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Là où personne ne sait ton nom : retour au bar où j’ai appris à boire

Ma phase Bifteck correspondait à une période de stagnation et de déclin économique à Montréal. C'est peut-être pourquoi je l'associe à un temps de rues désolées et de magasins vides.
Le Bifteck dans toute sa gloire actuelle. Photo : Farah Khan

La première fois qu'on m'a offert de la coke, c'était au St-Laurent Bifteck. Je devais avoir 16 ans. Assis à une petite table ronde près de l'avant du bar, déjà intimidé par le monde autour de moi. C'est un peu flou aujourd'hui, mais quand je me ferme les yeux je revois un défilé de vestes de cuir avec logos de groupes comme SNFU, DRI et Dayglo Abortions. Les Dead Kennedys, probablement, et les Dead Milkmen. L'air était bleu à cause de la fumée de cigarette. Il y a un gars dans un fauteuil roulant avec un chien en laisse, d'autres avec des rastas avec d'épais ponchos.

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Et un vendeur de coke. Plus vieux — mi-vingtaine? —, teint cireux et dents qui virent au jaune. L'air croche. Il me fixe avec ses yeux fous, prend une attitude faussement amicale, un peu agressive, me met une main sur l'épaule, jette un coup d'œil furtif autour comme pour vérifier si quelqu'un pouvait nous entendre ou s'intéresser à ce qu'il allait me demander. « Tu veux de la coke? » Je fais non de la tête, et il est parti. C'est qui, ce type? Il m'a foutu la trouille, ce qui explique peut-être que j'en garde une certaine nostalgie, même deux décennies et demie plus tard dans ma carrière de client de bar.

Le Bifteck était, et est toujours, un bar sans aucune prétention : rien de spécial à l'extérieur comme à l'intérieur. Il est long, étroit et sombre. On peut s'asseoir à l'avant, avec vue sur le boulevard Saint-Laurent Ouest, au sud de l'avenue des Pins. Des tables de pool et de baby-foot occupent l'arrière. Pendant un temps, l'étage a été ouvert pour offrir plus de places assises.

À ce qu'on pourrait appeler le zénith de ce débit de boisson, le Bifteck était le repaire des membres de l'underground montréalais de l'époque, un incubateur de musiciens, acteurs, et auteurs qui réseautaient tout en se ruinant le foie à coup de pichets de Boréale.

Il n'avait pas grand-chose pour attirer d'autres clients que les réguliers. Les chiottes étaient généralement occupées par ceux qui allaient sniffer sur les sièges de toilette. Au bar, il y avait du pop-corn gratuit, mais souvent plus bon. La table de baby-foot était croche. Les chaises aussi. C'était enfumé, bruyant et rempli de monde bizarre. Mais pour les ados à la recherche d'autre chose que les bars du centre-ville, avec sa mauvaise musique et ses légions de douchebag, c'était un second chez-soi. Ceux qui ne comprenaient pas n'étaient pas bienvenus.

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Ma phase Bifteck, qui a duré du début au milieu des années 90, correspondait à une période de stagnation et de déclin économique à Montréal. C'est peut-être pourquoi je l'associe à un temps de rues désolées et de magasins vides. Franchement, ça craignait. J'assistais à des concerts, seule activité d'intérêt pour l'étudiant que j'étais, et le Bifteck se trouvait à distance de marche des salles qui présentaient les concerts les plus mémorables (et les moins chers).

On a passé à travers. Les nuits, les lendemains de veille, les hivers. Pour aller boire avec mes amis, s'enfiler cinq ou six pichets et sortir de là paqueté, toute occasion était bonne. Une confortable constance.

Toutes les anciennes photos du Bifteck : Susan Moss

Peu à peu, par contre, le bar, comme la ville autour de lui, a changé. Les punks et les junkies ont été remplacés par des yuppies de McGill, les rastas par des casquettes, les ponchos par des polos. Ce n'est sûrement pas une coïncidence si les commerces vides autour du Bifteck se sont lentement convertis: un café par-ci, un casse-croûte par-là, une boutique de chaussures clinquantes plus bas sur la rue et un bar à oxygène (sérieux?) à un ou deux coins de rue au nord. Sur la Main, la vie revenait, et une bande de cons a suivi.

À la fin des années 90 et au début des années 2000, Saint-Laurent était devenue l'emblème de l'embourgeoisement, pour le meilleur et pour le pire. Et même si les purs et durs du coin ont tenté de le nier ou de le combattre, le retour en arrière n'était pas possible. En tout cas, pas avant un bon moment.

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Sauf en de rares exceptions, j'en suis resté loin pendant les 15 années suivantes, m'y arrêtant seulement de temps à autre avec des amis par curiosité. J'avais souvent un sentiment étrange quand j'y remettais les pieds, surtout quand mes amis de l'époque m'accompagnaient. Ceux qui s'y arrêtaient avant un concert des Asexuals ou de Me Mom and Morgentaler et savaient ce qu'était et ce que représentait le Bifteck. Ces visites n'étaient pas empreintes de mélancolie — on n'était pas si sentimentaux — mais plutôt pragmatiques. On s'assoyait, buvait et faisait nos petites affaires. Si le danger et le mystère avaient disparu depuis longtemps, la convenance demeurait.

À ma dernière visite — je ne me souviens plus depuis combien de temps je ne m'étais pas assis pour une beuverie digne de ce nom — j'ai fait remarqué à un ami, un Américain arrivé ici il y a quelques années qui venait tout juste de le découvrir — que le Bifteck n'avait pas changé du tout, en dehors de l'ajout d'écrans plats. On buvait en fin d'après-midi, un samedi de fin juin, regardant avec paresse le va-et-vient des piétons sur la Main.

Vite mes pensées m'ont fait dériver vers le début des années 90. Je regardais les vitrines vides. Puis les musiciens, auteurs et autres marginaux, les hipsters qui passaient devant à pied ou à vélo. Et pendant un moment, tout me semblait étrangement familier : des signes révélateurs de difficultés économiques, une sorte de vibration sous la rouille et la poussière, une force gravitationnelle naturelle que cette section de la Main exerce sur les locaux.

Je n'ai aucune idée du rôle que joue le Bifteck dans l'esprit collectif des jeunes artistes du coin ces jours-ci. Je soupçonne qu'il ne sera jamais aussi vital pour la contre-culture qu'il l'avait été (ou du moins qu'il avait semblé l'être pour moi, qui suis peut-être complètement dans le champ et déconnecté de la réalité). Mais d'après la faune de jeunes buveurs qui emplissaient le bar au fur et à mesure que le jour se changeait en nuit, j'ai eu l'impression que son essence était plutôt restée la même.

Quand on se concentre sur l'essentiel, le Bifteck est toujours ce bar qui accueille autant ceux qui boivent de jour et ceux qui boivent de nuit. La plus grande et déconcertante surprise, c'est de me rendre compte que j'étais passé du second au premier groupe.

Suivez Patrick Lejtenyi sur Twitter.