FYI.

This story is over 5 years old.

actualité

On a visité une halte-chaleur gérée par des anciens itinérants

Il n’y a pas de lits, mais on peut passer la nuit au chaud, un café à la main, sans se faire poser de questions.

Un soir d'hiver à Hochelaga. Le mercure est autour de -15 ; le vent est tantôt calme, tantôt furieux. Les flocons de neige deviennent des grains de sable. Un nuage de vapeur émane du système de chauffage de l'église Très-Saint-Rédempteur, rue Aylwin. Cette porte, au moins, est ouverte.

À l'intérieur, quelques hommes discutent autour d'un jeu de cartes. Un gars en lunettes coupe une énorme pile de pommes en dés avant de les mettre dans un chaudron d'eau sucrée, histoire de faire un dessert. Des jeunes entrent et ressortent, les mains pleines de croissants d'épicerie ou sacs de nourriture pour chiens, donnés par des voisins. Un intervenant de rue dépose un homme à risque d'hypothermie.

Publicité

Au milieu de tout, on trouve Alexandre Paradis.

Alexandre est le fondateur de l'organisme SOS Itinérance, opérateur de la halte-chaleur citoyenne de Hochelaga-Maisonneuve, qui ouvre quand la température ressentie tombe en dessous de -15, et parfois même avant. Il n'y a pas de lits, mais on peut passer la nuit au chaud, un café à la main, sans se faire poser de questions. Le local peut abriter une vingtaine de personnes. « Certains n'ont nulle part où dormir, d'autres ont besoin de parler à quelqu'un », explique Alexandre. Les refuges traditionnels, dit-il, ne conviennent pas à tout le monde. « Souvent les règles sont strictes. Si tu es en couple, si tu es intoxiqué, souvent les refuges ne peuvent pas te prendre. Récemment, la mission Old Brewery a référé une femme ici parce qu'elle avait un chien, et ils ne pouvaient pas le prendre. »

Le manque des places dans certains refuges pose également problème. Certains refuges envoient des personnes à la halte pour passer la nuit quand leurs propres lits sont pleins. « On a un refuge pas très loin d'ici, mais ils ont seulement des lits pour hommes, alors si t'es une femme tu fais quoi? Tu marches jusqu'au centre-ville? Ou tu dors dans un crackhouse? Même si tu es un homme, s'il n'y a plus de place, tu fais quoi? »

La halte-chaleur accueille aussi des personnes qui ont un toit, mais qui sont autrement vulnérables. « Il y a des personnes qui travaillent dehors la nuit, souvent des travailleuses du sexe, qui ont juste besoin de se réchauffer un petit moment. C'est pour ça qu'on a beaucoup d'allers et retours », il explique. « On ne pose pas de questions, on n'enferme pas les gens la nuit. C'est pas ce genre de place. »

Publicité

Le téléphone d'Alexandre Paradis arrête rarement de sonner lors de ses soirées de garde. (Photo: Ruby Pratka)

La halte-chaleur, ouverte fin novembre par Alexandre et l'ancien curé de l'Église Très-Saint-Rédempteur, Jean-Eudes Fortin, est une de trois haltes ouvertes de façon régulière à Montréal, selon Serge Lareault, le fondateur du magazine L'Itinéraire et, depuis avril dernier, le Protecteur des itinérants à la Ville de Montréal. Mais celle d'Alexandre est unique — lui et la majorité de ses bénévoles sont eux-mêmes des rescapés de la rue.

Alexandre est né à Hochelaga-Maisonneuve, mais dès son jeune âge il bouge beaucoup entre les maisons de ses deux parents et une famille d'accueil. À 16 ans, il lâche le secondaire et déménage chez sa blonde. Quand ils se séparent, Alexandre a 18 ans à peine. Il se retrouve sans toit au centre-ville de Montréal. « Quand je suis parti de chez elle, j'avais 1100 $ d'épargnes en poche. J'ai rencontré des filles qui se sont occupées de moi jusqu'à ce que l'argent soit fini. » Il commence ensuite à vendre de la cocaïne pour se payer des chambres d'hôtel. Fini le rêve d'un logement stable, ses buts sont de trouver un toit et de ne pas se faire prendre.

En 1999, il fait un mois et demi de prison, sort les poches vides et recommence à vendre. « C'est un cercle vicieux. »

Après sa première sortie de prison, il fréquente une roulotte à hot-dogs près de la place Émilie-Gamelin, tenue par le père Emmett « Pops » Johns, bien connu des Montréalais itinérants. Il travaille parfois derrière le comptoir. Un jour, une femme à la recherche d'un refuge les aborde. « J'ai ouvert le bottin et j'ai trouvé une place où elle pouvait aller, » se rappelle Alexandre. « Pops m'a dit, "Tu ne t'aides pas. Il faut s'aider soi-même avant d'aider les autres". »

Publicité

Il décrit ce moment comme un déclic, mais il n'y a pas de miracle instantané.  En 2001, il se fait prendre « avec 36 rocks de crack » et passe deux ans et demi en prison. En sortant, il trouve un emploi dans une épicerie.

« Puis, je suis revenu à la drogue. Après tout, ça paie plus », se désole-t-il. Il fait trois mois de plus en prison, en 2004. « Là, c'était fini. À la sortie de prison, j'ai fait une programme d'insertion en emploi. C'était quatre semaines de thérapie et deux semaines de préparation pour le marché du travail. J'ai fait mon CV, mais j'ai décidé un jour que, plutôt que d'aller travailler, j'allais fonder un organisme et d'aider les autres. »

En 2013, il commence à organiser des distributions de nourriture autour de la station de métro Berri-UQAM, avec quelques amis et des connaissances rencontrées sur Facebook, dont une ancienne itinérante. Ensemble, ils mettent sur pied SOS Itinérance. « Nous étions trois bénévoles pour la première semaine, ensuite on était 11, ensuite une cinquantaine à assister plusieurs centaines de personnes dans le besoin. » Trois ans plus tard, avec l'aide du curé Fortin, l'organisme a trouvé un local permanent, un entrepôt au sous-sol de l'église qui est ensuite devenu la halte-chaleur d'Hochelaga-Maisonneuve.

Jesse Mongrain, 20 ans, assure la surveillance des lieux. Mongrain raconte avoir été placé en centre jeunesse au début de l'adolescence et laissé à lui-même le jour de ses 18 ans. En raison des séquelles physiques et psychologiques des abus, il a été déclaré inapte au travail. « Je n'avais rien à faire, je me saoulais et j'en avais marre de vivre. Alexandre m'a fait manger, il m'a vraiment encouragé. Maintenant, j'aide les autres. » Sa façon d'aider, c'est de faire de la surveillance tard le soir à la Halte, plutôt que rester dans son logement social à Rosemont.

Publicité

Quand Jesse n'est pas là, la surveillance est assurée par plusieurs autres bénévoles, comme Francis Jalbert, le colocataire d'Alex, et Guylain Levasseur, un ancien portier de boîte de nuit dans la cinquantaine à la carrure imposante. Guylain a passé six mois dans la rue en 2000 après que son camion fut confisqué, ce qui lui a aussi coûté son emploi. « J'ai perdu ma maison, mon camion et mon emploi à cause de 130 $ de tickets non payés, » se désole-t-il.  Il a trouvé un toit avec l'aide des amis, et héberge maintenant plusieurs jeunes qui, sans son intervention, seraient sans-abris eux-mêmes.

Guylain Levasseur, ancien portier de boite de nuit, assure la garde de soir avec son pit bull dressé, Toutoune. (Photo: Ruby Pratka)

La barrière entre utilisateurs et bénévoles est souvent mince. Benoit, un homme d'une cinquantaine d'années, a l'habitude de dormir dans le vestibule d'un Tim Hortons. Sa deuxième nuit à la halte-chaleur, il s'affaire à couper des pommes pour en faire un dessert. « La vie est une bataille, j'ai 57 ans et je lutte toujours », dit l'ancien toxicomane. « Quand j'ai arrêté la drogue, j'ai arrêté de fréquenter mes anciens amis. Je suis seul tout le temps…je viens ici pour manger et pour rencontrer du monde. »

Serge Lareault s'inquiète pour la formation des bénévoles qui participent à des initiatives citoyennes. « On a déjà vu ouvrir des haltes-chaleur avec des bénévoles non expérimentés. Au début des années 2000 des soeurs de la Providence ont décidé d'ouvrir une partie de leur couvent aux sans-abris et une personne a été poignardée », explique Serge Lareault. « Notre halte-chaleur le plus établi, à l'église St. Michael, a des spécialistes formés en gestion de crise. Le plus souvent, une personne a juste besoin de se reposer, mais parfois on a des personnes en crise, imprévisibles, sous l'influence des drogues ou alcool ou aux prises avec une maladie mentale.  Il faut pouvoir anticiper le pire. »

Publicité

Alexandre dit qu'il n'a jamais craint pour sa sécurité ni pour la sécurité de ses bénévoles. « Je comprends que la Ville soit inquiète. Si je me fais poignarder, qui sera responsable? Mais les gens qui viennent ici, on est leurs amis, on se connaît tous, et ça empêche certaines situations de se dégénérer. »

Si la Ville de Montréal a d'abord accueilli l'initiative avec méfiance, elle offre aujourd'hui un appui logistique au projet en herbe. « Alexandre a connu la rue et son expérience me rassure », dit Serge Lareault. « Lui et son équipe sont des pairs aidants qui sont bien positionnés pour aider les autres. Je suis convaincu qu'ils peuvent établir quelque chose de durable. »

« Quand on venait de commencer, la Ville nous disait que ç'avait pas d'allure, qu'on ne savait pas ce qu'on faisait », dit Alexandre. « Maintenant ils ont vu qu'il y avait un besoin. Ils m'ont dit qu'ils allaient coordonner avec le CIUSSS pour voir ce qu'il fallait pour être accrédité. S'ils veulent aider les bénévoles à se former, c'est une bonne idée; s'ils veulent m'aider à payer des employés, c'est encore mieux. »

Dès sa première soirée à la halte-chaleur, Benoit, qui dépend de la Halte et des organismes similaires pour s'échapper au froid, contribue dans la cuisine. (Photo: Ruby Pratka)

Pour Alexandre, le projet est devenue sa vie. Entre distributions de nourriture, négociations avec la Ville, entretien des lieux et soirées de garde, il travaille souvent 12 à 14 heures par jour. L'ancien décrocheur fait également un certificat en droit criminel, pour mieux défendre la dignité de ses anciens pairs. Il dénonce le profilage social et la déshumanisation dont font l'objet les personnes dans la rue. « Dans beaucoup de refuges, on vous donne un chiffre et on ne vous appelle pas par votre nom. Dans les journaux, vous êtes "un sans-abri" ou "un itinérant." Je n'aime pas entendre le mot "itinérant." Peu importe ce qu'ils ont fait ou vécu, ils sont des personnes. Parfois on oublie ça. »

La halte-chaleur d'Hochelaga-Maisonneuve est située au 1487 Aylwin .