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Le culte de la propriété torture inutilement les milléniaux

Les experts affirment que le coût de la vie astronomique dans les grandes villes est déjà un lourd fardeau sans la pression de devenir propriétaire à tout prix.
Cult of Home Ownership tortures home owners and renters alike
Photo via Getty Images

Une semaine après avoir dévoilé dans son budget fédéral en mars des mesures visant à favoriser l’accès à la propriété, le premier ministre Justin Trudeau s’est rendu à Vancouver, où il a déclaré devant une foule que « l’achat d’une propriété est un grand accomplissement. C’est là qu’on bâtit une famille et qu’on crée nos racines. Mais beaucoup trop de jeunes adultes s’inquiètent de ne pas être en mesure de réaliser ce rêve. » Il a répété l’idée voulant que tout le monde devrait aspirer à être propriétaire, en particulier les milléniaux.

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Mais les données indiquent que ce n’est pas nécessairement vrai. Selon un récent rapport de RBC, le taux de propriétaires au Canada chez les personnes de 34 ans et moins est élevé, même dans les villes où le coût de la vie est le plus haut : 38,9 % à Toronto et 35,9 % à Vancouver. Au Canada, le taux de propriétaires chez les milléniaux est actuellement de 43,1 %. C’est deux fois plus élevé qu’à Berlin ou à Paris, et c’est un taux supérieur à celui des États-Unis, qui est de 34,5 %.

En fait, le taux chez les jeunes adultes est plus élevé que jamais dans les trois dernières décennies, et beaucoup plus élevé qu’au début des années 70. Mais ce n’est pas nécessairement une bonne chose.

L’idée reçue selon laquelle l’achat d’une maison est une sorte de rite de passage — comme si l’on ne devait réellement adulte qu’en contractant une hypothèque — ne rend pas service aux milléniaux, d’après plusieurs économistes et experts du marché de l’immobilier. Pour certains, c’est une mauvaise compréhension du marché, pour d’autres, c’est carrément une torture inutile imposée à une génération entière.

La notion voulant que l’achat d’une maison conduise au bonheur a été remise en question par des psychologues. D’après la théorie de l’adaptation hédonique, le gain de bonheur que procure un achat — même très important — est temporaire. Une fois que l’effet s'est dissipé, on revient à notre état normal.

Cette pression sociale affecte négativement les milléniaux qui ont contracté une hypothèque et qui risquent de se retrouver avec des dettes impossibles à gérer. L’obsession de la propriété affecte aussi les locataires, qui se retrouvent dans ce qui devrait être un endroit où vivre, mais qui est souvent plutôt devenu une occasion d'affaires que les riches peuvent acheter et revendre pour faire rapidement un profit.

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Comme le prix des propriétés est si élevé dans de nombreuses grandes villes partout en Amérique du Nord, seules les personnes dont les revenus sont les plus élevés — ou qui ont un compte à la Banque de Papa et Maman — en ont les moyens. Un récent sondage de Zoocasa montre qu’il faut carrément être riche pour acheter un condo moyen à Toronto ou à Vancouver (et vraiment privilégié pour acheter une maison).

Bridget Casey, qui dirige Money After Graduation, une entreprise de gestion des finances personnelles, considère qu’une propriété est un ensemble de dépenses comme n’importe quel autre et qu’elle ne fait pas progresser les milléniaux vers le marché des propriétés à prix plus élevé. Un de ses tweets de l’an dernier dans lequel elle montrait les coûts de la propriété a fait beaucoup réagir, négativement.

« J’ai eu des commentaires d'employés du secteur hypothécaire et de nouveaux propriétaires, et ils étaient furieux, dit-elle. Je mettais en évidence une chose plutôt de base, mais c’est un sujet émotif. »profité

Blâmez les parents

Bridget Casey dit que les parents sont souvent responsables de l’obsession de devenir propriétaire des milléniaux. « Les baby-boomers sont à l’origine de ça. Ils ont instillé ces valeurs en nous parce que la propriété a été si profitable pour eux. Ils nous ont appris à le vouloir. »

Les milléniaux se retrouvent avec un cadeau empoisonné, en grande partie parce qu’ils arrivent trop tard. David Macdonald, économiste principal au Centre canadien de politiques alternatives, un think tank de gauche, rappelle que cette cohorte termine ses études avec des dettes record à cause des frais de scolarité croissants et se retrouve dans « un marché de l’immobilier qui exige beaucoup plus d’endettement qu’il y a une décennie ». Dans ses recherches, il a observé que les propriétaires qui ont le plus profité de la vertigineuse hausse de la valeur des propriétés sont ceux qui ont acheté avant la fin des années 90.

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Si l’on fait une comparaison de la valeur nette patrimoniale (en tenant compte de l’inflation pour comparer des pommes avec des pommes), David Macdonald dit que les milléniaux qui sont dans la trentaine sont moins riches que ceux qui étaient trentenaires en 1999. « C’est un résultat direct du fait qu’il est beaucoup plus coûteux d’accéder au marché immobilier. On doit s’endetter beaucoup plus et on a une bien plus faible valeur nette. »

Ceux qui ont acheté une propriété dans les dernières années sans avoir l’intention d’y vivre longtemps sont entrés dans le marché au plus mauvais moment. Les propriétaires qui ne sont pas indépendants de fortune risquent de perdre de l’argent et payer le prix d’être arrivé sur le marché alors qu’il pourrait être à son sommet. De plus, les milléniaux qui ont acheté une maison après le 1er janvier 2018 ont fait face à un coût d’emprunt plus élevé en raison de règles d’admissibilité à un prêt hypothécaire plus strictes, de taux d’intérêt en hausse et des prix d’achat ayant atteint un sommet historique.

Courir après la faillite

D’après un récent sondage de MNP, le plus important service d’aide en insolvabilité au pays, 46 % des Canadiens seraient à 200 $ de la faillite. Quand une grande partie des revenus sont consacrés au logement (hypothèque, taxes foncières, entretien et services, principalement), le risque de se retrouver à vivre d’une paye à l’autre est grand.

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Dans le plus récent sondage de RBC sur l'immobilier, 39 % des participants ont dit consacrer ou avoir consacré dans le passé une grande partie de leurs revenus au logement, et 47 % ont estimé que le jeu en valait la chandelle. Cette volonté d’accepter l’inquiétude, le stress et les contraintes financières est la conséquence imposée à ceux qui ont cédé à la pression de devenir propriétaire à tout prix.

La trop grande importance accordée à l’acquisition d’une propriété, au détriment du reste, y compris des choses importantes, a aussi des conséquences sociales et économiques à long terme, prévient David Macdonald. Il croit que les milléniaux remettent à plus tard le mariage, les enfants et les économies pour la retraite à cause des dettes qu’ils ont accumulées.

Les politiciens ont essayé de ralentir la montée des prix de l'immobilier, surtout à Toronto et à Vancouver, avec un succès relatif. Mais les règles plus strictes sur l’admissibilité plus stricts ont poussé plus de gens à se tourner vers les prêteurs privés, qui ne sont pas soumis aux mêmes règles que les grandes banques. La Banque TD a estimé que les prêts hypothécaires des prêteurs privés ont représenté 8,7 % du marché dans le deuxième trimestre de 2018, une hausse de 2,8 points de pourcentage par rapport à l’année précédente.

Des spécialistes disent qu’il n’y a aucun signe de crise immobilière de la magnitude de la crise des subprimes aux États-Unis il y a une dizaine d’années. Mais des économistes rappellent que ce sont le culte de la propriété et l’adoption de mesures permettant à des gens d’obtenir des prêts hypothécaires au-delà de leurs moyens qui ont mené à la catastrophe. Il y avait d’autres facteurs, mais la conviction que la maison fait partie du rêve américain était centrale.

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D’après Jane Londerville, une professeure d’immobilier de l’Université de Guelph aujourd’hui à la retraite, les jeunes adultes considèrent naïvement que l’achat d’une maison est un investissement sans risque. « On n’a pas connu l’effondrement des prix des maisons et les défauts de paiement comme aux États-Unis. Dans nos classes, des étudiants pensaient que les prix dans l’immobilier ne pouvaient que monter. On a dû leur apprendre que cette idée était fausse. »

Les locataires en paient aussi le prix

Le culte de la propriété fait du tort aux locataires aussi, en changeant des logements en occasions d’affaires pour investisseurs et en favorisant la construction d’unités bas de gamme. David Macdonald les appelle les « placards de verre » : de petits condos neufs qui ne sont généralement pas faits pour plus de deux personnes.

À son avis, la monumentale transition vers ces placards de verre s’est amorcée dans les années 90, quand le gouvernement fédéral conservateur de Brian Mulroney a mis fin au financement de logements sociaux. Ce sont des véhicules d'accès à la propriété, plutôt que des logements conçus pour s’y installer à long terme.

Torontoise de 29 ans, Kimberley (qui a demandé que son nom de famille ne soit pas divulgué, car elle craint les représailles de son propriétaire) dit qu’elle n’a pas d’autres choix que de louer pour l’instant. Elle et son conjoint, avec lequel elle vit depuis quatre ans, ont un revenu annuel combiné de 140 000 $ — près du double du revenu médian au Canada. Mais elle estime qu’acheter autre chose qu’un condo « boîte à chaussures » est impossible : un marché où le prix moyen d’une maison est de 820 148 $ est hors de leur portée.

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Ils s’estiment toutefois chanceux d’avoir un appartement avec deux chambres, deux salles de bains au centre-ville de Toronto à 2300 $ par mois. C’est un « bon prix », sous la moyenne, dit-elle.

Des locataires impuissants

Selon Benjamin Tal, économiste et directeur adjoint chez CIBC World Markets, quand il y a un manque de logements locatifs, les jeunes adultes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas accéder à la propriété se retrouvent à la merci des propriétaires.

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Ces derniers peuvent mettre leurs locataires à la porte pour diverses raisons, par exemple parce qu’un membre de la famille y emménagera ou pour effectuer des rénovations pour ensuite exiger un loyer beaucoup plus haut, un phénomène appelé « rénoviction ». On rapporte de nombreux abus de ce genre dans des marchés en surchauffe. Souvent, le propriétaire ne s’expose qu’à une amende, et en la soustrayant de son gain, il en sort quand même gagnant.

À la racine de cette situation, d’après David Macdonald et Benjamin Tal, il y a la conjonction du droit garanti d’avoir un domicile stable et sécuritaire, et du droit à la propriété. « Quand on voit le logement comme une occasion d’affaires, on encourage les gens à acheter n’importe quoi, que ça réponde à leurs besoins à long terme ou non », dit David Macdonald.

Obsession nationale Ce qui est peut-être plus difficile à surmonter, c’est le culte de la propriété. « On doit mettre fin à ce lavage de cerveau. Essentiellement, ce que je dis, c’est que, si vous avez 35 ans et que vous êtes locataires, il n’y a rien de mal. Je pense qu’on est obsédés par la propriété, et c’est la raison pour laquelle le marché de l’immobilité est si inaccessible. »

Bridget Casey suggère aux milléniaux de dresser la liste de tous les coûts liés à la propriété (l’hypothèque, les taxes foncières, l’assurance, les services, les réparations) et de comparer avec la location. « Il faudra peut-être qu’ils le fassent tous les jours pour se rappeler quelle est leur situation. Si l’achat d’une propriété n’est pas ce qui convient pour eux, peut-être qu’ils pourront en faire leur deuil et passer à autre chose. »

Elle recommande aussi de se rappeler qu’il est beaucoup plus facile et simple d’être locataire. Si votre situation financière change considérablement, vous n’aurez pas l’inquiétude de ne pas pouvoir payer votre hypothèque. Dans la plupart des cas, il est plus facile de rassembler ses choses et de déménager quand on est locataire. Mais elle reconnaît qu’il y a, outre les chiffres, d’autres facteurs à considérer.

« Même si financièrement ce n’est pas la bonne chose pour moi, je veux quand même acheter. J’ai essayé de convaincre mon propriétaire de me vendre son appartement, parce que je veux que ma fille reste dans ce quartier. J’imagine que je fais partie du problème. »

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