On a vu la pièce « Blackout », et voici pourquoi elle est importante
Photo par Jaclyn Turner/Tableau D'Hôte 

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Culture

On a vu la pièce « Blackout », et voici pourquoi elle est importante

Une nouvelle pièce de théâtre revient sur un sombre pan de notre histoire pour rendre hommage à six étudiants caribéens qui ont eu le courage de dénoncer une injustice.

« Notre histoire débute en avril 1968. Mais ça pourrait tout aussi bien être 2018. »

Le ton est donné à Blackout: The Concordia Computer Protests, 50 Years Later, pièce militante qui sonde sa propre équipe de créateurs afin de mieux cerner comment la réalité des Montréalais afro-descendants a évolué (ou pas) un demi-siècle plus tard.

En 1969, après avoir déposé une plainte pour racisme contre leur prof de biologie, six étudiants antillais à l’Université Sir George Williams (aujourd’hui Concordia) se rendent à l’évidence : l’administration n’est pas outillée pour traiter leur requête. Avec près de 200 autres étudiants (de toutes origines confondues), ils occupent alors le centre informatique de l’édifice Hall en guise de protestation. Mais après l’échec d’un accord entre les partis opposés, l’escouade antiémeute est appelée en renfort pour évacuer les protestataires.

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On parle alors dans les médias de plus de deux millions de dollars en dommages, de près d’une centaine d’arrestations et d’un mystérieux incident criminel dont l’origine demeure à ce jour inconnue.

Lancée pendant le Mois de l’histoire des Noirs, Blackout revient sur un des soulèvements étudiants les plus importants du pays pour scruter les relations raciales actuelles au Québec, en cette époque post-SLĀVienne. Le spectacle controversé de Robert Lepage et de Betty Bonifassi est évoqué à quelques reprises, tout comme le mouvement Black Lives Matter, l’esclave noire de la Nouvelle-France Marie-Josèphe-Angélique et le livre Nègres blancs d’Amérique. « Certains parmi nous sont aussi activistes, en passant », déclare l’une des interprètes, brisant le quatrième mur et nous avertissant que la pièce cultivera volontairement le flou entre personnages et auteurs, passé et présent, faits et fictions.

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Photo par Jaclyn Turner/Tableau D'Hôte

Le scénario puise à la fois dans des comptes rendus historiques (tels que le livre The Computer Centre Party: Canada Meets Black Power de Dorothy Eber), mais aussi dans le propre vécu des huit coauteurs, « afin de voir quels parallèles on peut dresser avec les années 60 », expliquait le metteur en scène Mathieu Murphy-Perron au public à la suite d’une représentation la semaine dernière.

Impossible de passer sous silence la forte charge symbolique de l’œuvre, qui est présentée dans le sous-sol du même édifice où se sont déroulés les événements, et dans un théâtre baptisé D.B. Clarke, en (dés)honneur à l’homme qui était alors recteur et avait alerté la police antiémeute. Le symbole est d’autant plus frappant que la distribution est entièrement composée d’actrices et d’acteurs afro-descendants, qui enfilent sarraus de laboratoire, lunettes ou cravates pour interpréter les quelques personnages blancs.

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Événement aux lectures multiples

Lorsque je joins au téléphone Anne Cools, une ancienne manifestante étudiante qui avait été condamnée à quatre mois de prison pour sa participation au soulèvement de Sir George, elle m’implore de ne pas tomber dans le « piège » d’y voir une émeute raciale.

« Il y a plusieurs personnes qui veulent en parler ainsi, mais je n’y ai jamais cru », m’annonce celle qui est par la suite devenue première sénatrice noire dans l’ensemble de l’Amérique du Nord en 1984. « Parce que ce n’était pas le cas d’étudiants noirs qui combattaient des étudiants blancs, ou vice versa. De fait, c’était tout le contraire. Il s’agissait d’un petit nombre d’étudiants noirs qui, à tort ou à raison, sentaient qu’une injustice avait été commise, et d’un grand nombre d’étudiants blancs qui les soutenaient. La vraie question serait plutôt : pourquoi l’administration a pris aussi longtemps à rectifier le tir? À mes yeux, cela demeure l’énorme question sans réponse. »

Dans le documentaire Neuvième étage) produit par l’ONF, Rodney John, l’un des six étudiants antillais en biologie ayant déposé ladite plainte de discrimination, témoigne des énormes séquelles qu’ont laissées ce qu’il qualifie d’esclavage institutionnel. « En tant qu’être humain, tu étais dévalué », avait alors affirmé ce psychologue ayant au final obtenu un doctorat. « À un certain moment, l’hypothèse implicite d’esclavage a été institutionnalisée. Tu étais réduit au silence et devais accepter ce qui avait été décrété. Il devient très difficile de baisser les bras et d’accepter cela. »

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Tous sont d’accord pour reconnaître que le soulèvement a marqué un tournant dans les relations raciales au Canada.

La politique pancanadienne tant célébrée du multiculturalisme à la Pierre Elliott Trudeau est entrée en vigueur en 1971, à peine deux ans après l’occupation de Sir George. Un bureau de l’ombudsman a également été mis en place pour évaluer les plaintes dans les universités du pays. Et dans un exercice ultra-efficace de branding pour racheter son image et faire oublier les chants de « let the n-word burn » que scandait une foule à l’extérieur de son édifice Hall, Sir George s’est associé avec le Collège Loyola pour devenir Concordia.

Réactions viscérales, échanges émotifs

Jeudi dernier, un panel post-pièce traitant de l’évolution de la lutte pour la justice raciale au pays a donné lieu à des échanges très émotifs qui en disent long sur la difficulté qu’ont différents groupes, voire différentes générations, à échanger ouvertement sur le sujet.

Lorsqu’une spectatrice blanche d’âge mûr ayant « soutenu ses amis noirs et caribéens » en 1969 prend la parole pour faire part de son inconfort et de ses peurs, cela ne lui procure pas un grand capital de sympathie auprès du panel. « J’étais moi aussi à l’extérieur, pleurant sur la rue Mackay quand j’ai entendu ces gens crier “ let the n-word burn” parce que (se mettant soudainement à crier) CE N’ÉTAIT PAS MOI! » Et de lui répondre une panéliste cofondatrice de Black Lives Matter Toronto : « Je dis toujours aux gens qui réagissent ainsi : apprenez à vivre avec cet inconfort, et demandez-vous pourquoi un récit à propos de personnes noires qui évoquent la violence à laquelle elles font face vous rend mal à l’aise pour vous, et non pas pour eux. »

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Nul ne pourra remettre en question les effets néfastes qu’ont les préjugés raciaux malheureusement bien ancrés chez nous. Pour ne citer que deux exemples : un papier publié par Tonic en décembre 2018 explorant les façons par lesquelles le stress chronique engendré par le racisme systémique contribue à détériorer la santé des personnes noires ainsi qu’un rapport de l’ONU (du Groupe de travail d’experts sur les personnes d’ascendance africaine sur sa mission au Canada, plus précisément) datant de l’automne 2017 qui est à la fois troublant, décourageant et catégorique. « Le racisme anti-noir et les stéréotypes raciaux sont si profondément ancrés dans les institutions, les politiques et pratiques, que ses formes institutionnelles et systémiques sont normalisées ou rendues invisibles, en particulier pour le groupe dominant », y affirme-t-on.

Rencontrée avant même d’avoir assisté à la discussion post- Blackout à fleur de peau, l’actrice Sophie-Thérèse Stone-Richards, l’une des six membres de la distribution diplômés ou étudiants à Concordia, estime que la vraie quête d’une justice sociale doit se concentrer sur les problèmes engendrés par le racisme.

« Tous ces gens qui se plaignent des actions prises en ce moment, je leur demande de prendre un moment pour réfléchir au problème. Que fait-on pour le résoudre? Ceux qui se sentent incommodés par les tactiques prises par certains pour mettre en lumière le problème, c’est une chose. Mais tu sais ce qui nous rend tous inconfortables? Le problème en soi. Nous sommes tous inconfortables, donc si on peut juste se l’avouer et en parler, ça nous aiderait », avance-t-elle.

Blackout: The Concordia Computer Protests, 50 Years Later est présenté jusqu’au 10 février au Théâtre D.B. Clarke de l’Université Concordia.

Pour visionner Neuvième étage de l’ONF gratuitement en ligne, c’est par ici.