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Music

Concerts annulés, espionnage, arrestation : les Russes d'IC3PEAK aux prises avec Poutine

« Est-ce que notre art est devenu tellement puissant que la police doit nous traquer ? Ou bien est-ce que ce sont eux qui sont devenus complètement fous ? »
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Photo : Facebook

Adaptation indécise du rap US grand public au sortir de la guerre froide, le rap russe s’est depuis longtemps frayé son propre chemin, révélant ses propres têtes de gondole et ses clivages. Ainsi les clips d’Oxxxymiron, PHARAOH ou TATARKA dépassent régulièrement les 50 millions de vues sur Internet (indice désormais le plus évident de popularité). Le tout en revendiquant une conscience sociale ou au contraire, le droit de s’en foutre. Et si ici ces noms sont inconnus, leur influence s’étend sur l’ensemble des pays de l’ex-URSS, de l’Ukraine au Kazakhstan en passant par l’Estonie et la Géorgie.

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Une popularité loin d’échapper à l’objectivation politique comme en témoigne un discours tenu par Vladimir Poutine le 15 décembre dernier. Craignant de voir le rap corrompre la jeunesse à travers « le sexe, la drogue et la protestation », le président russe déclarait que « s’il est impossible de l’arrêter, il faut l’orienter dans la bonne direction ». Une volonté déjà précédée d’effets. Depuis quelques mois, une vingtaine de concerts de rap ont été interdits selon le recensement du site Meduza tandis que certains rappeurs passent par la case prison pour des motifs de plus en plus opaques.

Dans le même temps, le duo IC3PEAK, originaire de Moscou, et dont la musique évoque quelques échos de witch-house (vous savez, ce sous-genre représenté par Salem, Suuns ou oOoOO au début de la décennie) s’est trouvé lui aussi confronté à la censure. En cause : le clip de « Смерти Больше Нет » (« Death No More ») publié le 30 octobre 2018. Le groupe s’y asperge notamment de kérosène devant le parlement russe.

Dans un message publié sur sa page Facebook le 15 décembre, il déclarait : « Il semble que le gouvernement russe n’apprécie vraiment pas que notre vidéo pour 'Death No More' ait récolté plus de 10 millions de vues en un mois. […] Environ 10 de nos concerts ont été annulés par la police et tous les clubs dans lesquels nous avons joué ont reçu des menaces. […] Les policiers ont aussi frappé notre manager Oleg quand il a tenté de laisser les fans accéder à l’un de nos concerts. » Dans un autre message, le groupe affirmait être sous la surveillance du FSB (ex-KGB).

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Pour en savoir plus sur cette situation, nous sommes entrés en contact avec Nastya et Nick qui forment IC3PEAK.

Noisey : Comment vous sentez-vous après tous ces événements ? Est-ce que vous envisagez de quitter la Russie ?
Nick : C’est drôle que tu nous poses cette question parce que nous sommes déjà en Chine en ce moment. Nous avions prévu une tournée là-bas avant même le début de nos problèmes. Ce qui n’est pas franchement l’idéal puisque la Chine est sans doute pire que la Russie en matière de liberté d’expression. Mais en dépit de toutes ces choses dingues qui nous arrivent, on reste positifs. On se sent même galvanisés. Des tas de jeunes gens, super rusés, nous ont aidés à maintenir nos concerts coûte que coûte. C’était très inspirant de les rencontrer.

Nastya : Quand nos concerts ont commencé à être annulés, j’étais très en colère. C’est une situation aussi absurde que ridicule. Mais je ne pense pas que nous devrions fuir. Nos trois derniers concerts en Russie se sont d’ailleurs déroulés sans accrocs grâce à l’exposition médiatique. Les autorités qui voulaient nous interdire se sont aperçues qu’il commençait à y avoir beaucoup de bruit autour de notre histoire. Ça les a sans doute effrayés.

Vous avez été contraints de jouer des concerts dans des lieux tenus secrets pour éviter d’être arrêtés. J’imagine que tout ça doit poser beaucoup d’interrogations quant au futur d’IC3PEAK et de vos vies personnelles…
Nastya : On a l’impression de vivre dans un jeu vidéo. Tu sais, où tu dois débloquer de nouveaux endroits et survivre aux épreuves avant de rencontrer le boss final… Ça semble irréel. Je ne parviens toujours pas à croire ce qui en train de nous arriver. Est-ce que notre art est devenu tellement puissant que la police doit nous traquer ? Ou bien est-ce que ce sont eux qui sont devenus complètement fous ? On vit dans un autre espace-temps depuis quelques semaines.

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Nick : Nous avons été détenus dans un poste de police, nous avons fait l'objet d’une surveillance renforcée… Tout ça n'est pas très agréable et nous rend nerveux. En même temps, nous n'avons pas souhaité nous arrêter car cela aurait légitimé les actions de nos adversaires et nous aurait rendus encore plus anxieux. Je pense que nous avons bien fait d'aller au bout de notre tournée en Russie.

Quand vous avez écrit « Death No More », vous imaginiez récolter d’aussi gros problèmes avec ce titre ?
Nastya : « Death No More » est une satire politique. Rien de neuf n’y est dit. Tout le monde connait déjà les problèmes qui sont évoqués de manière métaphorique dans ce morceau. Je l’ai écrit juste après la réélection de notre président. Mais il parle surtout du profond sentiment de détresse que tu ressens quand tu vois que rien ne change, que chaque jour se ressemble et que le futur s’annonce aussi obscur. On s’attendait à ce que le clip se fasse remarquer sur Internet mais on n’imaginait pas se retrouver traités comme des criminels. Nous n’avons pourtant enfreint aucune loi. Nous avons juste accompli une superbe démonstration artistique.

Nick : Ce n'était pas notre but d'énerver qui que ce soit. On voulait juste créer quelque chose qui n'ait pas encore été réalisé. Nous considérions simplement ce projet comme un projet artistique parmi d'autres.

De manière générale, vous envisagez votre musique comme un outil politique ?
Nick : Je ne pense pas que notre musique doit se fondre dans quelque chose, ou que nous ayons une mission ou une responsabilité. Je pense au contraire que ces choses là peuvent brider les gens et tuer leur art. IC3PEAK est simplement un projet audiovisuel. Au départ, je composais la musique et Nadya chantait en plus de concevoir les visuels. Et puis j'ai commencé à produire des visuels moi aussi et nous collaborons étroitement depuis sur tous ces aspects.

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Nastya : Notre seule responsabilité est d’être honnête envers nous-mêmes et notre public. Parfois nous abordons la politique, parfois il ne s’agit que de peines sentimentales. La vie recourt de multiples facettes et il n’y a pas de limite pour l’art. Mais c’est vrai qu’il est difficile d’éviter la question politique. Le monde est tellement malade. Il y a un besoin urgent de changement.

Le 15 décembre dernier, Vladimir Poutine a déclaré ne pas vouloir interdire le rap en Russie mais « l’orienter dans la bonne direction ». Vous pensez que son administration est capable de contrôler une telle culture, amplement fluidifiée par Internet ?
Nick : J'ai trouvé ça drôle, cette déclaration, parce qu’elle montre à quel point ils sont largués concernant la jeunesse. Le rap a toujours été une musique de protestation et aucun artiste ne souhaite travailler main dans la main avec Vladimir Poutine. Il devrait plutôt nous laisser faire par nous-même. Les gens trouveront toujours des moyens d’échanger des morceaux ou de faire des concerts.

Nastya : Je suppose que le gouvernement essaye de contrôler les cultures qu’il n’arrive pas à comprendre. Il réalise un peu tardivement qu’une large part de la population ne le soutient plus et n’adhère plus à sa propagande. Grâce à Internet, nous avons développé notre esprit critique. Dans quelques années, c’est notre génération qui décidera de ce qu’il faut faire du pays et les autorités en ont peur. Ils sont tellement vieux qu’ils ne veulent pas perdre le contrôle. Ils ont d’abord essayé de censurer l’art mais ils se sont ridiculisés. Maintenant, ils essaient de « l’orienter » en donnant de l’argent et d’autres avantages aux artistes mais ce sera un nouvel échec.

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À cause notamment de l’inflation et de la diminution des pensions de retraite, la popularité de Poutine semble s’éroder depuis quelques mois en Russie. Est-ce que vous pensez qu’un changement puisse s’opérer très prochainement ?
Nastya : Pour toute la jeunesse, Poutine – et quand je dis Poutine, je veux parler de toute la machine derrière lui – est une blague. Nous savons tous comment ce gouvernement fonctionne et nous le haïssons.

Nick : Ce que je vois, c'est que nos fans, qui ont la vingtaine, sont extrêmement en colère à propos de ce qui se passe en Russie en général.

Nastya : Les gens vivent toujours dans la misère ici. Mais nous aimons notre pays. Nous avons plein de gens talentueux et je pense que quelque chose de positif peut se produire, oui. Même si c’est difficile d’être optimiste au regard de l’histoire russe, les choses ne peuvent pas rester dans cet état encore très longtemps. C’est irréaliste.

Nick : Je pense aussi qu’un large mouvement de protestation peut émerger dans un avenir proche. C'est sûr.

En attendant, avec IC3PEAK, espérez-vous un geste de la communauté internationale ou d’artistes d’autres pays ?
Nick : On ressent déjà beaucoup de soutien partout dans le monde. Des soutiens de fans, de médias, de musiciens… C'est génial. On ne nous envoie pas non plus des tonnes d'argent. [Rires] Ce sont plutôt des encouragements mais c’est déjà beaucoup pour nous.

Nastya : Nous sommes vraiment reconnaissants envers les gens qui se renseignent sur ce qui se passe actuellement en Russie. Je pense que c’est l’intérêt de la musique : d’unir les gens peu importe leur culture ou leur langage.

Grégory Vieau arrive sur Noisey.

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