La révolution ukrainienne, selon Sasha Kurmaz

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La révolution ukrainienne, selon Sasha Kurmaz

Notre photographe ukrainien préféré a documenté les révoltes de Maïdan.

VICE a publié pour la première fois les photos de l’Ukrainien Sasha Kurmaz il y a deux ans. Nos lecteurs y découvraient alors les obsessions de Sasha pour les filles nues, les statues de marbre, les imposants bâtiments soviétiques, les pénis et plus généralement, toutes les choses qui différencient une photo géniale d’une photo de merde. Aujourd’hui, les travaux de Sasha sont reconnus dans le monde entier, et ils ont entre autres été publiés dans les magazines Tissue, Pig, Rolling Stone, Fruit Salad ou le photobook Nudity Today.

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À la fin de l’année 2013, tandis que les habitants de Kiev se soulevaient place Maïdan contre le régime politique du président Viktor Ianoukovytch et la suspension de l’éventuel accord d’association entre l’Ukraine et l’Union européenne, Sasha est sorti dans la rue pour documenter les révoltes. Jusqu’à la destitution de Ianoukovytch le 22 février et la fin de la presque guerre civile dans la capitale ukrainienne, il a passé trois mois à photographier l’insurrection et les gens qui la composaient. Il s’agit de son tout premier reportage, au sens journalistique du terme. Tandis que les récents événements en Crimée ont une nouvelle fois enfoncé l’Ukraine dans l’abîme des relations internationales, j’ai posé quelques questions à Sasha sur le devenir de Maïdan et l’actuelle situation dans le pays.

Une fille et le portrait du président de Biélorussie, à la tête du pays depuis 20 ans, 2014

VICE : Salut Sasha. Qu’est-ce que tu penses des médias prorusses qui prétendent que le gouvernement de transition ukrainien est « fasciste » ? D’où ça vient ?
Sasha Kurmaz : Pour être franc, aucun média russe n’est crédible aujourd’hui. Presque tout ce que l’on peut lire dans les magazines russes, c’est un tissu de conneries. Et il ne s’agit pas que de mensonges, mais d’une grosse machine de propagande. Joseph Goebbels a dit un jour : « Donnez-moi les médias, et je transformerai n’importe quelle nation en un troupeau de porcs. » C’est ce qu’ils font.

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Donc oui, je dirais que tous les gens qui habitent la Russie ont quelque part été transformés en cochons ; le problème, c’est que nombre d’Ukrainiens, et notamment les gens qui habitent en Crimée, ont également succombé à la séance d’hypnose. J’entends déjà les « oink-oink ». Mais pour répondre à ta question, je ne serais pas honnête si je n’admettais pas que la rhétorique nationaliste n’était pas présente durant les manifestations à Kiev.

OK. Dans quelle mesure ?
Eh bien, il ne s’agit pas que des gens qui appartiennent au parti nazi Svoboda. Ce sont eux qui lançaient les slogans « Gloire à la nation ! Mort à l’ennemi ! » ou « L’Ukraine au-dessus de tout » mais la plupart des gens de gauche, libéraux, les suivaient. Je dirais que seulement 5 à 10 % des gens à Maïdan étaient d’extrême droite. Mais pour les Russes, c’est amplement suffisant pour en faire des tonnes et effrayer les gens en traitant tous les Ukrainiens de « fascistes ».

Pour revenir à la ré-annexion de la Crimée par la Russie, quel est ton point de vue ?
Mon Facebook explose chaque jour à cause de ça. La situation est compliquée. D’une part, la Crimée était déjà occupée par les Russes, qui avaient concédé la région à l’Ukraine en 1954, sous Khrouchtchev. Puis le mois dernier, les bases militaires ukrainiennes ont été bloquées par l’armée russe. Depuis, c’est n’importe quoi – les soldats ukrainiens ont été forcés de prendre la nationalité russe et de défendre la Russie sous peine de graves sanctions. Les Tatars se retrouvent étrangers chez eux. On a recensé des cas où des habitants de Crimée prorusses avaient mis le feu à des maisons de gens se revendiquant Ukrainiens… Ce genre de trucs arrive tous les jours.

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Tu as pris beaucoup de photos durant les événements – où étais-tu les jours avant l’éviction du président Ianoukovytch?
La révolution à Kiev a commencé je dirais, quatre mois avec le départ forcé du président. Durant tout ce temps, je n’ai pas pris part aux affrontements mais j’ai documenté autant que je le pouvais la vie durant les événements. J’étais au milieu de l’agitation, je prenais des photos et faisais des graffitis de protestation.

Révoltes à Kiev, 2014

Raconte-moi une histoire dont tu as été témoin durant les manifestations de Maïdan.
Ça se passait au cours des premières semaines de la révolution. Tandis que je prenais des photos de la vie pendant les révoltes, je suis tombé sur un mec, avec lequel j’ai un peu parlé, qui m’a demandé sans trop que je sache pourquoi de prendre en photo le drapeau arménien qu’il transportait. Il m’a expliqué qu’il était Arménien lui-même, que le monde devait savoir que les Arméniens et les Ukrainiens étaient frères et que l’on devait se serrer les coudes. Le mec était très amical. Quelques jours plus tard, j’ai appris qu’il venait d’être tué par la police ukrainienne. Intérieurement, j’étais dévasté. Un homme arménien avait perdu la vie à Kiev, pour la seule liberté des Ukrainiens. Il s’appelait Sergeï Nigoyan.

Tu penses que la plupart des jeunes Ukrainiens souhaitent réellement adhérer à l'UE ? En France, on entend partout qu’ils veulent « se libérer du grand frère russe ».
Je pense qu’une grande partie de la jeunesse ukrainienne lutte non pas pour adhérer à l'Union européenne, mais pour un avenir libre – ils veulent simplement vivre dans une Ukraine sans fonctionnaires pourris, s'éloigner le plus loin possible de la mentalité soviétique, et en finir une bonne fois pour toute avec la mafia policière et les tribunaux corrompus.

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Les jeunes veulent parler librement de ce qu'ils pensent. Ils souhaitent aussi avoir le droit de voyager. Les Français ont dû oublier ce qu’est un visa aujourd’hui – mais pour les jeunes Ukrainiens, il est toujours hyper difficile de passer les frontières. Les Ukrainiens doivent passer par de longues journées d’humiliation policière pour avoir le droit d’aller ailleurs en Europe pour une, deux ou trois semaines. Je crois que les jeunes d’Ukraine ne veulent pas continuer à vivre dans ces conditions. Et en effet, ils ne veulent pas non plus avoir un grand frère qui a le pouvoir de leur pointer une kalachnikov dessus à la moindre occasion.

En tant que photographe, les événements de Maïdan ont-ils été pour toi un bon sujet de documentation ? Corrige-moi si je me trompe, mais c'est la première fois que tu produisais un vrai travail « journalistique », n'est-ce pas ?
Je tiens surtout à dire que Maïdan a changé la vie de tous ceux qui se trouvaient à Kiev à ce moment-là. Il est encore très difficile d'expliquer ce qui s'est passé ici. Les gens se sont battus 24h sur 24 et 7 jours sur 7 pour vaincre le dragon. Oui, j'ai pris de nombreuses photos et vidéos, pour avoir des archives. Pour moi, ce n'était pas simplement une première expérience journalistique, mais une véritable expérience de guerre.

OK.Comment es-tu tombé sur le bus carbonisé que tu as posté sur ton Flickr ?
J’ai pris cette photo dans la rue Hrushevskoho, à Kiev, une zone sensible de la ville. C'est un endroit où beaucoup de manifestants ont été tués. Je me souviens, c’était le lendemain des premiers affrontements entre la police et les citoyens. Ce bus avait fait les frais de l’un des tout premiers cocktails molotov balancés.

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Depuis les événements de Maïdan et avec les perpétuels rebondissements en Crimée, à quoi ressemble la situation en Ukraine aujourd’hui ?
Eh bien, Maïdan continue sa vie. La place centrale de Kiev est toujours occupée à l’heure actuelle. Mais il n'y a plus le moindre coup de feu et plus de morts – la sécurité est revenue. Mais Kiev, ce n'est qu'une seule ville. Maintenant c'est l'Est du pays qui doit faire face aux situations les plus délicates – je pense notamment à Kharkiv, Donetsk, Louhansk ou en Crimée bien sûr. La lutte continue et les jeunes forment une part active de l'opposition.

Que va-t-il se passer à Kiev dans les prochaines semaines ? La situation va-t-elle empirer ?
Il m'est très difficile de prédire quoi que ce soit pour le moment. Les choses bougent, changent et finissent toujours par muter de la façon la plus inattendue. Je ne sais pas de quelle façon l'Union européenne pourrait nous aider, mais ce que je sais, c'est que celle-ci ne veut en aucun cas entrer en conflit avec Poutine.

Ce que je vois – et que je comprends en partie – c’est que l'Union européenne ne souhaite pas aider l'Ukraine. Aujourd'hui, seuls les Ukrainiens peuvent rétablir la paix dans leur pays.

Merci beaucoup, Sasha.

Allez voir le site web de Sasha à cette adresse. Et son Tumblr. Et son Facebook.