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L'économie d'abord, l'environnement ensuite à Port-Daniel

La plus gigantesque cimenterie du Canada est opérationnelle.

La production a commencé il y a quelques semaines à l'usine de Ciment McInnis située dans la petite municipalité de Port-Daniel–Gascons en Gaspésie. Selon le gouvernement du Québec, c'est le moteur économique dont avait besoin la péninsule gaspésienne.

Dans une région qui peine à assurer sa stabilité économique, Ciment McInnis a promis la création d'environ 150 emplois et du travail pour les 50 prochaines années. La promesse a complètement ravi le gouvernement du Québec, qui, en plus d'injecter des fonds publics dans ce projet de 1,5 milliard de dollars, l'a approuvé sans l'évaluation du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) actuellement requise en vertu de la Loi sur la qualité de l'environnement.

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Les enjeux sont élevés. L'avenir économique de la région ainsi que des millions de dollars prélevés dans les coffres de l'État sont en jeu. Comme cette cimenterie émet plus de gaz à effet de serre (GES) que n'importe quelle autre usine dans l'histoire du Québec, il faut aussi s'attendre à des conséquences sur l'environnement et des ajustements des cibles de réduction de GES de la province.

Comment résoudre un problème comme celui de la Gaspésie? Elle ne compte que 1 % de la population québécoise, mais c'est l'une des plus belles régions du Québec et son spectaculaire littoral attire des centaines de milliers de visiteurs été après été. Par contre, elle doit composer avec une décroissance constante de sa population attribuable aux difficultés socioéconomiques.

Ce n'est nulle part plus frappant qu'à Port-Daniel. En 2010, le salaire annuel moyen s'y situait autour de 18 586 $, le plus bas au Québec et près de 10 000 $ sous la moyenne provinciale. En 2011, le taux de chômage y atteignait 19,8 % (comparativement à 7,2 % dans le reste de la province).

Ces mauvaises perspectives d'avenir ont fait fuir de la région les jeunes générations, parties se chercher un gagne-pain ailleurs. La population de la municipalité a fondu de près d'un tiers depuis les années 70.

Les belles années sont loin derrière. « C'était plein partout, les bars et tout ça. Il y avait des usines, du poisson, la morue, tout le monde travaillait, le monde voulait pas partir », assure Hugues Roussy, pêcheur local arrivé dans la région en 1983. « Maintenant, il y a plus rien. »

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Bien que la Gaspésie soit toujours reconnue pour ses fruits de mer, même cette industrie a été lourdement touchée dans les dernières années. Notamment, après la chute des stocks de morue de l'Atlantique au début des années 90, le Canada a interdit pour une durée indéterminée la pêche à la morue en 2003. Des pêcheurs de génération en génération ont baissé les bras. Beaucoup de résidants se contentent d'emplois saisonniers. Les autres sont partis.

Compte tenu du vide dans le secteur des industries primaires, les élus municipaux et provinciaux ont bien sûr appuyé sans réserve le projet de Ciment McInnis.

Ce n'est pas d'hier que les gouvernements provinciaux ont du mal à trouver des solutions économiques. Au début des années 2000, le gouvernement péquiste de Bernard Landry a élaboré un plan de relance et de restructuration de l'économie locale. Dix ans plus tard seulement, le gouvernement péquiste suivant (avec Pauline Marois à sa tête) a annoncé un autre plan stratégique échelonné sur cinq ans.

Pauline Marois avait un projet bien précis en tête. En 2014, elle a annoncé un important soutien financier à la cimenterie de Port-Daniel. Les fonds publics injectés représentent 40 % du coût du projet de Ciment McInnis : 615 millions en investissements directs et en prêt par l'entremise de la Caisse de dépôt et de placements du Québec.

Le revers, c'est qu'une cimenterie ne crée pas que des emplois. Elle sera responsable à elle seule d'approximativement 2 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre du Québec en entier.

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Ciment McInnis dit se conformer aux normes environnementales en vigueur et prévoit réduire ses émissions d'environ 20 % au moyen de nouvelles technologies et de l'hydroélectricité.

Malgré cela, les risques environnementaux sont bien réels. La production de ciment est une industrie extrêmement polluante. Elle compte pour environ 8 % des émissions totales de CO2 sur la planète et rejette des métaux lourds, comme le mercure et le plomb. En revanche, malgré sa contribution majeure au réchauffement climatique, on peut difficilement s'en passer : le ciment est un matériau essentiel à la base des infrastructures partout dans le monde et il existe peu de solutions de rechange écologiques.

Ce qui soulève la question : est-ce qu'un projet aussi polluant verrait le jour dans une région où l'économie se porte bien? En Gaspésie, où la situation de l'emploi est précaire, les questions environnementales ont été écartées.

« Tu vas venir chez nous, personne va être contre la mine, assure Hugues Roussy. J'ai trouvé ça dur, parce que je sais que ça va être une source de pollution. On va voir ça dans, je dirais, dix ans peut-être. On va voir peut-être des effets. »

Le groupe local Environnement Vert Plus a tenté de forcer une consultation publique, mais n'a réussi à mobiliser qu'une poignée de gens. « Tout le monde connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui travaille là. Tout le monde a dit : "Heille, amenez-la, la cimenterie. On les veut, les jobs, indépendamment du reste. C'est super dur de se lever dans un milieu comme ça », admet Pascal Bergeron, qui a participé à l'organisation de manifestations.

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« [Les gens] ne posaient aucune question, ajoute David Dupuis, un musicien de Chandler. Ils s'en foutaient, des questions : "Quand on m'emmène des jobs, moi je me ferme la gueule, pis je m'en vais travailler." »

Ce n'est pas la première fois que Québec investit des millions de dollars dans un projet industriel en Gaspésie. À seulement 30 minutes de Port-Daniel se trouve le site de la défunte usine de la Gaspesia Pulp & Paper Company de Chandler.

Il s'agissait aussi d'un projet mono-industriel visant à secourir la région. Au sommet de sa production, l'usine employait autour de 700 personnes. Aujourd'hui, on considère que c'est l'un des plus grands désastres financiers de l'histoire du Québec, et il a laissé de profondes cicatrices en Gaspésie.

À la fermeture de la Gaspésia, des centaines de personnes ont perdu leur emploi. Dans les années qui ont suivi, le taux de suicide a bondi : selon une estimation, dans 80 % des cas de suicides entre 2004 et 2008 dans la région, il s'agissait d'ex-employés de la Gaspésia. Les cas de négligence parentale et d'abus ont aussi grimpé. Beaucoup ont quitté la région.

« C'est que mon père a perdu son emploi, raconte David Dupuis. Veux, veux pas, la famille, ça se brise toujours. Je me rappelle, à l'école primaire, il y avait tout le temps du monde qui partait. On ne savait pas trop pourquoi. Par après, on apprenait que le père s'est suicidé. Faque la mère s'en va à l'extérieur avec l'enfant, elle ne peut plus vivre ici. »

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« On ne peut pas dire que les habitants n'ont pas essayé de faire marcher la Gaspésia, poursuit l'artiste Silver Catalano, dont le grand-père a travaillé à l'usine. Les gens ont manifesté pendant des années. La Gaspésia c'était une fierté. Les gens avaient un esprit de communauté là-dedans. »

La saga de la Gaspésia vient tout juste de toucher à sa fin : les derniers vestiges de l'usine ont été démantelés le printemps dernier. Des centaines de millions de dollars puisés dans les fonds publics ont été perdus. Parmi ceux-ci, il y avait un prêt de 145,25 millions de dollars d'Investissement Québec.

À des fins de comparaison, pour la cimenterie de Port-Daniel, Investissement Québec a octroyé un prêt garanti de 250 millions de dollars et investit 100 millions en capital-actions. Et déjà, Ciment McInnis rapporte des dépassements de coût : un déficit de 444 millions l'an dernier. Cependant, le projet de Ciment McInnis reçoit aussi une part considérable de son financement d'investisseurs privés, et le gouvernement a insisté sur le fait que le Québec récoltera les intérêts du prêt commercial.

Après la débâcle de la Gaspésia, Québec avait mis en place une commission indépendante pour tenter de comprendre ce qui a mal tourné et, surtout, éviter qu'un désastre semblable se reproduise.

La commission avait recommandé que ce soit dorénavant une institution financière non gouvernementale qui gère les prêts d'Investissement Québec et que ses rapports soient rendus publics. Elle a aussi recommandé qu'un comité d'experts indépendants soit constitué avant qu'Investissement Québec s'engage à puiser dans les fonds publics pour financer des projets industriels, et que ses conclusions soient aussi rendues publiques.

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Dans le cas du projet de Ciment McInnis, aucune des deux recommandations n'a été suivie.

Le PDG de Ciment McInnis, Hervé Mallet, est toutefois confiant. Il croit aux retombées économiques pour la région et au succès à long terme de l'usine. « C'est un projet colossal pour l'économie québécoise et encore plus de Gaspésie. On va faire travailler des générations de locaux. Nous, on est pas là pour cinq ans, on est pas là pour dix ans, on est là pour au minimum 50 ans. »

Et après ces cinquante ans? Il semble qu'on ne se préoccupe pas de ce qui surviendra. La Gaspésia a fermé après un peu plus de 60 ans d'activité.

Se souvenant du dynamisme de leur région et de la stabilité de l'économie grâce à la Gaspésia, les résidents accueillent à bras ouverts le projet de Ciment McInnis. « C'est une opportunité pour les gens de croire à quelque chose comme avec la Gaspésia, une nouvelle belle opportunité », estime Silver Catalano.

Mais quelques-uns restent déchirés par le sentiment de choisir entre la création d'emploi et la préservation des attraits uniques de la Gaspésie.

« On est une région qui vit du tourisme, qui vit de la beauté de ses paysages. Si on veut miser sur quelque chose pour développer la région, c'est pas sur ce genre de gros projet-là », dit Pascal Bergeron. Le tourisme est un secteur duquel dépendent plus de 1300 emplois dans la région selon une étude gouvernementale réalisée en 2010.

« Est-ce qu'on peut avoir une autonomie sur notre territoire et décider du type de développement qu'on veut? » demande-t-il. « Il y a moyen de faire ça tellement mieux et avec tellement moins de ressources si on laisse les gens d'ici décider comment ils font leur développement. »

« On pourrait clairement créer de l'emploi d'une autre façon qu'en détruisant les forêts, ajoute Silver Catalano. On est fiers de notre place, pis j'ai l'impression que pour créer des opportunités d'emploi, on est souvent portés à aller détruire ce qu'on a. »