Le monde méconnu des vins licornes d'Instagram
Photo de Cassandra Panikian

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Culture

Le monde méconnu des vins licornes d'Instagram

Comme les licornes, ils sont impossibles à trouver, souvent hors de prix, vues seulement quelques fois, de manière anecdotique. Bienvenue dans le monde que vous ne connaissiez pas des vins que personne ne connaît.

Dans le monde du vin, où tout semble progresser à un rythme fulgurant, les avis et la réputation de certains vins se font et se défont d’année en année. Plus récemment, on voit des vins de petits producteurs devenir du jour au lendemain de véritables trophées, sans que personne ne comprenne vraiment pourquoi. Ou encore des vins communs, longtemps délaissés, devenir de petits pains chauds que tous les consommateurs s’arrachent. Sur Instagram, ces bouteilles causent autant d’émoi qu’une vidéo d’une portée de chiots jouant avec un ballon ou qu’une photo d’une célébrité à demi nue. Vous n’en avez probablement jamais bu, et vous n’en boirez probablement jamais, même si vous avez de l’argent.

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Dans la dernière décennie, j’ai vu apparaître çà et là et suivi le hashtag #UnicornWine, qui a connu une véritable explosion après l’introduction d’Instagram. En général, ce sont des bouteilles très rares, mais pas nécessairement de très grande réputation, dont l’intérêt monte parce que le producteur est décédé ou retraité, parce que la production a été minuscule (moins de 200 caisses) ou parce qu’il est alloué avant même d’être mis en bouteille.

« Les vins licornes sont intéressants », m’explique Ryan Gray, propriétaire du très couru restaurant Nora Gray, dans la Petite-Bourgogne à Montréal. « Ce sont des bouteilles que les gros chasseurs de vin essaient de retrouver. Ce sont des vins mythiques, produits en petite quantité, dans des régions retirées ou obscures, qui ne se retrouvent pas sur les cartes de vins conventionnelles. »

Avant d’ouvrir le Nora Gray en 2011, Ryan était sommelier et acheteur au réputé Joe Beef, où il s’est lié d’amitié avec plusieurs producteurs et importateurs. Lorsqu’il a ouvert son propre restaurant, les offres de bouteilles ont continué de fuser, et il explique que c’est comme ça qu’il a réussi à se tailler une place enviable sur la scène des vins.

Le Nora Gray, comme plusieurs restaurants, dispose de ce qu’on appelle des allocations. Ce sont des espèces d’ententes que peuvent avoir certains producteurs ou importateurs avec des restaurateurs qui sont de bons acheteurs année après année. « Montréal est très souvent en avance sur les tendances dans le vin. Donc, il y a plusieurs producteurs qui exportent à New York le même nombre de bouteilles qu’à Montréal. Mais nous avons moins de restaurants à Montréal, donc tout le monde a une plus grande part du gâteau. »

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Ryan et ses pairs travaillent fort pour réussir à obtenir ce genre d’allocation. Il visite régulièrement les producteurs avec qui il fait affaire, et se fait un devoir d’acheter une grande sélection de bouteilles auprès des importateurs privés. « Je suis allé visiter le domaine Rinaldi cet été, ils ont 35 000 personnes qui voudraient leur acheter des bouteilles, mais ils ne peuvent pas subvenir à la demande. Et c’est le même problème qu’ont beaucoup de producteurs, surtout les vignerons familiaux, qui font ça depuis des générations. Car leur grand-père a donné une allocation à un certain restaurant il y a longtemps et ils se doivent d’honorer cette allocation, par souci de loyauté. »

Les vins hypebeast sont quant à eux souvent des vins nature, très prisés pour leur accessibilité et qui montent en popularité grâce à Instagram. Contrairement aux vins licornes, ils ne sont souvent pas très chers (moins de 150 $), sont faciles et agréables à boire et ne sont pas destinés à être entreposés pendant des années. Le gros vin hypebeast de 2017 a probablement été le Susucarru de Frank Cornelissen, amené vers la gloire grâce en très grande partie à Action Bronson, rapeur et animateur de la très populaire série F*ck That’s Delicious à Viceland.

Le Susucarru, comme beaucoup des vins de Cornelissen, est le genre de vins qui ont tout pour devenir populaires. Le design des bouteilles est épuré et attrayant. Le vin est souvent décrit comme étant funky; il a des niveaux de complexité incroyables, mais reste facilement buvable. C’est du bon jus, comme on dit. Tout ça, c’est déjà cool, mais la présentation du vin devient d’autant plus intéressante lorsque l’on raconte au buveur que ce vin a été fait par un Belge excentrique qui cultive ses vignes au pied d’un volcan en Sicile et vinifie dans une cave où il est interdit d’entrer si on porte du parfum, de peur que les molécules ne ruinent le goût du vin. C’est un ultra-naturaliste qui minimise ses interventions et n’utilise aucun additif.

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« Maintenant, les gens viennent au restaurant et me demandent si j’ai le Susucarru, et je suis genre : “Vous connaissez Frank?”, car c’est un vin tellement obscur. Et après ils m’expliquent que c’est à cause d’Action Bronson, me confie Ryan. Je connais Frank depuis des années. Au début, ses vins étaient merdiques lorsqu’ils arrivaient ici. Je les goûtais et je me disais : “Je n’aime pas vraiment ça”, et je revendais mon allocation. Je mettais de côté le fait que je ne les avais pas aimés et j’en recommandais chaque année, car ils étaient tellement uniques. Mais maintenant, les vins sont vraiment précis et agréables. »

Les vins hypebeast sont un peu une réponse (parfois maladroite) aux vins licornes. Après tout, les deux se forgent des réputations à travers les médias sociaux, et les deux signalent une forme d’exclusivité. Le vin licorne publié sur Instagram laisse savoir aux abonnés : « Regardez, j’ai l’argent et les contacts pour me permettre de boire une des dernières bouteilles de Roumier 2009 », alors que le vin hypebeast laisse savoir que la personne, en principe, sait ce qui est cool dans le monde du vin. Le vin licorne, c’est un blouson Philip Lim fait sur mesure, alors que le vin hypebeast, c’est une nouvelle paire de Yeezy.

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« Les vins hypebeast, c’est un territoire totalement nouveau. C’est l’opposé de comment les gens découvraient le vin avant. Le vin, c’était exclusif, spécial, intouchable; tu ne pouvais pas le comprendre. Un enculé en costard devait t’en parler. Maintenant, t’as un bouffon à la télé qui en cale des magnums, et soudainement tout le monde en veut! s’esclaffe Ryan Gray. Le pire scénario du vin hypebeast est que du bon vin se retrouve entre les mauvaises mains, que la personne ne comprenne pas l’intention. Car les vins hypebeast sont un reflet du vin nature, le but est de conscientiser les gens. Les consommateurs veulent de beaux aliments frais et biologiques, mais ils les accompagnent d’un vin merdique à 11 $ qui est bourré de produits chimiques. » Comment, donc, peut-on réussir à se procurer des vins licornes, dans une province où tous les achats d’alcools doivent passer par un monopole d’État? Bien que, pour de nombreuses raisons, la SAQ soit un des pires ennemis des amateurs de vins, Ryan croit qu’elle est au cœur même de ce qui fait que Montréal est une destination mondiale pour le vin. « La SAQ est le plus grand acheteur de vin au monde, après maintenant Costco. De plus, la consommation de vin est bien enracinée dans la culture québécoise, à cause de nos traditions françaises. La LCBO achète aussi une tonne de vin, mais ce n’est pas du très bon vin. Donc, les grands producteurs sont déjà ici, car la SAQ en achète chaque année. On est très choyés, de ce côté-là. » À travers son programme Signature, on peut se procurer des bouteilles très rares qui sont allouées à la SAQ tous les ans. Et pour les vins hypebeast, il suffit de suivre les bons comptes Instagram.

Billy Eff est sur internet ici et .