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consentement

Pourquoi les travailleuses du sexe ne dénoncent pas les agressions qu’elles subissent

Non, elles ne se font pas payer pour être violées.
Illustration: Delf Berg

« Je travaillais dans un salon de massage érotique et je n’avais jamais encore rencontré le big boss du salon. Je n’avais rencontré que la gérante, une vraie perle. Par contre, à mon dernier shift, elle n’était pas là. J’étais la seule fille au salon. Avec le patron. Il était saoul. J’ai fermé ma gueule à ses compliments trop répétitifs et je suis allée en arrière, m’asseoir avec mon ordi. Il est venu me rejoindre et a commencé à me dire à quel point j’étais en sécurité ici, avec lui. Puis il m’a pris les seins, les a sortis de mon soutien-gorge. Je lui ai dit d’arrêter et j’ai voulu l’empêcher avec ma main, mais il m’a retenue, et tu devines la suite. J’ai dû attendre qu’il s’endorme, puis je suis partie pour ne jamais revenir. »

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Ruby* me raconte ça, dévastée. C’était sa dernière journée comme masseuse. Tant que le travail du sexe ne sera pas décriminalisé, et donc plus sécuritaire, elle ne sera plus dans l’industrie. Elle s’est acheté des biscuits au chocolat et elle est allée chez quelqu’un qui l’aime, l’écoute et la respecte, pour parler, pour ne pas rester seule avec les souvenirs de son patron.

Avoir peur de porter plainte à la police

Ruby n’a pas porté plainte à la police. Tout comme Ginger*, une escorte indépendante montréalaise, qui s’est retrouvée avec un client qui lui a fait des actes qu’elle avait refusés. Par exemple, il lui a pincé les seins, « j’ai dit non », il a mordu son cou, « je l’ai repoussé et j’ai continué à dire non », il est resté par-dessus elle, avec le condom rempli de sperme qui commençait à se vider en elle. « Il est resté en moi pour bander encore. Il m’a baisée pendant une heure au complet. J’ai tenu. Il m’a fait très mal. J’ai saigné après. »
Ginger a ensuite annulé ses autres rendez-vous de la semaine avec des clients. Elle n’a pas voulu porter plainte : « Je travaille chez moi. Je ne voulais pas donner mon adresse à des policiers, puis qu’ensuite ils connaissent mon lieu de travail et viennent y embêter et arrêter des clients. Le risque est trop grand. Je ne leur fais pas confiance. Je ne veux pas que mes clients aient peur de me payer. »

Guy Nantel et la description de tâches des prostituées

Quand des travailleuses du sexe portent finalement plainte, des idées reçues sur leur travail font en sorte que leurs agressions sexuelles ne sont pas toujours prises au sérieux. Alice Paquet, qui a porté plainte en 2016 contre Gerry Sklavounos, alors député du Parti libéral du Québec, en a fait les frais dans le plus récent spectacle d’humour de Guy Nantel : « On n'est pas en train de dire que c'est correct de violer une prostituée, mais quand on parle de consentement sexuel, le bout où ça pourrait être l'emploi de la fille de coucher avec le monsieur a quand même rapport dans l'histoire. C'est comme apprendre que mon chum a mangé une volée dans un bar, tu vas capoter. Mais si mon chum, c'est le doorman de ce bar-là, on va s'entendre que son emploi l'expose un peu plus aux claques sur la gueule. »

Ginger s’en insurge : « Avoir une relation sexuelle n’invite pas à la violence. Comme porter une jupe courte, accepter un verre ou marcher à minuit dehors. Ce n’est pas parce que j’accepte de l’argent que la violence a plus sa place dans mon lit que si je baisais juste pour avoir un enfant ou pour faire la paix après une chicane avec ma blonde. »

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Presque mourir et ne pas recevoir l’aide aux victimes d’actes criminels

En 1976, Lynne Tansey, une travailleuse du sexe anglaise, a tué un client. Elle l’avait rencontré dans la rue. Ils s’étaient présentés et déplacés rapidement « à cause de la police », raconte-t-elle dans I Have Nothing to Say: A Story of Self-defense, publié dans l’anthologie du magazine Spread. Arrivés chez elle, ils commencent à avoir une relation sexuelle, puis l’homme la frappe et tente de l’étrangler. Elle réussit à sortir du lit et rampe jusqu’à la cuisine. L’homme la rattrape, lui donne à nouveau des coups de poing. Il parvient à mettre ses mains autour de son cou, mais Lynne s’empare d’un couteau et assène à son agresseur plusieurs coups, au cœur, au ventre, à l’épaule. Il meurt en parlant pour la première fois depuis le début de son attaque : « J’en ai eu assez. » Après un procès très difficile, Lynne Tansey réclame une compensation financière pour ses blessures, mais aucune instance gouvernementale ne lui en octroie une. Le ministère de l’Intérieur est d’avis qu’elle s’est elle-même mise dans une position dangereuse et qu’elle est donc responsable de tout ce qui lui est arrivé.

Les travailleuses du sexe: des expertes dans le consentement sexuel

L’idée voulant que le travail du sexe soit une activité risquée qui encourage la violence est répandue. Il n’est pas rare d’entendre des préjugés jugeant que les travailleuses du sexe ne peuvent pas réellement vouloir exercer ce métier. Aucune des relations sexuelles qu’elles ont dans le cadre de leur travail ne serait ainsi consensuelle. Une telle position banalise et invalide les agressions sexuelles réellement vécues par les travailleuses du sexe. À quoi bon alors dénoncer et participer au mouvement #moiaussi quand elles se sentent exclues dès le départ du mouvement, dénigrées et méprisées par des voix qui refusent de croire qu’elles sont capables de dire «non»?

« En tant qu’escorte, je suis accusée de ne pas savoir faire la différence entre une agression sexuelle et un rapport consenti. Pourtant le consentement est intégré à mon travail. Avant j’étais incapable de dire non. Maintenant que je suis pute, j’ai appris. Tout geste de nature sexuelle doit être consenti, et sans subtilité, implicitement. Je n’accepte pas d’être embrassée. Trop de clients avec trop de salive. J’accepte des doigts dans mon sexe seulement si le client s’est lavé les mains devant moi », m’explique Cassiopée*, avant de renchérir qu’elle sait très bien qu’il est possible d’avoir une relation sexuelle visant autre chose que le plaisir tout en se sentant respectée et écoutée. « Mon corps reste toujours mon corps, même si j’accepte 150 $ pour sucer un gars. J’ai le droit de dire non comme n’importe qui, à tout moment, pendant une relation sexuelle. L’argent ne donne pas le droit à personne de me violer. »

Chanelle Gallant, une militante féministe torontoise et codirectrice du Migrant Sex Worker Project, abonde dans le même sens que Cassiopée. Dans une entrevue avec Femifesto, une association luttant contre la culture du viol, elle précise que les travailleuses du sexe sont des expertes dans le consentement sexuel et qu’aucune autre communauté n’a une expérience aussi directe de la négociation et de la compréhension des limites de chacun. Ginger, lorsqu’elle échange des courriels avec un client potentiel, insiste sur l’expression « respect mutuel » et s’assure que cette notion est bien interprétée, autrement la rencontre n’est pas possible. Alice, une autre travailleuse du sexe, raconte en entrevue avec CBC qu’elle aime bien utiliser le consentement dans le contexte des préliminaires. Elle en profite pour montrer à un client ce qu’elle accepte et ce qui l’excite, l’amenant à la toucher où et comme elle souhaite l’être.

Se taire pour ne pas être blâmées

Comparer les relations entre un client et une travailleuse du sexe à des viols rémunérés est une erreur. Cette attitude perpétue la violence et excuse, en plus de minimiser, toute agression contre une travailleuse du sexe. Si partager son expérience sous le hashtag #moiaussi est un « acte puissant de reconnaissance » et une « demande de validation et de justice », comme l’écrit dans le Devoir l’agente de liaison au RQCALACS Marlihan Lopez, il est désolant et alarmant que cette possibilité soit retirée aux travailleuses du sexe, qui craignent d’être blâmées pour les incidents traumatisants auxquels elles ont à faire face elles aussi. Sur le compte Instagram d’actualsexworkers, une travailleuse partage son #moiaussi, anonymement, en terminant par son vœu de faire comprendre que son travail est une source de fierté, de dignité, d’indépendance et de respect de soi-même. « Ce qui m’est arrivé et ce qui arrive à d’autres ne devraient jamais être considérés comme faire partie de mon travail », conclut-elle avec bravoure devant la violence des idées préconçues trop répandues.

*Le nom des personnes interviewées a été modifié afin de préserver leur anonymat.