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Société

Quand le gouvernement canadien utilisait la « fruit machine » pour repérer les homosexuels

« La fruit machine est une toute petite partie de la campagne menée contre les homosexuels, mais plusieurs personnes ont perdu leur emploi à cause de ces méthodes. »

Entre les années 50 et 90, le gouvernement canadien a mandaté le feu Conseil de sécurité (aujourd’hui nommé Comité interministériel de la sécurité et des renseignements ou CISR) de trouver et de renvoyer les homosexuels au sein des services publics et de l’armée canadienne. Il considérait alors que ces personnes pouvaient être des cibles faciles pour le chantage de la part d’agents étrangers. Des milliers de personnes ont perdu leur emploi.

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Le gouvernement avait mis sur pied la fruit machine durant les années 60 pour vérifier l’homosexualité ou l’hétérosexualité d’une personne.

Différents groupes militent depuis quelques années pour obtenir des excuses officielles de la part du gouvernement. Depuis 2016, l’avocat Douglas Elliott dirige une action collective au nom des individus renvoyés à tort. Le 28 novembre prochain, le premier ministre Justin Trudeau présentera les excuses du gouvernement aux membres de la communauté LGBTQ+ ayant été touchés par toute persécution en lien avec leur identité sexuelle.

VICE s’est entretenu avec Gary Kinsman, activiste LGBT, professeur de sociologie à l’Université Laurentienne à Sudbury et auteur de Canadian War on Queers afin d’en savoir plus sur cette fruit machine, loin d’être fiable.

M. Kinsman est membre du groupe We Demand an Apology Network qui exige des mesures concrètes, sans quoi les excuses seraient perçues comme seulement symboliques.

Dans un communiqué envoyé ce matin, le groupe demande la publication de tous les documents gouvernementaux ayant un lien avec la rafle et la possibilité pour les victimes de consulter les documents les concernant. Pour l’instant, la question des compensations financières pour les victimes n’a pas été soulevée par le gouvernement.

VICE : Qu’est-ce que la fruit machine ?
Gary Kinsman : La fruit machine était un essai pour trouver une méthode supposément scientifique pour déterminer qui était homosexuel et qui ne l’était pas. Si vous étiez vu comme un homosexuel, vous étiez automatiquement renvoyé des services publics et de l’armée.

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Le tout a duré environ cinq ou six ans. C’était une batterie de tests, le plus important était le test de réponse pupillaire. Les agents prenaient des photos des pupilles de ceux qui étaient interrogés lorsqu’ils étaient exposés à des images d’hommes et de femmes nus ou à moitié nus. Selon le degré de dilatation des pupilles et les images devant lesquelles elle se produisait, la personne était renvoyée ou non.

Qui finançait ce projet?
Le Conseil de sécurité était mandaté par le Conseil des ministres. Ils ont dépensé des milliers et des milliers de dollars pour concevoir cette machine, malgré le fait qu’elle n’a jamais réellement fonctionné [en raison de plusieurs failles techniques].

Au départ, ils ont dépêché aux États-Unis le professeur Frank Robert Wake, qui était à la tête du département de psychologie de l’Université de Carleton à Ottawa, pour qu’il échange avec différents chercheurs. Il est revenu, a rédigé un rapport, puis le rapport a été approuvé, donnant naissance à la fruit machine.

Quelle raison motivait le gouvernement pour persécuter ainsi les homosexuels au sein du service public et de l’armée?
Ces gens se sont fait dire que les gais et les lesbiennes étaient des menaces à la sécurité nationale parce qu’ils souffraient d’une faiblesse du caractère, ce qui les rendait vulnérables aux techniques d’agents étrangers visant à les faire parler. La fruit machine est une toute petite partie de la campagne menée contre les homosexuels, mais beaucoup de personnes ont perdu leur emploi à cause de ces méthodes.

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Pourtant, toutes les personnes avec qui j’ai parlé pour mon livre Canadian War on Queers m’ont dit que les seuls à avoir tenté de les forcer à parler, c’étaient les agents de la Gendarmerie royale du Canada (GRC). Ils tentaient de leur soutirer les noms de personnes homosexuelles travaillant au sein de l’armée ou des services publics.

Dans quel contexte la fruit machine a-t-elle été créée?
Elle a été conçue dans les années 60, une époque où on voulait se baser sur la science, sur la psychiatrie et la psychologie pour trouver des réponses à nos questions. Ils ont utilisé toutes sortes de tests différents, dont le test de réponse pupillaire, mais aussi des questionnaires de féminité et de masculinité et des examens liés à la réaction des participants face à des mots à connotation homosexuelle.

C’est aussi parce que les campagnes du Conseil de sécurité se heurtaient à la résistance des gais et lesbiennes de la communauté LGBTQ, surtout dans la région d’Ottawa.

À lire aussi: Un organisme québécois veut interdire la thérapie de conversion homosexuelle

La communauté LGBTQ résistait comment?
Initialement, les membres de la communauté dévoilaient des noms aux services publics et à l’armée, mais ensuite l’esprit de communauté a pris le dessus. Si vous parlez à la GRC et donnez des noms de personnes dans ta communauté, elle peut vous rejeter.

Le gouvernement a voulu trouver d’autres moyens de déterminer si quelqu’un était homosexuel ou non, la fruit machine étant l’une d’entre elles. La police de la moralité en était une autre. Elle menaçait les gens de les arrêter s’ils ne révélaient pas le nom de leurs amis. Il faut mentionner que, même si l’homosexualité a été décriminalisée en 1969 au Canada, les rafles ont continué longtemps après.

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Pourquoi le nom fruit machine ?
La GRC était le groupe témoin. On présumait que ses employés étaient hétérosexuels et on les a utilisés comme cobayes pour comparer leurs réponses à celles des personnes présumées homosexuelles. Les agents avaient peur d’être reconnus comme fruits même s’ils étaient hétérosexuels, d’où le nom fruit machine.

[ Fruit est un terme péjoratif pour désigner « une personne gaie » que s’est réapproprié la communauté LGBTQ.]

Est-ce que les gens croyaient vraiment que la machine fonctionnait?
La machine n’a jamais réellement fonctionné. Les chercheurs n’ont pas eu assez de cas pour effectuer leurs recherches. Ils se basaient sur de hypothèses erronées, comme sur le fait que la réaction des gens à une image était constante. Il y avait plusieurs failles techniques et méthodologiques.

Est-ce que le phénomène était connu?
Il est très important de comprendre que les campagnes de sécurité nationale contre les gais et les lesbiennes étaient très bien dissimulées, presque invisibles. Elles étaient beaucoup plus flagrantes aux États-Unis, durant la période McCarthy au début des années 50, par exemple. C’est un chapitre de l’histoire canadienne dont on ne parle pas. C’est important de se rappeler que le gouvernement canadien a mené une guerre contre les personnes queers.

Que pensez-vous des excuses officielles prévues le 28 novembre prochain?
Des excuses officielles seront faites par le gouvernement Trudeau. Je suis membre du We Demand an Apology Network, un groupe qui comprend beaucoup de personnes directement touchées par les rafles dans les services publics et dans l’armée. On nous a refusé l’accès au contenu de la lettre, mais nous espérons qu’il sera bien. Nous ne savons pas si le gouvernement s’excusera pour avoir soutenu les recherches pour concevoir la fruit machine.

Je crois que le gouvernement devrait faire tomber le voile d’opacité qui cache la campagne de sécurité nationale. Il faut qu’ils publient les documents qu’ils ont en leur possession. Il faut que des fonds soient attribués à des projets d’histoire et d’archives, afin que ce ne soit pas oublié.

Dans ce contexte, la fruit machine est importante, mais c’est une minuscule composante de la grande campagne contre les homosexuels menée par le gouvernement canadien.

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