Screen Shot 2019-02-21 at 12
« We Together » de Sun Mu. Image publiée avec l’aimable autorisation du musée Wende. 

FYI.

This story is over 5 years old.

Culture

Les utopies perdues de Sun Mu

Le transfuge nord-coréen, ancien peintre de propagande, a rejoint la Corée du Sud à la nage dans les années 1990.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

La première exposition de l'artiste nord-coréen Sun Mu se concentre sur ses utopies perdues quant à la sérénité des paysages enchanteurs de son enfance et l'unification coréenne. Sur sa peinture à l’huile de 2012, We Together, exposée au musée Wende à Culver, en Californie, des enfants des deux Corées courent joyeusement dans un pré à l’herbe violette. Une autre affiche montre un garçon et une fille habillés en cosmonautes en train de partager un cerceau.

Publicité

« Si vous regardez bien, ce gamin vient de Corée du Sud et celui-ci vient de Corée du Nord, explique l’artiste. En tant normal, ces enfants devraient jouer ensemble, mais ils ne le peuvent pas parce que le pays est divisé. »

Une bannière de texte coupe le bas de l'image, comme dans les compositions traditionnelles des affiches de propagande nord-coréennes, et se traduit par « Nous voulons la paix », qui est également le titre du tableau. Les affiches de propagande nord-coréennes partagent le thème de l’unification, mais parlent le langage triomphaliste du nationalisme, tandis que les compositions de Sun Mu sont à la fois apolitiques et personnelles.

On y retrouve un peu du kitsch stalinien : en reprenant les tropes caractéristiques de la « mère patrie », Sun Mu emprunte incidemment aux Russes, les uniformes de cosmonautes faisant référence à l’exploration spatiale soviétique.

1550769095378-Screen-Shot-2019-02-21-at-121123-PM

Les représentations joyeuses et sentimentales de l'unification sont détaillées avec soin et peintes dans des tons expressifs, contrastant fortement avec les bandes rouges et noires brillantes que l'artiste utilise pour capturer l'intensité des enfants nord-coréens et de la culture nord-coréenne de la conformité.

Le salut fasciste des enfants en uniforme dans Scenery (2010) est peut-être la plus troublante de ces images. Au départ, ses sujets semblent identiques ou apparaissent même comme une seule figure reproduite sur une toile. Mais lorsqu’on s’attarde sur les figures, de minuscules variations dans leurs expressions, dans le nœud de leur cravate et dans l’ouverture de leur bouche deviennent suffisamment perceptibles pour évoquer le spectre inquiétant d’une chorégraphie.

Publicité

« Quand j'étais en Corée du Nord, les choses me plaisaient telles qu'elles étaient », confie Sun Mu à propos de son passé d'artiste de propagande pour le régime. « Mais maintenant que je ne suis plus en Corée du Nord, je m'apercois que j'ai utilisé ces enfants que je dessinais à l'époque comme un instrument de propagande. »

« Aujourd'hui, je veux continuer à dessiner des enfants, mais pour promouvoir ma propre propagande », ajoute-t-il. L'artiste définit son travail comme une expression de la liberté et insiste sur le fait que son interprétation est laissée au spectateur. Ainsi, il rejette le principe fondamental de l'institution artistique de la RPDC, qui est d’évaluer l’art en termes de sa capacité à capturer la beauté objective et à transmettre un message idéologique.

1550769160867-Screen-Shot-2019-02-21-at-121229-PM

« Il est profondément convaincu que ses œuvres ont une raison d'être », déclare Koen de Ceuster, spécialiste de l'art en Corée du Nord. « L’art ne doit pas être frivole, ni purement esthétique ; l'art a quelque chose à dire, à ajouter. Mais ce qu’il a à dire, c’est au téléspectateur de le découvrir. »

Son travail a suscité la controverse à la fois parce qu’il est trop critique à l'égard de la Corée du Nord, et parce qu’il ne l’est pas assez, comme le souligne le Washington Post. Les peintures présentées lors de l'exposition du Wende ont été récupérées en Chine, où elles avaient été saisies par les autorités, une scène décrite dans les dernières minutes du documentaire Netflix « I Am Sun Mu », sorti en 2015.

Publicité

La même chose s’est produite en Corée du Sud, où l'artiste s’est installé après avoir déserté la Corée du Nord, pendant les famines des années 1990, en traversant le fleuve Tumen pour se rendre en Chine.

« Avant d’arriver en Corée du Sud, je pensais que c'était un pays sans lien avec l'idéologie, un pays vraiment libre, dit-il. Mais lorsque j'ai présenté ma première exposition sur la Corée du Nord, j'ai failli être arrêté par la police. C'est alors que j'ai réalisé que je ne savais rien de ce pays. »

1550768976691-Screen-Shot-2019-02-21-at-120918-PM

Ce qui rend l’art de Sun Mu si intéressant, c’est qu’il n’est pas dogmatique ; il ne s’agit pas d’une critique monolithique de la Corée du Nord. L'esthétisme de l'état répressif nous confonte à la séduction totalitaire.

« Son travail n’est pas fondamentalement anti-Corée du Nord, il est beaucoup plus nuancé et plus complexe. Il joue avec l’appel des couleurs primaires et des émotions optimistes, explique de Ceuster. Mais à y regarder de plus près, on remarque que quelque chose ne va pas et que sous cette apparence de "bonheur" se cache quelque chose de profondément dérangeant. »

Le travail de Sun Mu a été comparé au pop art, et ses peintures font souvent la satire du culte de la personnalité de la famille Kim en les mettant en contact étroit avec l’iconographie du consumérisme.

1550769033690-Screen-Shot-2019-02-21-at-121020-PM

« Les États-Unis ont leur propre propagande, tout comme la Corée du Sud a sa propre propagande », me dit-il, notant plus tard que Trump a utilisé le transfuge Ji Seong-Ho comme accessoire politique dans son discours sur l’État de l’Union de janvier 2018. « Je veux croire que Trump veut apporter la paix dans la péninsule coréenne, dit-il sans aucun cynisme. Mais je pense surtout qu’il utilise la propagande pour servir son propre intérêt. »

Publicité

Comme Kim Jong-Il l'a un jour proclamé : « L'abstraction dans l'art, c'est la mort. » L'État nord-coréen est profondément attaché à la tradition du réalisme socialiste et aux techniques qui capturent une vision de la beauté objective telle que la conçoit le mouvement ultra nationaliste. Les exemples les plus représentatifs de l’art produit par le régime sont le cinéma et les performances des jeux Arirang.

« Si vous regardez le rôle de l'art dans le monde occidental et sous le communisme, vous verrez qu’en Union soviétique, il n'a jamais été conçu comme quelque chose de purement décoratif, dit Segal. Il a pour but de faire de vous un meilleur être humain, ce qui peut être horrible, mais aussi très inspirant. »

1550768904141-Screen-Shot-2019-02-21-at-120814-PM

Dans le tableau A Letter I Cannot Send (2011), la nostalgie de la naïveté enfantine rencontre la complainte d'une Corée divisée et l’espoir d’unification. Sur l’image, la fille de l'artiste tend une lettre à sa grand-mère, qu’elle ne peut pas contacter à travers la zone démilitarisée.

« Peindre des enfants me rappelle l'époque où je vivais en Corée du Nord, explique Sun Mu. J'attends que mes enfants grandissent pour leur dire que je suis un transfuge. Je ne veux pas qu'ils soient affectés émotionnellement par la situation politique dans le monde. »

VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.