Tizzo et Shreez ont toujours de quoi à dire
Photo : Carlos Guerra

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Culture

Tizzo et Shreez ont toujours de quoi à dire

« La musique, c’est la même chose que la vente de drogues. Si ton produit n'est pas bon, tu ne te feras pas de clients. »

Il fait -20 dans le quartier Saint-Michel à Montréal, mais la fenêtre du No Sleep Studio est quand même ouverte pour laisser sortir la fumée des joints qui s’enchaînent. Shreez est arrivé le premier, les mains chargées d’une bouteille de Veuve Clicquot rosé, de rhum épicé et de verres en plastique. Quelques minutes plus tard, Tizzo le rejoint dans le petit local où une douzaine de personnes s’entassent pour assister à la création de la nouvelle mixtape qui devrait paraître au mois de mars.

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Les deux rappeurs sont des véritables boulimiques de studio. En moins d’un an, ils ont lancé cinq mixtapes autoproduites qui totalisent des millions d’écoutes sur les plateformes de diffusion. Si les deux jeunes Lavallois ont su imposer leur trap unique et leur jargon coloré, ils assurent qu’il ne s’agit que du début de la conquête.

L’ingénieur de son, Mpress, fait jouer un instru signé AlexDaGr8. Shreez se lance dans son premier couplet, qu’il enregistre en moins de dix minutes. « Je sais pas c’est quoi une pause, rappe-t-il. On m'a dit tu vas être seul au top. Ça tombe bien j'aime pas les gens. » À 24 ans, il est comme un poisson dans l’eau lorsqu’il se retrouve devant un micro.

« Je voudrais faire encore plus d’heures de studio, dit Shreez. Si je le pouvais, j’irais chaque jour. Je pensais qu’à un certain point, je ne saurais plus quoi dire, mais ça me vient tout seul, chaque fois. »

Tizzo prend la place de son acolyte dans le petit cubicule pour enregistrer des ad libs, ces mots ou courtes phrases qu’il crie à la fin de chaque vers. « C’est devenu notre signature, avance-t-il. En fait, si tu n’as pas compris une phrase, l' ad lib, c’est le résumé. »

Les deux rappeurs ont d’ailleurs développé un lexique qui donne toute la singularité à leurs auteurs. Par exemple, du cannabis, devient du « ça pue » (parce que du bon buzz pue nécessairement, précise Tizzo) », et de la cocaïne, c’est plutôt de la « Marie-Mai » (en raison de la couleur blanche).

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« C’est comme ça qu’on parle, dit Shreez. Ça vient tout seul. Et il ne faut pas dire les choses toutes crues pour que tout le monde comprenne du premier coup. C’est notre style. »

Photo : Carlos Guerra

Shreez. Photo : Carlos Guerra

Leur jargon n’est pas sans rappeler celui du Roi Heenok, qui avait lui-même développé son propre lexique français durant ses heures de gloire. Le vétéran de la Rive-Sud a même donné sa bénédiction aux jeunes recrues. « Les seuls concerts pour lesquels je me déplace, ce sont les prestations de Tizzo et Shreez», a-t-il dit dans une vidéo sur Snapchat.

Leurs paroles sont évidemment truffées de références à des activités illicites, telles que le trafic de drogue et la fraude. La dernière mixtape de Shreez s’appelle d’ailleurs La vie gratuite, illustrée par une carte de crédit qui fume un joint. Un mode de vie que les deux affirment avoir laissé derrière eux pour se concentrer sur la musique.

« Ce dont on parle, c’est du vécu, dit Tizzo, grand sourire, le visage caché par ses longs dreadlocks. Aujourd’hui, c’est le streaming qui paye mon appartement. Ceux qui disent que ce n’est pas rentable, c’est parce qu’ils ne font pas de la bonne musique. C’est la même chose que la vente de drogues. Si ton produit n’est pas bon, tu ne te feras pas de clients. »

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Tizzo. Photo : Carlos Guerra

La mort du grand frère de Tizzo, le 29 mars dernier, l’a aussi convaincu de se lancer à fond dans son projet artistique. Jeff Nissage Duhamel est tombé du septième étage d’un immeuble lors d’une perquisition menée par le Service de police de la Ville de Laval.

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« Ils ont tout saisi après sa mort, relate Tizzo. Ma mère m’a appelé pour que je trouve 10 000 $ pour les funérailles. J’ai alors écrit sur Snapchat que j’avais besoin d’argent. En 24 heures, j’ai levé 18 000 $. J’ai pris le nécessaire pour l’enterrer, et le reste, je l’ai mis dans ma musique. En un mois, j’ai tout dépensé dans des vidéos et ma mixtape. »

Quelques mois avant le triste événement, Tizzo avait enfin convaincu son frère du bien-fondé de sa carrière musicale. « C’était comme mon père pour moi. Jeune, j’étais très délinquant et j’habitais avec lui. Il me déposait à l’école et venait me chercher chaque jour. Mais il n’a jamais cru en ce que je faisais. Il a finalement changé d'idée quand il a vu mon succès et mes chiffres. Il s’est tout de suite acheté un livre sur l’industrie de la musique. Je ne l’avais jamais vu comme ça. »

Leur plus grand succès, On fouette, a d’ailleurs été enregistré à sa mémoire, après les funérailles, avec leur acolyte Soft. « On était encore en complet, dit Tizzo. J’avais besoin d’évacuer et de passer à autre chose. »

Aujourd’hui, la pièce cumule plus d’un demi-million de visionnements sur YouTube. Mais ce n’est qu’un début pour les deux jeunes d’origine haïtienne qui ne comptent pas leurs heures de studio, là où la magie opère.

Leur écriture est quasiment automatique. Et la chimie entre les deux rappeurs est évidente. Ils n’ont presque pas besoin de se parler pour se mettre d’accord sur le thème d’une chanson. « Quand l’inspiration vient, on doit l’enregistrer direct, ajoute Tizzo. J’ai besoin d’entendre le beat fort dans mon tympan. »

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Dans le petit local enfumé de Saint-Michel, le son fait vibrer les murs. Après avoir descendu leurs deux bouteilles d’alcool, Shreez et Tizzo ont eu le temps d’enregistrer deux morceaux en trois heures qui feront peut-être un malheur sur Spotify quand ils lanceront la nouvelle mixtape. « On le sait qu’on est bons, avance Tizzo, confiant. C’est juste le commencement. Imagine nos chiffres l’année prochaine. »

Simon Coutu est sur Twitter .