Se réapproprier l’espace public grâce au street art féministe

FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Se réapproprier l’espace public grâce au street art féministe

Un rituel mondial de résistance féminine se déploie à la craie ou à coups de tags graffés sur des bâtiments la nuit tombée.

Pour la première fois, cet automne, j’ai photographié une phrase dans une ruelle, entre chez moi et l’école de mes enfants. J’étais stupéfaite par tout ce que cette phrase pouvait signifier : « J’ai eu beau souffler t’as jamais pogné en feu. » Cette phrase, deux jeunes femmes début trentaine l’avait taguée sur le mur extérieur d’un logement. Le duo se camoufle sous le nom de Hurler Doucement : « Le nom est venu one shot, ça n’a même pas pris deux secondes. Je crois que nous sommes deux personnes intenses. On se fâche, mais dans la non-violence. Donc, on crie paisiblement, mais ça aurait sucké comme nom "crier paisiblement", right? » m’explique l’une des deux femmes.

Publicité

Cette idée d’occuper l’espace, d’autres artistes féministes de la rue le font aussi, chacune à leur façon, afin de revendiquer ce qu’elles n’ont pas : un lieu à occuper de leur colère, de leur résistance à un monde qui repousse ou ignore parfois leur parole. Un lieu à occuper anonymement ou pas, à exploiter pour que les autres, ceux qui passent aussi en ces lieux, reconnaissent la valeur de ces mots tagués ou de ces clitoris dessinés à la craie.

Du vandalisme féministo-politique

Dans le manifeste de Hurler doucement, rédigé au mois d’octobre 2017, l’acte de taguer devient « une décharge poétique/du vandalisme féministo-politique », promettant, peut-être, « une révolte/marchande de bonheur ». Les deux femmes sont amies depuis environ quatre ans. Elles étudiaient et faisaient du yoga tous les jours ensemble. « Quelque chose nous a séparées, on s’est abandonnées. Pour mieux se retrouver autour d’une pinte, où nous avons discuté de notre besoin de création. De quelque chose qui allait brasser. »

L’une d’elles avait déjà commencé à graffer quelques mois plus tôt, « pour libérer un trop-plein ». La première inscription qu’elles ont réalisée ensemble sur un mur était « Ça va bien aller mal ». C’est devenu leur phrase fétiche. « On était tannées de se faire dire que ça allait bien aller. C’est tellement vide. On trouvait ça cave d'utiliser cette phrase, comme si, dans la vie, fallait toujours que tout aille bien. On vit dans une société qui ne valide que le bonheur, pis ça nous fait chier. Les journées de marde sont tout aussi valides que les journées extraordinaires. »

Publicité

Dénoncer doucement et jouir en dérangeant la police

Un autre message qu’elles aiment beaucoup : « On se fucking calme », évaluant que les gens se prennent beaucoup trop au sérieux. Elles écrivent ce qui les allume, les libère, les écœure ou les fait rire, en se promenant d’abord dans un quartier de Montréal. Elles vérifient ensuite s’il n’y a pas trop de présence policière ou de passants. Lorsqu’elles graffent un mur, elles se sentent comme si elles volaient à l’épicerie. « On est deux anarchistes anti-capitalistes, alors faire chier la police égale bliss et bonheur. C’est un sentiment de force. »

Pour elles, ce n’est pas discutable : elles sont féministes, même si le but de Hurler doucement n’est pas de se venger de quoi que ce soit ou de rendre justice aux femmes. « Juste le fait que deux femmes décident de s’approprier des murs pour y laisser des messages est en soi politique. Plusieurs femmes s’identifient à nos messages », me dit l’une des artistes. L’autre ajoute : « Notre projet, c’est une envie de self-care et d’enlacer les âmes naufragées. C’est clair qu’on est féministes, mais on n'est pas en tabarnak, on transforme plutôt ça en rituel bénéfique. On est dans la dénonciation douce. »

L’art sur le lieu même du harcèlement

Depuis 2012, Tatyana Fazlalizadeh, une artiste de Brooklyn, utilise aussi les murs des villes pour dénoncer, renversant le rapport de domination qui perpétuait à son encontre, comme à celles d’autres femmes, une insécurité liée au harcèlement de rue. En préconisant les façades de bâtiments, les boîtes postales et les espaces de stationnement, elle place stratégiquement les portraits de sa série Stop Telling Women to Smile sur les lieux mêmes qu’utilisent les hommes pour lancer leurs requêtes de sourires ou pour traiter les femmes d’objets de consommation. Ainsi, elle espère que les hommes se conscientisent au fait que les femmes ne sont pas là pour leur divertissement ni en recherche de leurs sifflements comme preuve de leur existence.

En entrevue avec Mother Jones, Tatyana Fazlalizadeh explique que son projet montre aussi comment la question de la racialisation affecte énormément la sexualisation des femmes dans l’espace public. « Notre image et nos corps dans les médias et historiquement sont hypersexualisés. Je sens que ça influence les hommes à nous traiter d’une certaine façon », établit-elle à propos des femmes noires.

Publicité

Savoir qu’un clitoris n’est pas qu’une petite fève

Laura Kingsley se dit inspirée par les histoires puissantes partagées par Tatyana Fazlalizadeh. Elle revendique de bousculer l’embarras entourant le clitoris et le plaisir qu’il provoque. En 2016, elle a encouragé dans un esprit de collaboration et d’éducation un groupe de femmes à la rejoindre au Washington Square Park, à New York, et à dessiner le premier clitoris de ce qui est devenu le collectif Clitorosity. Moins de deux ans plus tard, le collectif a dessiné à la craie plus de 100 clitoris dans 18 États américains et cinq pays, espérant amener les gens à se questionner et à apprendre de nouvelles choses.

« Nous souhaitons que tout le monde se sente impliqué par nos dessins. Certaines personnes sont curieuses, ou confuses, se demandent ce que nous avons dessiné », me raconte-t-elle, rappelant que même des étudiants en médecine ne reconnaissent pas toujours le clitoris, croyant qu’il n’est qu’externe et en forme de petite fève. « Certaines personnes sont même furieuses. Mais l’espoir que nous entretenons est qu’il y aura toujours plus de conversations qui inspireront les gens à en apprendre plus sur leur corps et à le célébrer. »

Contrer les tabous en dessinant des vulves poilues

Afficher sur la place publique des centaines de clitoris rappelle les vulves du Parti Vagin, qui avaient envahi momentanément le quartier Hochelaga-Maisonneuve en 2016. Dans une entrevue au Devoir , les trois femmes anonymes derrière le Parti Vagin annonçaient que l’idée des vulves dessinées et accompagnées de slogans comme « Beauty Queen » et « J’aime mon poil » remontait à une soirée dans un karaoké. L’une d’elles avait remarqué un dessin de pénis dans un cahier de chansons rappelant le schéma retrouvé souvent sur les murs de toilettes d’établissements scolaires, de bars ou de restaurants. Rien, dans l’espace public, ne représentait aussi simplement les vulves. C’est ainsi que le besoin de créer des sexes aux couleurs et formes variées est apparu.

Pour plus d'articles comme celui-ci, inscrivez-vous à notre infolettre.

Pour Pascale André, dont le commerce, la librairie La Flèche rouge, s’est retrouvé tout près d’un dessin du Parti Vagin, c’est un acte de résistance contre les tabous entourant la sexualité des femmes. Au Journal de Montréal, la propriétaire confiait voir cette prise d’assaut des lieux publics « comme une revendication nécessaire qui lutte contre l’effacement ».

L’art de rue féministe provoque des discussions, des réactions qui vont de la curiosité à la colère, mais ce que semble surtout rechercher Hurler doucement, Tatyana Fazlalizadeh, Clitorosity ou le Parti Vagin, c’est la création d’un sentiment de valorisation, de liberté, d’appartenance et de soutien. « Si nous, ça nous fait du bien, on se dit que ça peut être rédempteur pour d'autres? Il y a beaucoup de gens qui nous écrivent pour nous remercier, alors j'imagine que notre boussole pointe à la bonne place », conclut l’une des membres de Hurler doucement.