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Profession : faire parler les armes

Rencontre avec Damien Spleeters qui court les théâtres de guerre pour répertorier roquettes et autres munitions. Sa dernière mission : recenser les armes de l'État islamique.
Pierre Longeray
Paris, FR
Damien Spleeters au travail, en juillet 2017, en Irak. Photo : Amir Musawy

Alors que le territoire tenu par l'organisation État islamique en Irak et en Syrie fond un peu plus chaque jour, les vestiges laissés par le groupe terroriste se dévoilent doucement. Dans les villes en ruine reprises par les forces armées, on croise parfois Damien Spleeters, qui fouille les anciennes caches d'armes et photographie tout ce qu'il peut. Ce Belge de 31 ans est le responsable des opérations régionales du Conflict Armament Research (CAR), une organisation internationale soutenue par l'Union européenne, dont l'objectif est de retracer le parcours des armes et munitions utilisées par des groupes insurgés.

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Le CAR vient de publier un rapport sur les armes de l'EI utilisées en Syrie et en Irak, dans lequel on apprend que l'EI produisait de manière industrielle des armes et des munitions – une véritable « révolution industrielle du terrorisme » pour Spleeters. De retour en Europe, on discuté avec cet ancien journaliste qui fait parler les armes pour mieux comprendre l'histoire de ces conflits particuliers.

VICE : Comment devient-on traceur d'armes ?
Damien Spleeters : Avant de me lancer dans cette mission, j’étais journaliste – il y a de ça un peu plus de cinq ans. Je m’intéressais déjà beaucoup aux armes ; je voulais comprendre d’où elles venaient. Le déclic a eu lieu en 2012 au moment de la guerre en Libye. À l’époque, je faisais du bâtonnage de dépêches en Belgique, et un jour, je suis tombé sur une info : des armes belges avaient été retrouvées entre les mains de rebelles anti-Kadhafi. Je me suis dit que cela serait un moyen d’intéresser le public belge au conflit libyen, dont les gens ne se souciaient guère. Après avoir épluché des câbles diplomatiques à la recherche de transferts d’armes, j’ai pris la décision d’aller chercher moi-même les armes. J’ai pris un billet d’avion pour la Libye en posant deux semaines de congés. Sur place, j’ai travaillé avec des locaux – des fixeurs – qui m’ont aidé à retrouver les armes grâce aux photos qu’on avait.

A quel moment est-ce devenu un job à plein temps ?
Ce sujet m’intéressait vraiment en tant que journaliste, si bien qu'après la Libye, j’ai fait le même type d’enquêtes en Syrie. Puis j’ai reçu une bourse pour continuer mes études à Columbia, aux États-Unis, où ils ont un centre spécialisé dans le journalisme d’enquête. À la fin de l’année, j’ai été contacté par le Conflict Armament Research (CAR), qui venait de recevoir son premier mandat européen. Sans grande hésitation, je leur ai dit « oui ».

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122 mitrailleuses légères chinoises 762 x 39 mm. Photo via Conflict Armament Research

Avez-vous le sentiment d’être plus utile en travaillant pour le CAR plutôt qu’en tant que journaliste ?
Oui, je pense. Ce type de mission permet d’aller plus loin, de creuser. C’est vraiment quelque chose que je n’aurais pas pu faire en tant que journaliste. Avec le CAR, qui est soutenu par l’UE, j’ai accès à des ressources, des connaissances et du temps – ce que je n’avais pas quand j’étais journaliste freelance.

Depuis juillet 2014, vous enquêtez sur les armes utilisées par l’EI. Quelle méthode suivez-vous ?
On travaille avec les forces armées présentes sur place, qui nous escortent, gardent les armes pour nous, ou nous accompagnent jusqu’aux caches d’armes. Une fois sur place, on prend énormément de photos pour ne manquer aucun indice. On relève tous les marquages qui se trouvent sur chaque objet : les numéros, les symboles, les chiffres, les lettres. Cela forme une sorte de code qui vous renvoie à une usine, à une année de production… Sans oublier que la forme et la couleur peuvent aussi beaucoup nous en apprendre sur sa provenance. On relève aussi les données contextuelles : on demande aux forces qui ont récupéré les armes quand ils les ont trouvées, où exactement, à qui ils les ont prises, etc… C’est grâce à toutes ces informations que l’on peut commencer à retracer le parcours de l’objet.

Une fois le travail de terrain effectué, quelle est la marche à suivre ?
Le travail sur le terrain n’est qu’un début. On a une équipe installée à Londres, qui s’occupe de notre base de données. Le CAR est présent dans une vingtaine de pays différents, et ce depuis plusieurs années, donc on a pu constituer une base de données assez impressionnante et qui nous permet de faire des liens entre les conflits. Grâce aux codes relevés sur les armes trouvées sur le terrain, on peut alors entrer en contact avec les pays exportateurs et initier ce qu’on appelle une « requête de traçage ». L’objectif est de comprendre qui était censé être le bénéficiaire légal de l’arme, puis de savoir où s’est passé le détournement. Une fois qu’on connaît le pays bénéficiaire légal, on va donc se tourner vers lui et demander si cette arme, qui lui était destinée, a été à un certain moment retransférée.

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Quatre roquettes différentes emballées dans des sacs de polyéthylène résistant à la chaleur. Photo prise à Bagdad en Irak en mai 2017 par Conflict Armament Research

C’est ce qui s’est passé avec les roquettes PG-9 produites par la Roumanie, puis achetées par les États-Unis et retrouvées in fine dans les mains de l’EI ?
Oui, c’est tout à fait ça. Cette transaction entre la Roumanie et les États-Unis était totalement légale. Elle s’est faite avec un « certificat d’utilisation finale », où le bénéficiaire certifie qu’il va être l’utilisateur de l’arme. Il y avait aussi une « clause de non-réexportation », dans laquelle l’importateur certifie qu’il ne va pas retransférer ces objets sans l’aval préalable de l’exportateur. À ce moment-là, on vérifie si l’exportateur a donné son aval, et là ce n’était pas le cas. Du coup, on peut établir qu’il y a eu un détournement. On se tourne alors vers le bénéficiaire pour savoir à qui il a donné l’arme. Mais malheureusement, tous les pays importateurs n’ont pas collaboré avec nous.

Sait-on comment ces armes ont pu se retrouver entre les mains de l’EI ?
On s’est rendu compte en cherchant un peu plus loin que certains groupes de rebelles syriens bénéficiaient du même type d’armes, avec le même numéro de lot. On s’est aperçu que ces groupes ont combattu l’EI. Du coup, c’est sans doute comme ça que l’EI a eu accès indirectement à ces armes.

Cela arrive souvent ?
Dans chaque conflit, c’est presque toujours le cas. Quand vous fournissez des armes à une région où il y a beaucoup de groupes en conflit, avec des alliances qui changent, c’est très difficile à éviter.

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Barils utilisés comme des Engins Explosifs Improvisés (IED). Photo prise à Al Khalidiyah en Irak en février 2016 par Conflict Armament Research

En plus d’avoir récupéré des armes, qui ne leur étaient pas destinées, l’EI est parvenu à produire beaucoup de munitions et d’armes. Vous parlez de « révolution industrielle du terrorisme ». Qu’entendez-vous par là ?
On a affaire à quelque chose d’inédit. Quand je parle de « révolution industrielle », je fais référence aux quantités produites, mais aussi au modus operandi, c’est-à-dire la manière de produire des armes. Comme pendant la révolution industrielle, l’artisan fait place à l’usine. L’EI a mis en place le travail à la chaîne, des économies d’échelle, des travailleurs et des ateliers spécialisés qui vont se charger d’une certaine étape de fabrication d’une munition ou d’une arme. Les mêmes produits reviennent tout le temps pour obtenir les mêmes résultats. Et en bout de chaîne, ils ont même mis en place une unité de contrôle de qualité, qui va examiner les armes produites, mettre un label dessus, peindre ces unités d’une certaine couleur et construire des boîtes qui vont leur permettre de stocker et de transporter les armes. Il s’agit d’un système réellement complexe piloté par une administration centrale et alimentée par une chaine d’approvisionnement solide, flexible et durable.

L’EI est donc devenu un producteur d’armes à part entière ?
Oui, avant de perdre leur territoire. Entre 2015 et 2017, l’EI était un producteur d’armes, ce qui peut notamment expliquer pourquoi la reprise de son territoire a été aussi compliquée. Le fait d’avoir eu accès à des armes et à tant de précurseurs chimiques [leur permettant de fabriquer leurs armes] les a rendus beaucoup plus dangereux qu’ils auraient dû être. Cela les a fait « vivre plus longtemps ».

Un M114 américain pris par l'EI à Kobané lors du siège de la ville en 2014 et 2015. Photo prise à Kobané en février 2015 par Conflict Armament Research

Comment ont-ils pu obtenir ces capacités techniques ?
Il faut remonter un peu en arrière pour comprendre cela. En 2004, un an après l’invasion américaine de l’Irak, un décret de l’administration provisoire a mis au ban tout un pan de la société, dont les ingénieurs et toutes les personnes avec des qualifications poussées qui travaillent dans l’industrie de l’armement en Irak. Ces personnes se sont retrouvées sans travail. J’imagine que cela n’a pas été très difficile pour un groupe insurgé de les recruter.

Peut-on penser que les capacités techniques obtenues par l’EI en Syrie et en Irak pourraient être transférées dans les autres territoires menacés par l’EI, comme en Afghanistan ou au Sahel ?
La migration de savoir entre différents groupes et différents conflits est une réalité que nous avons pu constater. Cela ne concerne pas seulement l’EI mais plusieurs groupes non-étatiques ou semi-étatiques au Mali, en Libye, ou en Somalie. Néanmoins, les capacités techniques ne sont pas tout. Il faut aussi construire une chaîne d’approvisionnement, avoir les travailleurs qualifiés nécessaires, jouir d’un territoire, d’une infrastructure, et d’une certaine économie. C’est aussi cela qui rendait l’EI unique, dans un sens.

Pierre Longeray est sur Twitter.