

Bac de tri de vêtements usagés. Photo: Laurent K. Blais

Il est 14h30 et pour l'instant, avec l'essence et le diner, la journée est dans le rouge. «Tu ne peux pas ramener ton profit à la journée. Un jour, je vais vendre un chandail 500 $ US, mais souvent je vais rien trouver. Mais il faut quand même faire la run souvent, et bâtir ton inventaire». Comme pour la majorité des jeunes entrepreneurs, les heures de Gab sont longues et le gros des profits, à venir.

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Dans la voiture, on blague que ce serait sûrement rentable pour lui d'aller faire du bénévolat dans les magasins qu'il visite le plus souvent, pour avoir accès directement aux arrivages.

C'est au Renaissance de la Plaza Côte-des-Neiges que la chance finit par nous sourire. Il ramasse un t-shirt de Garbage époque «Independant Access» et un coton ouaté des Expos de 2004, l'année de leur départ de Montréal. Il devrait pouvoir les passer à 40 $ chacun.

Sentant que la guigne nous avait abandonnés, on fait un dernier arrêt au Renaissance dans la Petite-Italie. Directement en rentrant, un manteau des Redskins de Washington nous saute aux yeux. Gab l'examine rapidement: ce n'est pas un original, mais il est en bon état. Et il a une histoire: il y a un nom et un numéro de téléphone commençant par 202 (l'indicatif régional de Washington DC) écrit au marqueur sur le col.

Un morceau avec déjà toute une vie derrière lui s'apprête à vivre une nouvelle réincarnation.

Laurent K. Blais est sur Twitter @lkblais