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sexisme

L'affaire Lauralania ravive le souvenir du GamerGate

Après avoir disparu pendant 24 heures en marge de l'E3, la streameuse américaine Lauralania a dû faire face à un déluge d'insultes et d'accusations sexistes.

L'article original a été publié sur Motherboard.

Toutes les communautés d'intérêt, fanbases et autres sectes d'Internet sont prêtes à s'enflammer à tout moment ; telle est la première loi du drama. Un rien suffit souvent à déclencher l'embrasement : un mot de travers ou une déclaration polémique, une rumeur, une photographie… Cependant, rien ne donne plus chaud aux internautes que le stéréotype de la demoiselle en détresse. Depuis la fin de la semaine dernière, l'affaire Lauralania continue à le rappeler.

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Le 14 juin dernier, Tia « Lauralania » Zimmer est arrivée à Los Angeles pour assister à l'E3. Malgré sa double casquette de streameuse de petite envergure et de partenaire commerciale d'une boisson énergisante pour gamers, la jeune femme est restée discrète au cours des premières heures du salon : aucune mise à jour sur sa page Facebook, sa chaîne Youtube ou son site officiel. Même sur Twitter, le réseau social sur lequel elle est la plus active, Lauralania s'est peu exprimée. Puis elle a été déclarée disparue.

C'est la streameuse ashleeeeean qui a donné l'alerte sur Twitter dans l'après-midi du 15 juin : « Est-ce quelqu'un a vu Lauralania? Elle a disparu après la soirée Twitch de la nuit dernière. » Cette requête angoissée et le portrait de la perdue de vue qui l'accompagne ont été retweetés plus de 20 000 fois depuis. Ils ont également été partagés à plusieurs reprises sur le site communautaire Reddit, où des hordes d'internautes lambda se sont soudain transformés en détectives privés. En quelques heures, Lauralania était devenue l'une des personnes les plus recherchées de la planète.

Quand ashleeeeean a appelé à l'aide, Lauralania avait disparu depuis 20 heures. L'enquête a progressé rapidement. La jeune femme aurait été vue pour la dernière fois le 14 juin vers 23h40, alors qu'elle quittait la soirée Twitch en taxi pour se rendre dans une boîte de nuit. Un chauffeur prétendant s'être acquitté de la course l'a décrite comme « très intoxiquée » à une enquêtrice amateur, qui s'est empressée de partager l'information sur Twitter. Peu de temps après, une rumeur affirmant que la streameuse avait visité un strip club a commencé à circuler. La police a été prévenue, les hôpitaux et les prisons aussi. Et soudain, Lauralania a tweeté.

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« Les gars, je vais bien, mon portable était mort et j'étais au casino après la soirée ça fait plaisir de voir que vous vous souciez de moi » : c'est avec ce tweet naïf que le compte de Lauralania est revenu à la vie le 15 juin à 22h07, presque cinq heures après le début de l'enquête numérique. Piratage, tentative d'enfumage d'un kidnappeur? Nombre d'internautes ont refusé de prendre ces quelques mots comme une preuve de la bonne santé de la streameuse. Une demi-heure plus tard, quand la soi-disant disparue a publié une vidéo dans laquelle elle affirme de vive voix qu'elle va bien, ils ont dû se rendre à l'évidence : tout ce remue-ménage était un peu excessif.

Les habitués de ce recoin du web connu pour son atmosphère haineuse ont consacré au moins quatorze fils de discussion à Lauralania. Au cours de ces échanges, ils ont tenté de prouver que la jeune femme avait fini la nuit dans la chambre d'un hôtel bon marché, où, à les croire, elle a nécessairement trompé son mari.

Malheureusement, ce happy ending n'a pas suffi aux fâcheux. Sur r/Twitch, la sous-catégorie de Reddit consacrée à la plate-forme de streaming sur laquelle Lauralania compte désormais plus de 10 000 abonnés, on ne croit pas à l'histoire du poker jusqu'au bout de la nuit. Dans le fil de discussion qui traite de sa disparition, qui n'aura finalement duré que 24 heures, plusieurs commentaires très appréciés l'accusent d'avoir bu, de s'être droguée et d'avoir trompé son mari, le joueur professionnel erho. Une thèse allègrement reprise sur Twitter, où la streameuse subit maintenant des centaines d'accusations d'infidélité, de menaces et d'insultes.

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La thèse de l'infidélité a également été soutenue par /pol/, la catégorie « Politiquement incorrecte » de 4chan. Les habitués de ce recoin du web connu pour son atmosphère haineuse ont consacré au moins quatorze fils de discussion à Lauralania. Au cours de ces échanges, ils ont tenté de prouver que la jeune femme avait fini la nuit dans la chambre d'un hôtel bon marché, où, à les croire, elle a nécessairement trompé son mari.

S'ils ont été conservés par des archives non-officielles comme 4plebs, ces fils de discussion ont complètement disparu de 4chan lui-même, ce qui laisse à penser qu'ils ont été supprimés par des administrateurs. Le fait que la streameuse n'ait plus été évoquée sur le forum depuis pourrait également indiquer que le sujet est censuré en temps réel par les modérateurs. On peut les comprendre : la dernière fois qu'infidélité et jeu vidéo ont été évoqués conjointement sur 4chan, le GamerGate était en marche.

Petit rappel. En août 2014, Eron Gjoni a déclenché le scandale du GamerGate en affirmant publiquement que son ancienne petite-amie, la développeuse indépendante Zoe Quinn, l'avait trompé avec des professionnels de l'industrie vidéoludique à plusieurs reprises. Les nombreuses polémiques qui ont été engendrées par ces accusations ont déchiré la communauté du jeu vidéo en deux factions ennemies : les GamerGaters et les anti-GamerGate. Les premiers, historiquement liés à 4chan et Reddit, affirment défendre la liberté d'expression ; les seconds souhaitent lutter contre les discriminations.

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L'affaire Lauralania ravive les plaies du GamerGate, au cours duquel les GamerGaters ont mené plusieurs campagnes de harcèlement sexistes d'une violence inouïe. La blogueuse féministe Laura « DiscordianKitty » Shortridge, qui a elle-même été la cible de menaces de viol, considère l'histoire de la streameuse comme un rappel que le monde du jeu vidéo est toujours gangréné par la misogynie : « Le GatorGate [sic] a BAISÉ la "communauté" gaming, a-t-elle affirmé sur Twitter vendredi 16 mai. Une femme ne peut même pas passer quelques heures à jouer au poker sans se faire pourchasser par des conspirationnistes."

Depuis son retour en ligne, Lauralania s'acharne à prouver que sa version des faits est la bonne. Elle cherche des personnes l'ayant vue au casino, diffuse des photographies de ses tickets de caisse, affirme qu'elle ne se drogue pas. Elle s'explique quand ses détracteurs l'interrogent sur ses habits, ses fréquentations, sa famille, jusqu'à dévoiler des détails très intimes.

« Mais pourquoi est-ce que tu réponds à ces questions?, lui lance un certain John. Tu ne dois rien à ces gens… » Elle rétorque : « Parce que c'est dur pour moi de laisser passer une occasion d'avoir raison. » Un internaute mentionne l'un de ses tweets : « Tu es une vraie putain de salope, tu sais ça? Ton homme était fou d'inquiétude pendant que tu sniffais de la coke sur une grosse bite de Noir. » Vendredi 16 juin, la jeune femme a gagné 5 000 followers en quelques heures. Certains d'entre eux continuaient à la harceler dimanche 18 juin.

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Mais comment a-t-on pu en arriver là ?

Lauralania a d'abord été victime d'une variante numérique du « Missing white woman syndrome ", le syndrome de la femme blanche disparue. Les sociologues américains, anglais et canadiens utilisent ce terme pour décrire l'importante couverture médiatique que suscite parfois la disparition d'une jeune femme blanche issue de la classe moyenne supérieure. Si Lauralania avait été une personne de couleur ou un homme, les enquêteurs du dimanche se seraient-ils lancés à sa poursuite avec la même ferveur? Sans doute pas. « Quand j'ai vu ça (…), lance -orangejoe dans le subreddit ironique TopMindsOfReddit, je me suis tout de suite dit que la disparition d'une jolie gameuse était une recette parfaite pour faire perdre la boule à Reddit. »

Internet a déjà montré qu'il pouvait devenir fou pour une jeune femme qu'il croit menacée. En juillet 2016, la youtubeuse Marina Joyce a été déclarée kidnappée par une poignée de fans. Par la force du réseau, l'inquiétude du petit nombre s'est vite muée en psychose collective : une enquête menée par des milliers d'internautes a révélé que Joyce était peut-être en train de faire une overdose, d'être séquestrée par son petit-ami ou de servir d'appât pour un futur attentat de l'État islamique. La police a dû intervenir pour prouver que la Britannique de 19 ans allait en fait très bien.

Lauralania a déclenché la colère des internautes lorsqu'il est apparu qu'elle n'avait jamais été en danger. Elle s'était soustraite au regard du monde de son plein gré, pour aller faire la fête et jouer au poker toute la nuit.

Les histoires de Lauralania et Marina Joyce ne sont que des variations sur le thème de la demoiselle en détresse. Internet n'a rien inventé : ce stéréotype culturel existe au moins depuis la Grèce antique. La figure du héros qui sauve la jeune femme séquestrée a juste été remplacée par des hordes d'internautes avides de gloire et empreints de sexisme.

Lauralania a déclenché la colère des internautes lorsqu'il est apparu qu'elle n'avait jamais été en danger. Elle s'était soustraite au regard du monde de son plein gré, pour aller faire la fête et jouer au poker toute la nuit ; les preux chevaliers d'Internet, les fameux « white knights », s'étaient complètement fourvoyés en se lançant à ses trousses. La manière assez nonchalante dont la jeune femme a signalé qu'elle allait bien après 24 heures d'absence a achevé de les humilier : leurs efforts avaient été vains et ils n'auraient droit à aucune reconnaissance de la demoiselle secourue. Bizarrement, l'hypothèse de l'infidélité est apparue immédiatement après.

Quelques valeureux enquêteurs ont refusé de se réjouir quand ils ont appris que Lauralania allait bien. Ils ne pouvaient pas s'être trompés, tout cela était trop suspect. Les accusations et les insultes ont commencé à pleuvoir. Toutes concernent les moments où la jeune femme a soi-disant manqué à ses devoirs : à ses devoirs de streameuse lorsqu'elle a choisi de choker les conférences auxquelles elle était supposée assister, à ses devoirs d'amie et de fille lorsqu'elle a décidé de partir à l'aventure sans en informer ses proches, à ses devoirs de femme respectable lorsqu'elle s'est intoxiquée. Pour les white knights devenus harceleurs, ça coulait de source : une telle traîtresse avait forcément manqué à ses devoirs d'épouse en trompant son mari. On en est là.

Presque trois ans après le Gamergate et ses horreurs sexistes, l'affaire Lauralania rappelle que la « communauté du jeu vidéo », si elle existe réellement, a encore de sérieux problèmes avec les femmes : quand un homme accuse une streameuse d'avoir « [sniffé] de la coke sur une grosse bite de Noir » parce qu'elle a disparu pendant 24 heures, c'est vraiment le moins qu'on puisse dire.