Ma vie en tant que sorcier en prison
Jamie Ross et Dr. Susan Palmer. Photo: Alexis Bellavance

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Culture

Ma vie en tant que sorcier en prison

En prévision de son exposition « Un sortilège de libération », l’artiste et activiste montréalais Jamie Ross nous parle de son travail bénévole derrière les barreaux.
Billy  Eff
propos rapportés par Billy Eff

Jamie Ross est éducateur en prématernelle, cartomancien-consultant, sorcier et artiste visuel autodidacte basé à Montréal. Dans son oeuvre, la documentation des communautés queer est fondamentale. Elle se base sur un engagement sincère avec la magie, et se rattache aux riches traditions artistiques de ses ancêtres, culturelles ainsi que biologiques. À l’occasion de son exposition, Un sortilège de libération, inspiré des expériences des détenus qu’il rencontre, nous lui avons demandé de nous parler de son rôle de sorcier en prison.

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Il y a trois ans, j’ai reçu un appel d’une collègue sur la côte ouest canadienne, une sorcière qui soutient depuis 14 ans maintenant les païens incarcérés. Elle m’a appris que des prisonniers païens québécois n’étaient pas desservis et m’approchait afin que je commence à faire des visites en prison et distribuer de l’information et des ressources sur les accommodements religieux pour aider les aumôniers à temps plein à servir les intérêts de ces détenus.

Ce que je fais de plus important, c’est écouter. J’apporte mes cartes de tarot ainsi que des livres donnés par des gens dans ma communauté ou demandés par les détenus. Les aumôniers chrétiens me demandent aussi parfois de la documentation sur notre religion. Par exemple, nos rituels comprennent souvent des festins, donc le gouvernement doit préapprouver certains repas, notamment pour les fêtes de Samhain (Hallowe’en), la fin des récoltes et la fête des morts, ou pour Beltane (May Day), le retour de la vie et de la flore.

Dans la plupart de mes visites, ce sont des rencontres seul à seul, parfois à trois. L’essentiel du travail se fait avec mes cartes de tarot. Je reçois aussi souvent des demandes pour des trucs comme des chandelles. J’apporte des livres que nous lisons ensemble et étudions. Ça ressemble un peu à des cours de catéchèse.

Certains matins, quand je passe devant la tour de garde du stationnement des visiteurs, alors qu’on me fait passer à travers sept portes barrées successives avant d’atteindre la chapelle, il peut être difficile de se rappeler le lien profond et continu entre toutes les formes de vie, cet attachement qui guide et anime ma pratique religieuse.

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Jamie Ross. Photo : Shahir Omar-Qrishnaswamy

L’incarcération peut poser des obstacles pour des adeptes de pratiques terrestres comme la nôtre, étant donné que nos rituels sont basés sur la nature et ses cycles. On me demande souvent de faire des offrandes au nom de détenus lors de nos rituels communautaires. Je verse des libations [offrande rituelle liquide, NDLR] dans des feux sacrés ou j’ajoute leur nom lorsque nous demandons des bénédictions sur notre sommet de montagne.

Des organisations fédérales comme les Forces armées et Service correctionnel du Canada accommodent les païens depuis plus d’une décennie. Des aumôniers employés et des bénévoles païens ont obtenu l’accès pour travailler dans des prisons dans toutes les régions, et le Québec a été la dernière desservie. Lorsque j’ai commencé mes visites, j’ai rencontré des gens qui étaient soulagés, me racontant que leurs prières et sorts avaient été exaucés, certains ayant passé des années à déposer des plaintes liées aux droits de la personne, à la liberté de religion.

Pour que je puisse faire ces visites en prison, une requête doit être faite par un détenu païen ou un aumônier. Je visite souvent des gars qui ne sont pas toujours tout à fait certains de vouloir s’afficher comme païens, même s’ils pratiquent certains de nos rituels. Ma porte est donc très ouverte.

On ne sait pas encore précisément combien de détenus au Québec s’identifient comme étant païens. Il semble que beaucoup des gars que j'ai rencontré ne savent même pas que le paganisme est une religion reconnue par les services correctionnels; leurs droits en matière de religion ne leur sont pas toujours expliqués en détail. Le Service correctionnel du Canada inclus dans leur guide sur l’accomodement religieux plusieurs religions moins dominantes, que ce soit le rastafarianisme, la scientologie ou encore le zoroastrisme.

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Par contre, ma collègue de la côte ouest estime qu’environ 1 % de la population carcérale avec laquelle elle travaille s’identifie comme étant païen; le nombre grandit à mesure que les détenus apprennent qu’il s’agit d’une possibilité.

Si des détenus d’une minorité religieuse sont trop dispersés dans les prisons du pays, même s’ils sont une minorité considérable comme la nôtre, ils ne reçoivent souvent que des services religieux de aumôniers chrétiens. Le trajet de 10 heures de route pour aller visiter la prison la plus isolée comptant une communauté païenne au Québec m’a été impossible jusqu’à maintenant. La communauté païenne féminine en détention n’est pas non plus desservie au Québec.


J’apprécie le travail acharné des aumôniers chrétiens et des bénévoles en aumônerie et ses résultats positifs. Le système dans lequel ils travaillent est défectueux. Nous nous rassemblons dans des chapelles avec seulement des symboles chrétiens aux murs. L’espace sacré est conçu pour être paisible et accueillant pour les adeptes de toutes les religions (ou d’aucune religion). Cela surprend souvent des gens de ma communauté, qui voient la Révolution tranquille comme l’établissement d’une laïcité musclée au Québec. Comme la croix du Mont-Royal ou celle à l’Assemblée nationale, le crucifix pend au-dessus de nos têtes dans les prisons québécoises.

Mon travail m’a appris beaucoup sur la résilience. Je rencontre des gens qui purgent de longues sentences et qui arrivent malgré tout à trouver une paix intérieure. Écouter ces gars parler de choses positives, se rappeler des légendes avant de commencer une journée de travail rémunérée 2 $ (alors que c’était 7 $ par jour à l’ère pré-Harper). Leur récent recours collectif pour des obtenir une augmentation a échoué, et ils ne sont pas certains de pouvoir faire appel.

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Photo : Justin Abraham Linds

J’ai rencontré des gars extrêmement drôles, de grands conteurs, des lecteurs avides, qui se plaignent de la météo, de leur corps viellissant comme n’importe qui qui nourrit des pigeons et des écureuils. Au début, j’étais surpris de m’identifier à ces gars-là. En tant qu’artiste, je travaille surtout avec la vidéo, qui est ma langue maternelle de création. Il était donc naturel pour moi de créer une œuvre inspirée par les conversations fantastiques que j’ai avec des païens derrière les barreaux. Je suis fasciné par la fantaisie; une des choses dont on parle le plus souvent avec les détenus, c’est le désir.

Établir ce rapport, écouter profondément, prier ensemble et échanger des histoires avec la communauté, cela me semble être un travail important. Parfois, il m’arrive de pleurer après, ému par le pouvoir du geste. Dans nos traditions, la divinité prend vie dans nos corps.

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Il est facile d’oublier les 40 000 personnes qui sont détenues dans le système carcéral canadien. C’est ça l’idée. On sait aujourd’hui que la fessée a un effet néfaste sur le développement d’un enfant. Pourtant, notre société continue d’infliger de la douleur psychologique et émotionnelle à ceux qui enfreignent des lois. On s’est débarrassé de la pendaison, de la flagellation et du marquage au fer des délinquants, et il est maintenant à notre tour d’imaginer des moyens de remettre en question des « punitions » qui un jour sembleront tout aussi cruelles et inutiles. Pour l’instant, les prisons ne me font pas me sentir plus en sécurité. Un meilleur moyen existe certainement.

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Je sens qu’il est mon devoir, non seulement en tant que guérisseur ou artiste, mais simplement en tant que citoyen, de m’assurer que mon travail contribue à la justice sociale. Je crois qu’il est temps pour nous, qui sommes libres, d’utiliser ce privilège et notre voix pour dénoncer les injustices commises par nos gouvernements; parce que ma guérison est inextricablement liée à la leur.

Photo: Kristen Brown

Nous avons construit ces murs et nous pouvons maintenant rêver à d’autres moyens de s’en servir que de simplement emprisonner des gens. La pleine lune de May Day est un sort exaucé pour moi. En mettant en lumière ce travail, j’annonce fièrement aux sorciers et sorcières derrière les barreaux : vous n’êtes pas seuls! La magie se manifeste constamment à travers le monde d’une myriade de façons fabuleuses, et la sorcellerie prend un éventail de formes incroyablement riche. La Terre renouvelle son lien avec les personnes démoralisées et marginalisées, et forge en nous les outils transcendants de notre force. Nous devons apprendre à nous rappeler.

Les jeunes sorcières volent sur un balai à une vitesse folle (dépassant les 25 000 pour la toute première fois selon le dernier recensement canadien), et je crois que ma génération, celle qui atteint présentement sa maturité, aura comme devoir de s’occuper de cette coquille fêlée qu’est le monde actuel, et de faire face à sa violence et à ses injustices. Le monde a désespérément besoin que nous déchaînions notre pouvoir guérisseur. Lorsque l’on se retrouve afin de chanter et manger ensemble, nous communiquons avec le tissu vivant de la Terre, notre mère.

L'exposition Un sortilège de libération est présentée au Eastern Bloc du 15 au 19 mai.