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Drogue

Des patients vendent leurs opioïdes pour s’acheter du cannabis médical

« J’ai demandé une prescription de pot à mon médecin, et il ne veut rien savoir. »
Photo via Flickr / Marko Javorac

Chaque semaine, Éric* se procure ses Dilaudid à la pharmacie. Il a le droit à une dose par jour pour traiter la douleur qu’entraîne l’hépatite C, qu’il a contractée en s’injectant de l’héroïne. Mais au lieu d’ingérer sa pilule, il va directement dans un McDonald’s du centre-ville pour la revendre au plus offrant. Et cet argent, il le donne à un dispensaire en échange de cannabis médical.

Éric prend aussi de la méthadone pour traiter sa dépendance à l’héroïne. Depuis qu’il utilise du weed, sa dose quotidienne a considérablement diminué.

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Mais, contrairement à l’hydromorphone (Dilaudid) et à la méthadone, le cannabis n’est pas un médicament reconnu par Santé Canada. Il n’est donc pas remboursé par l’assurance maladie. De nombreux professionnels de la santé au Québec sont réticents à proposer du cannabis à leurs patients, puisque le Collège des médecins considère que la substance « n'a pas fait l'objet de recherches scientifiques assez avancées ».

Éric ne travaille pas et a de la difficulté à joindre les deux bouts. Il sait très bien qu’il est illégal de vendre les opioïdes d’ordonnance. « J’ai demandé une prescription de pot à mon médecin et il ne veut rien savoir. Je suis venu à la Croix verte avec mon diagnostic et on me vend du cannabis à bon prix. Ça m’aide à dormir. Depuis, j’ai arrêté de prendre mon cocktail d'antidépresseurs et de somnifères. Et je suis vraiment, vraiment moins gelé. »

Il réussit généralement à obtenir cinq dollars pour chaque pilule de Dilaudid. Un gros total de 35 $ par semaine. Ce n’est pas des masses, mais c’est assez pour endormir sa douleur. « C’est vraiment facile à vendre dans la rue, dit-il. Les gens cherchent du dilau, mais aussi de l’Ativan, du Rivotril, du Valium. Quand j’arrive au McDo, y a généralement quatre ou cinq personnes qui veulent m’acheter des médicaments. »

Directrice et copropriétaire de la Croix verte, Shantal Arroyo estime qu’une centaine de ses clients font comme Éric. Des gens qui courent de graves risques en cessant leurs traitements sans suivi médical. « On le sait, dit-elle. C’est pour ça qu’on travaille avec des infirmières, des pharmaciennes et une travailleuse sociale en consultation. »

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La Croix verte détient un permis d'occupation pour un commerce qui propose des soins de santé naturelle. Le dispensaire ne distribue pas nécessairement du cannabis provenant de producteurs autorisés par Santé Canada. Les patients doivent montrer une preuve de diagnostic signée de la main d'un médecin.

Avant notre demande, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) n’avait jamais eu vent d’un tel stratagème. « Nous sommes préoccupés par le fait que des patients puissent revendre des médicaments, particulièrement des opioïdes, avance la porte-parole, Noémie Vanheuverzwijn. Il s'agit d'un acte répréhensible qui peut avoir des conséquences pour la santé. Nous collaborons avec l'Ordre des pharmaciens et le Collège des médecins pour mettre en place différentes mesures pour favoriser un usage optimal des opioïdes. »

Le ministère nous confirme aussi qu’il n’est actuellement pas envisagé d'assurer la couverture du cannabis utilisé à des fins thérapeutiques. « Rappelons qu'il s'agit d'un traitement non reconnu qui doit être prescrit en dernier recours selon la directive du Collège des médecins à ses membres », ajoute-t-elle.

À l’échelle mondiale, les Canadiens sont de gros consommateurs d’opioïdes d’ordonnance. Selon une étude du Pain and Policy Study Group de l’Université du Wisconsin parue en 2015, il se consomme plus de 722 mg d’équivalents à la morphine au pays par personne chaque année, contre 717 mg aux États-Unis. En 2013, la consommation de Dilaudid était quatre fois plus importante au Canada que chez nos voisins du Sud. Donc, pas étonnant qu’une partie de ces médicaments se retrouve dans la rue.

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Spécialiste en dépendance à l’Institut universitaire sur les dépendances, Laurence D’Arcy-Dubois estime que, dans le cas de douleurs chroniques, le cannabis est un traitement valable, quoique toujours controversé. « Si ce patient avait accès à du cannabis médical remboursé par l’État, il n’aurait pas à vendre ses opioïdes, dit-elle. Mais le Collège des médecins est très conservateur. On ne veut pas faire d’erreur. Pour l’instant, on est dans un flou artistique parce que c’est toujours considéré comme une drogue. »

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À la veille de la légalisation du cannabis au pays, le budget fédéral déposé en février nous apprenait que les produits à faible teneur en THC (le principal agent psychoactif) « ne seront généralement pas assujettis au droit d’accise […] pourvu que le produit du cannabis ait une identification numérique de drogue et ne puisse être obtenu qu’au moyen d’une ordonnance ». Actuellement, aucun produit de cannabis n’est identifié de la sorte au Canada.

Sinon, en plus de la TPS et de la TVQ, le cannabis récréatif sera taxé d’un droit d’accise qui représente le montant le plus élevé « entre un dollar le gramme ou 10 % du prix d’un produit ».

Pour ce qui est de l’avenir des dispensaires comme la Croix verte qui œuvrent depuis des années dans le « marché gris », rien n’est moins sûr. Une source d'inquiétude pour Éric. « Avec la légalisation du récréatif, les gens vont pouvoir s’acheter du pot pour se geler avec leurs chums, dit-il. Mais c’est certain que les employés de la Société québécoise du cannabis ne seront pas aussi bien formés pour conseiller des malades qui ont le VIH et l’hépatite. »

* Les noms des personnes citées ont été changés pour préserver leur anonymat.

Simon Coutu est sur Twitter.