Chelsea Manning : la lanceuse d'alerte oubliée
ILLUSTRATIONS DE JULIA KUO

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Société

Chelsea Manning : la lanceuse d'alerte oubliée

On a pris des nouvelles de l'ancienne soldate transsexuelle, emprisonnée depuis plus de six ans pour avoir diffusé des documents « secret-défense » au sujet des guerres d'Irak et d'Afghanistan.

Chelsea Manning est actuellement incarcérée dans un établissement de haute sécurité à Fort Leavenworth, au Kansas. Cela fait désormais six ans qu'elle est détenue aux États-Unis. Depuis six ans, on l'oblige à couper ses cheveux très courts et à revêtir des habits masculins. Ses contacts avec le monde extérieur sont extrêmement limités. Les règles sont strictes quant aux visiteurs autorisés. Si les médias ne peuvent la contacter directement, elle a tout de même le droit de correspondre avec eux par courrier. Sa situation semble désespérée, mais Chelsea Manning persévère et poursuit sa lutte.

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« Le courage et la témérité ne sont pas équivalents », m'a-t-elle confié dans une lettre en décembre dernier. « Le courage revient à persévérer, à aller de l'avant même si vous n'êtes pas sûr de vous, même si vous êtes nerveux ou terrifié. Si l'on vous croit capable de vous engager seul dans une bataille, alors vous êtes assurément courageux. »

En mai 2013, Chelsea Manning a été reconnue coupable d'espionnage, ce qui lui a valu une peine de 35 ans d'emprisonnement. L'ancienne analyste militaire a été tenue pour responsable de la fuite de documents secrets la plus importante de l'histoire américaine. Parmi ces documents, les plus sensibles sont en lien avec les guerres d'Irak et d'Afghanistan – et leur coût « réel » –, les milliers d'accusations de torture en Irak, la détention d'innocents ou d'individus inoffensifs dans le camp de Guantanamo ou encore la mort de milliers de civils.

La sentence de Manning est extrême à tous points de vue. D'autres informateurs ont été arrêtés et condamnés à des peines beaucoup moins lourdes, entre un et trois ans et demi en moyenne. Chelsea Manning a d'ores et déjà passé deux fois plus de temps en prison que la majorité des lanceurs d'alerte. Plus tôt dans l'année, elle a demandé à Barack Obama de réduire sa condamnation afin qu'elle puisse sortir de prison immédiatement, tout en reconnaissant sa culpabilité. Le mois dernier, plus de 100 000 personnes ont signé une pétition à destination de la Maison Blanche avec ces mêmes demandes. La présidence d'Obama se terminant d'ici quelques jours, Chelsea Manning en saura plus sur son sort dans les heures qui viennent.

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Alors que certaines personnes louent les actes de Chelsea Manning et la considèrent comme une lanceuse d'alerte – elle a d'ailleurs reçu le Sean MacBride Peace Prize en 2013 – d'autres considèrent qu'elle a trahi son pays et qu'elle doit donc en payer le prix. « Nous devons l'enfermer pour trahison », écrivait en 2010 KT McFarland, experte en sécurité nationale chez Fox News. « Si Manning est reconnu[e] coupable, [elle] devra être exécutée. » Selon CNN, Donald Trump envisage de nommer McFarland au poste d'adjointe du conseiller à la Sécurité Nationale – un poste clé, en lien direct avec la Maison Blanche.

Parmi les partisans d'une plus grande transparence gouvernementale, le cas de Chelsea Manning est souvent oublié. On lui préfère des lanceurs d'alerte beaucoup plus médiatiques, à l'image d'Edward Snowden – devenu une célébrité depuis son départ pour le fin fond de la Russie. Selon Evan Greer, fervente défenseur de Chelsea Manning et directrice de la campagne Fight for the Future, les raisons de cet abandon médiatique sont toutes trouvées : Chelsea Manning est inaudible et invisible depuis qu'elle a été emprisonnée.

« Mes collègues ont mis un peu de temps avant de comprendre qui j'étais au fond de moi. Puis ils ont compris, et ils ont commencé à se moquer de moi, à me harceler. Ils ont même fini par me battre physiquement, à plusieurs reprises. » – Chelsea Manning

« Les prisons sont conçues pour déshumaniser et dissimuler les détenus, m'a expliqué Evan Greer. Personne n'est autorisé à voir Chelsea. Peu de gens peuvent entendre le son de sa voix. » Chelsea Manning m'a confirmé cela dans l'une de ses lettres. « Je suis déconnectée du monde réel depuis près d'une décennie maintenant. Personne n'a pris de photo de moi depuis 2013 – et encore, elles ont été prises en cour martiale. Il m'est difficile de prouver au monde que j'existe encore. »

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Tout au long de sa vie, Chelsea Manning a dû se battre contre des forces qui tentaient de la faire taire. Elle a grandi dans une société qui rejetait sa part de féminité, avant de rejoindre l'armée – une institution hyper masculine souvent décrite comme « ouvertement hostile » aux homosexuels et aux soldats transsexuels. Alors qu'elle servait dans les forces armées, elle a été témoin de nombreuses injustices, toujours classées « secret-défense » par les autorités. Selon les dires d'un enquêteur des Nations Unies, elle a subi des traitements « cruels et inhumains » de la part du gouvernement américain lors de sa détention provisoire. Son identité sexuelle a été constamment et intentionnellement bafouée par la presse lorsqu'elle a révélé être transgenre en 2013. Aujourd'hui enfermée dans une prison de haute sécurité, elle doit encore se battre contre un système qui ne cherche qu'à la détruire.

Lorsque Manning était enfant, « les transsexuels semblaient ne pas exister », m'a-t-elle confié. Les seules représentations des trans dans sa jeunesse émanaient de films d'horreur – à l'image de Buffalo Bill dans Le silence des agneaux. De fait, elle a été malmenée par ses camarades de classe, qui n'acceptaient pas sa part de féminité.

Aujourd'hui, Manning repense à l'époque où elle a compris qu'on « l'avait poussée à entrer dans le rôle social d'un garçon ». Elle a même tenté de se fondre parmi les mecs de son âge en faisant du sport, dans l'espoir de passer un peu plus inaperçue. Après l'adolescence, son père l'a grandement encouragée à rejoindre l'armée, ce qu'elle a fait à l'été 2007 – soit trois ans avant sa première arrestation.

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Avant de se rendre en Irak en octobre 2009, Manning bossait à Fort Drum, au nord de l'État de New York. Elle y a passé six mois, au cours desquelles elle a correspondu avec la vlogueuse athée Zinnia Jones. Cette dernière était une jeune queer assez connue sur Internet. À l'époque, Chelsea Manning et Zinnia Jones n'avaient toujours pas entamé leur transition. Manning n'a pas hésité une seule seconde avant de se confier à elle, lui faisant part des moindres aspects de sa vie et de son expérience au sein de l'armée. « Mes collègues ont mis un peu de temps avant de comprendre qui j'étais au fond de moi, lui a-t-elle écrit. Puis ils ont compris, et ils ont commencé à se moquer de moi, à me harceler. Ils ont même fini par me battre physiquement, à plusieurs reprises ».

Tandis que les autres soldas réussissaient l'entraînement classique en dix semaines, Chelsea Manning – qui mesure 1 mètre 57 – a mis six mois pour venir à bout de ce parcours. Après y être finalement parvenue, elle a intégré l'armée en tant qu'analyste. Son large uniforme militaire vert foncé paraissait bien large grand sur ses frêles épaules. En 2009, elle a été déployée aux alentours de Bagdad, dans un lieu assez isolé.

« Je n'arrive ni à dormir ni à discuter avec les autres. J'ai l'impression de vivre dans un cauchemar permanent. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve. Pour le moment, je n'ai même pas l'impression d'exister. Personne ne se préoccupe de moi, ils sont tous effrayés. Je suis désolée. » – Chelsea Manning

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Au cours de son service, elle a entretenu plusieurs correspondances – avec Zinnia et d'autres personnes – et a confié ressentir un immense sentiment de responsabilité envers ses collègues. Si elle prenait son travail très au sérieux et était plutôt douée, cela ne réduisait en rien les angoisses liées à son identité sexuelle. Alors que Chelsea Manning travaillait ardemment, elle devait combattre ce que l'on appelle une dysphorie du genre. Pour ses congénères, Chelsea Manning était un homme, point final.

D'après certaines informations, un mois après son déploiement à Bagdad, Manning est entrée en contact avec un « conseiller de genre » résidant aux États-Unis et spécialisé dans le traitement du personnel militaire souffrant – entre autres – de dysphorie du genre. Elle s'est alors comparée à « un monstre ». Selon l'American Medical Association, s'il n'est pas traité, un trouble du genre peut conduire le patient « à une sévère détresse psychologique entraînant une dépression et, pour les malades non traités, à des tendances suicidaires, voire la mort ».

Dans une lettre datée du 24 avril 2010, Chelsea Manning confiait sa dysphorie du genre à son supérieur, le sergent Paul Adkins. Quelques jours plus tard, elle envoyait un mail analogue au psychologue militaire, le capitaine Michael Worsley, accompagné d'une photo en noir et blanc d'elle coiffée d'une perruque. Son mail en disait long sur le calvaire qu'elle traversait : « Mes symptômes ne sont pas récents. Je fais de nombreux efforts pour surmonter tout ça. J'ai besoin d'aide. » Dans le même mail, elle confiait à Adkins que les « choses anodines de la vie lui demandaient des efforts surhumains ».

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« Je n'arrive ni à dormir ni à discuter avec les autres. J'ai l'impression de vivre dans un cauchemar permanent. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas ce que l'avenir me réserve. Pour le moment, je n'ai même pas l'impression d'exister. Personne ne se préoccupe de moi, ils sont tous effrayés. Je suis désolée. » Tels étaient les mots utilisés par Chelsea Manning. Adkins a révélé ne pas avoir fait suivre le message à ses supérieurs car, à son sens, « avoir une photo de l'un de ses soldats habillé en femme n'était pas souhaitable pour la réussite de sa mission ».

Le 8 mai 2010, Chelsea Manning était retrouvée en position fœtale, totalement mutique. Elle avait inscrit les mots « Je veux » au dos d'une chaise de bureau. « [Elle] était mentalement absente, [elle] ne se sentait même plus humaine », a avancé le sergent-chef Adkins dans un mémorandum lu dans le cadre du procès Manning.

« Ils ont préféré fermer les yeux sur ses problèmes en pensant que la situation s'améliorerait toute seule, affirme Zinnia Jones. La dysphorie du genre est une maladie, elle doit être traitée. Pour moi, les angoisses de Chelsea sont liées à cette négligence médicale. Sur le plan thérapeutique, l'armée l'a totalement abandonnée. »

Plusieurs rapports militaires rédigés au sujet de Chelsea Manning font mention de son comportement instable. Elle s'en prenait à ses collègues et semblait imprévisible. Pour ses proches, la vérité est un peu plus complexe. Selon eux, il n'y a aucun rapport entre son état psychologique et sa décision de rendre publics des fichiers classés. « À mon sens, sa décision ne doit rien à sa maladie », affirme Zinnia Jones.

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« Une certaine tendance se dessine dans [la] communauté [LGBTQ] en cas de crise : faire un pas en arrière, attendre, voir ce qu'il se passe et espérer. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire ça. » – Chelsea Manning

Chelsea Manning se passionne pour la politique depuis bien longtemps – bien avant avoir intégré l'armée, en fait. Dans sa correspondance avec Zinnia Jones, elle critiquait violemment la logique du Don't ask, don't tell à l'œuvre dans l'armée américaine, poussant les gays, lesbiennes et trans à taire leurs préférences. Alors qu'elle était stationnée à Fort Drum, elle avait participé à un rassemblement pour protester contre la proposition 8 – à savoir un référendum pour amender la Constitution de l'État de Californie et interdire le mariage homosexuel.

Lors du procès de Chelsea Manning, David Coombs – avocat de l'Union américaine pour les libertés civiles – a appelé Zinnia Jones à la barre pour qu'elle témoigne en sa faveur. « Il pensait que mes échanges avec Chelsea seraient utiles pour sa défense, m'a dit cette dernière. Je voulais prouver qu'elle ne voulait en aucun cas nuire aux États-Unis. »

Chelsea Manning a confié à la presse qu'elle avait toujours voulu aider les citoyens américains en les informant sur les moindres actes du gouvernement afin qu'ils aient eux aussi leur mot à dire. Malgré tout ce qu'elle a enduré, elle croit encore en son pays. « Nous devons lutter même si nous sommes pris au piège, même si nous sommes désespérés et même si nous sommes effrayés », m'a-t-elle confié par courrier, faisant référence aux membres de la communauté LGBTQ enclins au désespoir en ces temps difficiles. « Une certaine tendance se dessine dans notre communauté en cas de crise : faire un pas en arrière, attendre, voir ce qu'il se passe et espérer. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire ça. »

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Illustration de Julia Kuo

Le 3 février – soit trois mois après l'envoi d'un mail au sergent Adkins – Chelsea Manning transférait des documents secrets au sujet des guerres d'Irak et d'Afghanistan à WikiLeaks. Avant ça, elle s'était rapprochée du Washington Post et du New York Times. Le premier ne l'avait pas prise au sérieux et le second n'avait même pas daigné répondre à ses appels – ce qui l'a donc poussée à se tourner vers WikiLeaks, qu'elle connaissait après la publication de quelques documents classés sur le 11 septembre. Lors de la divulgation des dossiers sur l'Irak et l'Afghanistan, Chelsea se trouvait aux États-Unis dans le cadre d'une permission.

Chelsea Manning est retournée en Irak le 11 février. Là-bas, elle a surpris plusieurs échanges entre ses collègues. Certains évoquaient une séquence vidéo dans laquelle des soldats à bord d'un Boeing AH-64 Apache ouvraient le feu sur un groupe d'hommes dans les rues de Bagdad en 2007. Manning s'est alors mise en quête de ladite vidéo. Ce qu'elle a découvert n'a pas manqué de la surprendre. Dans cette séquence, on peut voir des soldats de la division aéroportée de l'armée américaine ouvrir le feu sur le photographe de Reuters Namir Noor-Eldeen – après avoir confondu son téléobjectif avec une grenade RGD-5. Namir est mort sur le coup. L'hélicoptère a cerné la zone et l'a criblé de balles, tuant des Irakiens au passage. Saeed Chmagh, l'assistant de Namir qui se trouvait avec lui ce jour-là, est visible sur la vidéo. On peut le voir ramper parmi les cadavres en cherchant à se mettre à l'abri. On entend très clairement les soldats chercher une excuse pour l'abattre.

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Quelques secondes plus tard, un camion s'arrête. Ses occupants tentent de sauver Saeed en le faisant grimper dans le véhicule. Là, les soldats présents dans l'hélicoptère demandent de nouveau la permission de tirer – permission qu'on finit par leur accorder. Ce qu'ils ne savent pas, c'est que des enfants se trouvent à bord. Une patrouille au sol finira par porter secours à ces mêmes enfants, au final tous vivants, mais blessés. Au total, douze personnes seront tuées au cours de cette attaque aérienne.

Chelsea Manning a fait parvenir cette vidéo à WikiLeaks le 21 février 2010. Le site l'a publiée le 5 avril 2010 sous le titre « Meurtre Collatéral » – à cette époque, les dossiers sur l'Irak et l'Afghanistan n'avaient pas encore été dévoilés. Cette séquence vidéo constituait une preuve accablante venant contredire les déclarations des militaires américains au sujet de cet événement. En effet, après une demande officielle de Reuters, ces derniers avaient remis en cause l'existence même d'une telle vidéo et avaient déclaré que Saeed et Namir étaient morts sous les balles d'insurgés irakiens.

« Dans cette vidéo, le plus choquant est de constater la cruauté qui anime les soldats américains, a confié Chelsea Manning lors de son procès. Ils ont totalement déshumanisé les personnes en face d'eux. Ils ne semblent accorder que peu de cas à la vie humaine. » La jeune femme a comparé le comportement des soldats à celui « d'un enfant qui s'amuse à torturer des fourmis avec une loupe ».

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« Il s'agit sans doute de l'un des documents les plus importants de notre époque. Il lève enfin le voile opaque sur cette guerre et révèle la véritable nature de ce conflit. » – Chelsea Manning

La divulgation de cette vidéo a provoqué un scandale énorme au sujet du comportement inhumain des soldats américains présents au Moyen-Orient. « Au final, la vérité a été dévoilée », a déclaré le père de Namir lors d'une interview pour le New York Times.

Chelsea Manning n'a pas hésité une seule seconde avant de divulguer cette vidéo, ce qu'elle a confirmé à un hacker nommé Adrian Lamo en mai 2010. « Je veux que les gens sachent ce qu'il se passe », a-t-elle écrit.

En livrant les dossiers secrets à WikiLeaks, Chelsea Manning avait laissé une note. « Il s'agit sans doute de l'un des documents les plus importants de notre époque, précisait-elle. Il lève enfin le voile opaque sur cette guerre et révèle la véritable nature de ce conflit. »

En mai 2010, Adrian Lamo dénonçait Chelsea Manning auprès du département de la Justice. Cette dernière a été arrêtée le 27 mai 2010 avant d'être emprisonnée au Koweït dans une cellule microscopique. Après deux mois de traitement inhumain, elle a été transférée aux États-Unis. Là, elle a rejoint une cellule encore plus petite située sur la base militaire de Quantico, en Virginie. Au cours des neuf mois passés en isolement, Chelsea Manning a été fréquemment déshabillée, abandonnée, et constamment réveillée lorsqu'elle s'endormait.

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C'est pendant ce temps-là que WikiLeaks a publié l'ensemble des documents délivrés par Chelsea Manning. Ceux-ci ont mis dans l'embarras un bon nombre de responsables américains. Néanmoins, d'après l'ancien Secrétaire à la Défense Robert Gates, l'impact sur les relations étrangères a été « assez dérisoire ».

Si les révélations de Manning ont été largement commentées dans le monde, son incarcération et son traitement dégradant ont tout autant marqué les esprits. En 2011, PJ Crowley, alors assistant du secrétaire d'État en place, se voyait dans l'obligation de démissionner après avoir défendu Chelsea Manning. « Le traitement de Chelsea Manning est non seulement ridicule mais aussi contre-productif de la part du département de la Défense », avait-il confié. Cette déclaration avait forcé le président Obama à évoquer le traitement de Manning auprès du Pentagone. Celui-ci avait tenu à le rassurer en affirmant que la prisonnière – encore considérée comme « un prisonnier » – recevait un traitement « approprié ».

Un mois après cette affirmation, Obama déclarait publiquement que Chelsea Manning avait « enfreint la loi » – alors qu'elle n'avait pas encore été jugée coupable. L'avocat de Chelsea Manning s'est d'ailleurs servi de cette déclaration pour remettre en cause le rôle du gouvernement américain lors de son procès. En janvier 2013, une décision de justice insistait sur l'illégalité de la détention de Manning en amont de son procès.

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Photo via l'utilisateur Flickr Matthew Lippincott

Lors de son procès, Chelsea Manning a plaidé coupable pour certains chefs d'accusation – les moins graves – mais a refusé de se reconnaître coupable de trahison. Alors que l'accusation allait mettre un point d'honneur à attaquer Manning pour intelligence avec l'ennemi, PJ Crowley s'exprimait de nouveau et descendant en flammes le gouvernement américain en l'accusant d'avoir fait de Manning une « martyre ».

Chelsea Manning a fini par être acquittée des accusations de collaboration avec l'ennemi. Le problème, c'est que la décision de justice n'a pas été des plus clémentes : 35 années de prison, tout simplement.

Ses conditions de vie en prison sont très difficiles. Pour certains de ses avocats, il s'agirait d'un harcèlement appuyé par l'État. « Les militaires américains l'ont maintenue dans un état perpétuel de stress contraire aux règles pénitentiaires », a déclaré Evan Greer. La militante a également insisté sur le non-respect des règles sanitaires les plus élémentaires.

En effet, Chelsea Manning n'a pas eu le droit de prendre des hormones pour l'aider dans sa transition, et ce jusqu'en 2015. De plus, elle doit encore se raser la tête, en accord avec les standards en vigueur pour les prisonniers masculins. Toujours en 2015, on l'a menacée d'un placement à l'isolement après des accusations de « contrebande » – elle possédait un tube de dentifrice et des bouquins au sujet du mouvement LGBTQ. À l'été 2016, elle a rejoint l'isolement après avoir tenté de se suicider. Après une grève de la faim, le commandement militaire lui a garanti par écrit le droit d'avoir recours à une chirurgie de réattribution sexuelle. Elle attend toujours d'entrer dans un bloc opératoire à l'heure où j'écris ces lignes.

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« J'essaye de survivre, évidemment. Je prévois de me battre pour aller de l'avant mais je n'ai aucune idée des épreuves qui m'attendent. » – Chelsea Manning

Pour certains, le traitement infligé à Chelsea Manning par l'armée devrait lui valoir une réduction drastique de peine. « Elle devrait être immédiatement libérée », insiste Zinnia Jones. D'autres militants, à l'image d'Evan Greer, pensent que son incarcération prive le monde d'une voix essentielle en faveur de la liberté et la transparence. « C'est une personne incroyablement forte, déclare Greer. Le fait qu'elle soit détenue loin de nous, coincée derrière des barreaux, est une véritable tragédie pour notre société. »

Selon les avocats de Chelsea Manning, sa sentence devrait être écourtée après que les droits relatifs au premier amendement ont été violés au cours des poursuites judiciaires. Selon l'Union américaine pour les libertés civiles, le recours à l'Espionnage Act – une loi introduite lors de la Première Guerre mondiale pour juger les espions et utilisée depuis quelques années pour poursuivre les lanceurs d'alerte – dans le cadre du procès Manning était inconstitutionnel.

Les défenseurs de Chelsea Manning s'accordent tous sur une chose : si elle n'est pas libérée sous peu, la jeune femme aura du mal à s'en remettre. Avec l'arrivée au pouvoir de Donald Trump, son futur s'annonce bien incertain.

Chelsea Manning m'a avoué souffrir parfois de dépression et craindre pour son avenir. « J'essaye de survivre, évidemment, m'a-t-elle dit. Je prévois de me battre pour aller de l'avant mais je n'ai aucune idée des épreuves qui m'attendent. »

« Chelsea a agi dans l'intérêt du public. Ses révélations avaient pour but de dévoiler des crimes perpétrés au nom de plusieurs gouvernements. » – Chase Strangio, avocat de Chelsea Manning

Ses partisans ont peu d'espoir quant à une amélioration rapide de la situation. Barack Obama s'est montré particulièrement critique à l'encontre des lanceurs d'alerte et Chelsea Manning est toujours vue comme une menace par les pouvoirs publics américains. « Je serais surpris si Obama venait à réduire sa sentence », m'a confié JP Crowley, avant d'ajouter qu'il ne considérait pas Chelsea comme une lanceuse d'alerte. « Elle travaillait dans une zone de guerre lorsqu'elle a transmis des renseignements à des personnes non autorisées », lui reproche-t-il.

Si l'ancien membre du gouvernement américain défend la condamnation de Chelsea Manning, il critique tout de même la dureté de la sentence. « Elle devrait être libérée afin de rentrer chez elle pour pouvoir reconstruire sa vie », m'a-t-il déclaré.

Selon les dires de Chase Strangio, son avocat, « Chelsea Manning attend un signe d'indulgence afin de pouvoir rentrer chez elle et vivre dans la peau de la femme qu'elle a toujours voulu être ». L'avocat confirme que Chelsea Manning assume l'intégralité de ses actes et qu'elle a fait tout cela « par sens du devoir envers les citoyens américains ».

« Chelsea a agi dans l'intérêt du public, poursuit-il. Ses révélations avaient pour but de dévoiler des crimes perpétrés au nom de plusieurs gouvernements. »

Au nom de la transparence et du devoir d'informer la population, une femme paie le prix fort et se retrouve enfermée dans une prison au Kansas. Là-bas, elle doit se battre pour être respectée en tant que femme, alors que l'État lui refuse ce « statut ».

Chelsea Manning, qui a risqué sa vie et sa liberté pour défendre la transparence, a disparu des écrans, au profit de lanceurs d'alerte plus visibles. À part un portrait en noir et blanc datant des premiers temps où elle s'habillait en femme, le monde ne connaît pas son visage. « Je ne veux pas être un symbole, simplement un être humain », m'a-t-elle écrit dans une lettre.

« Je suis aussi vulnérable et solitaire que n'importe qui. J'ai des talents et des travers. Je suis humaine, c'est tout. »

[NDLR : Barack Obama a commué la peine de Chelsea Manning le 17 janvier, soit 7 jours après la publication de cet article. Elle sera libérée le 17 mai.]